Keep Watching the Skies! nº 49, juillet 2004
Greg Bear : En quête d'éternité
(Vitals)
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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Texte chroniqué alors qu'il était encore inédit en français.
Hal et Rob Cousins sont frères jumeaux, ont choisi la même carrière de biologiste, et n'ont cessé de se disputer le même territoire. Adolescents, ils ont échangé des coups de poings pour une petite amie ; adultes, ils poursuivent le Graal de l'immortalité au travers de l'étude des bactéries primitives — ou des organismes qui seraient capables de se passer de la symbiose avec des colonies bactériennes. C'est ainsi que Hal, qui a obtenu l'appui financier d'un milliardaire intéressé par les perspectives d'allongement de la vie humaine, monte une expédition sur un navire océanographique pour recueillir des spécimens des êtres des grands fonds qui vivent au voisinage des sources d'eau surchauffée d'origine tectonique. Ils ont connu une évolution indépendante de celle de la vie terrestre, et ces scènes qui ouvrent le livre valent bien des récits de premier contact avec la vie extraterrestre — non intelligente, certes.
Mais dès que Hal Cousins revient sur le bateau, tout va mal : un membre d'équipage se met à tirer sur les autres, Cousins lui-même est soupçonné sans aucune raison, ses précieux spécimens sont détruits, son frère Rob laisse sur son téléphone portable un message désespéré, peu avant qu'on apprenne qu'il a été assassiné…
Et là, le livre bascule. Hal Cousins, qui nous emmenait dans un univers scientifique fascinant, du même niveau de spéculation ultra-documentée que les Enfants de Darwin — à ceci près que le rôle d'auxiliaire inséparable de l'organisme humain passe des virus aux bactéries, que Bear aime beaucoup moins, dirait-on —, Hal Cousins devient un fugitif, plongé non plus dans les failles océaniques, mais dans un cauchemar éveillé qui va sans cesse passer à un niveau plus élevé : il perd confiance dans la police, dans ses sponsors, en le gouvernement, et même en ses proches. Voire en lui-même. Un groupe mystérieux connu sous le nom de Silk est capable de prendre le contrôle de tout être humain, par une simple contamination bactérienne suivie de la dictée de quelques chiffres hypnotiques. Nul n'est à l'abri.
Pourchassé, victime — parmi d'autres — d'une conspiration ancienne, qui a introduit ses tentacules dans tous les services gouvernementaux, Hal va se retrouver en compagnie d'autres paranoïaques, notamment Rudy Banning, un historien de renom qui a détruit sa carrière en épousant des thèses antisémites. Ou de Ben Bridger, ancien soldat reconverti lui aussi dans l'histoire militaire, qui avait accompagné Rob Cousins dans les dernières semaines de sa vie, et dans son combat contre Silk.
Greg Bear nous donne ici — une nouvelle fois — un livre très différent de ses précédents ; le mode choisi est celui du thriller parano et noir, assorti d'une relecture de l'histoire contemporaine. Si la menace sournoise contre laquelle luttent les frères Cousins est issue du stalinisme, elle est paradoxale : le scientifique qui est à l'origine de la méthode bactérienne de contrôle mental est un Russe qui cherchait avant tout à protéger sa peau contre la folie du stalinisme, et n'avait aucune tendresse pour la personne du dictateur. Avec la chute de son ancien commanditaire, il a su se replier à l'Ouest, et c'est désormais le gouvernement américain qui est la menace la plus terrible pour la liberté de chacun.
Tout sépare En quête d'éternité des Enfants de Darwin, roman finalement optimiste où s'esquisse un chemin possible pour l'évolution de la race humaine tandis qu'En quête d'éternité réécrit le passé, et parodie, réfute ou épouse mainte théorie de conspiration cachée. Il est frappant pourtant de constater combien les deux romans tiennent en piètre estime les gouvernants américains et leurs institutions de maintien de l'ordre, vues comme principale menace contre la liberté qu'ils se sont engagés à défendre. Et cela sans que Bear épouse les idéaux “libertariens” (anarcho-capitalistes) si répandus dans les milieux SF américains. Je ne peux m'empêcher d'y voir une réaction — consciente ? — de l'auteur à l'évolution actuelle de la situation des libertés publiques dans son pays.
On a du mal à croire à tous les détails du complot, on a du mal — comme le protagoniste, en fin d'ouvrage — à reconstituer une image cohérente des événements qui nous bousculent tout au long du livre. Des modus operandi restent obscurs. Mais on a trop peur pour prendre le temps de réfléchir, et finalement, la dualité des récits (Hal Cousins, Ben Bridger) et la fragilité des protagonistes qui sont tous les deux, à un moment ou à un autre, contaminés par les bactéries tueuses de volonté, amènent à remettre en doute in fine tout le contenu du roman, un peu comme cela se passait dans un film comme Usual suspects. Mais quelle efficacité glaçante, comparé au relativement gentil Enfants de Darwin.