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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 49 Noirs complots

Keep Watching the Skies! nº 49, juillet 2004

Pierre Lagrange : Noirs complots

anthologie multi-genres ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Des complots, des complots de toute sorte, tramés dans l'ombre, rien de ce que nous voyons n'est la vérité. Il faut, de toute urgence, aller débusquer ce qu'on nous cache. Révélations à espérer ? Non, suggère Pierre Lagrange dans sa préface, mais l'espoir d'une approche démocratique de la science, de mettre à la portée de tous la conquête de la vérité — sinon un résultat final. Car le concept de complot s'inscrit à son avis dans une vision rationaliste du monde, la vision religieuse de l'Ancien Régime ne se prêtant pas à la notion.

Peut-être.

Je préfère retenir d'autres motivations : les complots sont à la mode, et leur traitement en fiction est distrayant. On manque de textes bien paranos depuis que les romans d'espionnage ont succombé à la fin de la Guerre Froide ! Et l'anthologie est effectivement intéressante, voire ludique. Quoique ses auteurs, s'ils ont lu Dick, construisent des conspirations guère dickiennes, qui ne visent quasiment jamais la persécution d'un malheureux protagoniste.

Alors, quels sont les complots à la mode ? Roswell (une soucoupe volante se serait écrasée en 1947 au Nouveau-Mexique, et l'armée américaine cache quelque chose depuis) ; plus généralement, la présence cachée des extraterrestres ; le 11 septembre 2001 (quel a été le rôle de la CIA ?), les premiers pas de l'Homme sur la Lune (tout a été tourné en studio…). Quand elles sont suffisamment ambitieuses, ces conspirations tracent une histoire secrète qui redessine la face de notre monde. En filigrane.

On trouve aussi des complots plus originaux, de moins d'envergure, ou relevant de modes déjà dépassées. Olivier Delcroix, par exemple, dans son "Beatles Gate", remet en selle la fameuse rumeur Paul is dead, mais trouve une explication au décès de McCartney qui relève du roman d'espionnage et de la politique-fiction. Imaginatif, érudit, le texte est mené tambour battant au niveau dramatique : une réussite. François Rivière, qui n'est pas un néophyte de l'écriture, donne une relecture délicieusement perverse d'un fait divers inventé, mais qui semble suivre les grandes lignes de l'affaire “Gregory” [1] . Ça se lit d'une traite. Sébastien Lapaque, dans "le Jeu de l'Hombre", éclaire par le point de vue d'un second couteau les complots qui ont entouré le fameux coup d'état du 13 mai 1958 dans la république française. Amateur de références de genre, je ne sais ici s'il faut parler de fiction politique, historique ou d'espionnage ; je suis plutôt déçu du résultat, car la dimension comploteuse ne dépasse guère ce que l'on croit en général savoir des événements de l'époque.

Quelques auteurs se projettent dans le futur. Le complot est alors moins frappant : puisque le monde a changé, disparaît la tension entre réalité apparente et révélation de turpitudes discrètes. "Abattez Karl Marx !", de Jérôme Leroy, décrit l'assassinat précoce du fondateur du communisme par un voyageur temporel à la solde d'un MEDEF du futur. Des surprises, mais peu. "Le Protocole des Mages de Lyon", de Daniel Walther, unit un futur proche à la révélation de l'existence d'une très ancienne société secrète. Dommage que le traitement de la chose, tout en sexe et en violence, n'ait guère excité mon intérêt intellectuel. "Les Vents pires de l'Orient", d'Alain Page, emprunte sa vision du vampirisme à Je suis une légende de Richard Matheson, mais y ajoute une dimension collective et érotique sur fond de futur théocratique. Le résultat est surprenant. Le lien avec les complots, ténus. Diagnostic similaire pour "Plaisir d'offrir" de Nicolas d'Estienne d'Orves, chef-d'œuvre d'humour noir anti-clérical, qui nous raconte la vraie vie d'un Père Noël qui n'a rien de jovial. Ici au moins, on se situe dans le passé et sur le fil du présent, avec une réinterprétation, sinon de notre réalité apparente, mais d'un mythe répandu dans le monde occidental.

Les sept textes restant constituent le cœur de cible de l'ouvrage, et relèvent tous à leur manière de la SF, ou de sa lisière. "Incertain 11 septembre", de Jean-Pierre Andrevon, n'utilise certes ni le futur ni la moindre technologie d'exception. Mais se situe dans la droite ligne des récits d'abus de pouvoir qui fournissent le propos d'une bonne partie de la Science-Fiction de l'auteur. Et, comme on pouvait s'y attendre vu le métier du bonhomme, c'est une réussite, une explication soigneuse de comment et pourquoi l'attentat terroriste le plus célèbre de l'Histoire n'a pas vraiment eu lieu. Portée par un gadget littéraire (récit dans l'ordre chronologique inverse) qui fonctionne malgré son apparente audace. Prudent, Andrevon rappelle en exergue que son texte n'est que fiction ; il existe en effet un négationisme du 11 septembre qui se veut sérieux, émanant des milieux nationalistes français [2] , et l'écrivain a tenu à se distancier de ces théories souvent malsaines — ce que n'avait pas aussi nettement fait un des participants à l'excellente anthologie Détectives de l'impossible.

"Matinée tranquille au café de l'oncle Peppino", de Serge Quadruppani, se situant comme il le fait dans les coulisses du monde des barbouzes, pourrait échapper au genre ; mais le peu qui s'y passe suppose un cadre sortant de l'ordinaire, sinon du rationnel, quelque chose comme le village du Prisonnier. "Vous avez demandé la Lune ?", du journaliste scientifique Michel de Pracontal, repose sur l'exposition détaillée d'une théorie selon laquelle tous les succès du programme Apollo ne sont que mystification. Mais le protagoniste qui expose cette théorie — sous une forme raffinée — se révèle être aussi dangereusement fou qu'intellectuellement brillant. Ce qui ôte quelque crédit à ses thèses !

La Lune, Johan Heliot nous l'offre aussi, sur un plateau qui n'est pas celui d'un studio de Hollywood. Mais relève quand même du cinéma. C'est peut-être le premier récit d'Histoire secrète à mettre en scène à la fois Werner Von Braun et Leni Riefenstahl. Trop gros pour être crédible, mais quel jeu érudit et jubilatoire, truffé de références à tous les complots qui passent par là. Et une première conclusion : pour qu'une théorie de complot accroche vraiment les foules de nos jours, il faut qu'elle repose sur une manipulation des media audiovisuels. On a tellement pris l'habitude qu'ils nous mentent avec ces images qui paraissent toujours tellement vraies, que la vérité même, présentée à la télé, perd de sa crédibilité. Ce n'est pas un hasard, donc, que le cinéma fasse irruption dans la conquête de l'espace par les Nazis ; que l'alunissage de la NASA soit réduit aux images qu'il a générées ; qu'Andrevon se concentre sur les images tournées par les frères Naudet, et par des dizaines de caméras plus anonymes ; que François Rivière s'attaque à l'affaire criminelle qui a sans doute en son temps fait exploser l'audimat ; qu'Olivier Delcroix prenne pour sujet le groupe de rock qui a régné pendant des années — même après sa séparation — sur le village global…

Et ça ne se dément pas quand on arrive au dernier complot, ou ensemble de complots, ceux qui impliquent les extraterrestres. Jean-Claude Dunyach éclaire les coulisses de Hollywood, Martin Winckler celles des séries télé, mais toujours par le biais du point de vue d'ET infiltrés. Si Dunyach est le plus drôle, avec une récapitulation historique brillante, Winckler maîtrise le mieux la tension dramatique, avec une double couche de complots (celui qu'on croit, et le vrai) progressivement révélée au cours du récit. Roland Wagner, lui, se passe d'audio-visuel avec une évocation amusante et touchante à la fois de Jimmy Guieu. Et des Men In Black, cela va sans dire.

L'anthologie est complétée par une entrevue avec Maurice G. Dantec, menée par l'anthologiste lui-même. On sort là du domaine du ludique : trop de complots tue le complot, et la multiplicité des théories utilisées dans l'anthologie interdit toute prise au sérieux de l'ensemble d'entre elles et partant, de n'importe laquelle. Mais Dantec est un croyant (au complot de Roswell), et quand Lagrange suggère dans ses questions que de telles croyances sont surtout partagées par les cranks, les maniaques, l'interviewé se dresse sur ses ergots, accable d'une admirable liste d'épithètes malsonnantes [3] les négationnistes autant des chambres à gaz que du 11 septembre, et réclame l'accès à la vérité, cachée par les vilains scientifiques. Lagrange joue une partition bien plus subtile, voire ambiguë, sur le thème du statut de la vérité, et du fait que la dissimulation — si on l'admet — dissimule sans doute quelque chose d'autre que ce qu'on soupçonne. Les deux trompent un peu leur monde, à leur sens, en laissant croire que les scientifiques — oui, j'avoue, j'en suis un — entreprennent de dissimuler leur savoir aux masses. Il n'y a pas, disait un philosophe grec il y a bien longtemps, de voie royale en mathématiques : l'accès au savoir demande du temps, et une discipline, qui exclut nécessairement les amateurs de la plupart des champs spécialisés de la connaissance scientifique. Le défi est d'arriver à un contrôle citoyen des potentialités de la recherche, à partir d'une connaissance nécessairement limitée. Nous ne résoudrons pas ici ce vaste sujet ; mais retiendrons que la vertu des théories de conspiration ou de complot est d'introduire dans l'esprit de chacun le doute nécessaire, qui doit s'appliquer aux théories de complot plus encore qu'à la vérité acceptée ! En ce sens, c'est la modeste vignette de Roland Wagner qui a le point de vue le plus sain du livre.

Mais revenons à la littérature. Cela fait la troisième anthologie française que je lis en six mois, et dans chacun des trois cas il est évident que l'anthologiste a disposé comme socle de son volume d'un groupe d'auteurs déjà habitués aux mêmes lieux de publication. Patrick Eris, pour Rock stars, a recruté beaucoup de jeunes auteurs de Fantasy publiés dans divers magazines semi-professionnels ; André François Ruaud, pour Passés recomposés, a exploité les potentialités de la Gangue, groupe littéraire et amical de la région lyonnaise ; Pierre Lagrange recrute des auteurs d'horizons très divers (polar, vulgarisation scientifique, Fantastique, SF…), avec quelques noms très connus en dehors du milieu SF (Rivière, Winckler), mais j'ai découvert par ce biais une poignée d'écrivains intéressants tournant autour de la collection "le Grand cabinet noir", qui n'est finalement que le dernier avatar des entreprises littéraires d'Hélène et Pierre-Jean Oswald — honorablement connus de longue date — et sert de débouché à toute une jeune garde qui travaille dans la politique-fiction ou le Fantastique (et, dans plusieurs cas, écrit pour le Figaro littéraire. Curieux. Pourquoi pas ?). Un livre, donc, à découvrir, pour des plaisirs variés, et presque toujours originaux.

Notes

[1]  Je ne vivais pas en France en 1986, et n'ai donc guère suivi ce feuilleton-là, donc je ne peux pas être sûr. On comprend aisément aussi que l'auteur n'ait pas pu utiliser tels quels les détails d'un drame dont la plupart des protagonistes sont encore en vie, et sans doute bardés d'avocats.

[2]  Le livre de Thierry Meyssan est mentionné plusieurs fois au cours de l'anthologie.

[3]  C'est sans doute ce qu'il y a de meilleur dans l'entrevue, et la raison pour laquelle Maurice Dantec est sans doute à la fois un écrivain brillant, et une personne que je n'aimerais pas inviter à dîner à la maison (sans parler même de ses déclarations bien plus scandaleuses de janvier 2004).