Keep Watching the Skies! nº 49, juillet 2004
John Varley : le Système Valentine
(the Golden globe)
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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En un sens, ce roman se situe dans la continuité de l'œuvre de Varley : situé au début de l'ère des Huit Mondes, il fait suite à Gens de la Lune ; sans reprendre précisément dans la foulée du roman précédent (un certain nombre d'années a passé), il visite à nouveau les Heinleiners, et reparle du big glitch, la sorte de dépression nerveuse de l'ordinateur central de Luna qui est au cœur du roman précédent ; surtout, il remet aussi en scène, dans un rôle secondaire mais crucial, le/la protagoniste de Gens de la Lune, Hildy Johnson. Que ce dernier roman en date soit excellent n'aura non plus rien pour surprendre. Retenez pourtant vos bâillements…
Car vu autrement, le Système Valentine marque une étape massive dans l'évolution de Varley comme auteur. Plus amer, plus cultivé, plus construit (au-delà de la virtuosité des images, du langage et des situations, à laquelle il nous avait accoutumés).
Précisons. le Système Valentine est tout entier consacré à un homme exceptionnel, Kenneth “Sparky” Valentine. Entraîné depuis l'enfance par son père, John Valentine, à l'art théâtral, mémorisant les pièces de Shakespeare dès son plus jeune âge, Kenneth devient à l'âge de huit ans “Sparky”, héros d'une série de télévision pour les enfants. Mais surtout son producteur. Et grâce à un déménagement opportun de John, prié d'aller exercer du côté de Neptune ses talents théâtraux, Sparky-Kenneth gardera vingt ans durant le contrôle de sa série — tout en conservant son physique juvénile. Riche et puissant, il n'a cependant jamais vraiment grandi par rapport à son père.
À l'ouverture du roman, nous le retrouvons plusieurs décennies plus tard, vagabond des confins du système solaire, gagnant une maigre subsistance à l'aide des ficelles les plus désespérées de la profession scénique, du théâtre de marionnettes à l'apprentissage ultra-rapide du rôle des stars indisposées — mais essentiellement en mettant à profit les talents d'escroc que lui avait aussi inculqués son père, qui n'avait pas un sou vaillant avant le succès de son fils dans ce medium méprisé qu'est la télévision. Et Sparky commet l'arnaque de trop. Celle qui met à ses trousses la Mafia de Charon, aussi démoniaque et glacée que le satellite de Pluton où elle est née et s'est établie.
C'est au cours de la course-poursuite qui s'engage au travers du système solaire qu'interviennent les flash-backs qui nous font découvrir l'enfance et la carrière médiatisée de “Sparky” Valentine. Le déroulement du roman est donc tout sauf linéaire — et en fait, la partie de l'intrigue qui concerne l'enfance de Kenneth est beaucoup plus fascinante que la course-poursuite, en dépit des feux d'artifice d'imagination que Varley y déploie. Dans la première manière de Varley, idées et images s'empilaient en des romans foisonnants. Si le jaillissement imaginatif est demeuré intact, désormais les informations pertinentes arrivent de façon mesurée. On pense à des livres comme les Dépossédés de Le Guin, ou certains des romans de la Culture d'Iain M. Banks, mais j'ai pensé aussi, et beaucoup, à des films comme Reservoir dogs ou Pulp fiction. Rien d'étonnant à ce que Varley évoque le cinéma. Il avait brillamment commencé dans la trilogie Titan, et il travaille à Hollywood, après tout. Rien d'étonnant donc à ce que le meilleur ami de Sparky s'appelle Elwood P. Dowd, et présente une ressemblance frappante avec James Stewart [1] . Et pour prendre des références plus proches dans le temps, la scène où Sparky retrouve dans une chambre d'hôtel Poly, sa petite amie du moment, torturée aux mains de son ennemi mafieux, me fait immanquablement penser à une scène similaire dans True romance, un film du début des années quatre-vingt-dix que Tarantino n'avait pas réalisé, mais dont il avait écrit le scénario. Sans parler de la fantasmatique pureté dans le désir de vengeance monolithique de la Mafia de Charon, image non tant d'un monde criminel plus rude, que de films qui mettent en scène une violence beaucoup plus impitoyable.
Quant à Luna, la colonie lunaire qui représentent encore la majorité du peuplement humain du système solaire après l'oblitération de la population humaine sur Terre (et en orbite terrestre), il faudrait lui retirer les deux lettres du milieu pour trouver son modèle : LA, Los Angeles, elle aussi construite à partir de rien dans un milieu naturel hostile, et devenue capitale de la distraction, entonnoir du lucre et de la culture. Soyons honnêtes, le Luna de Varley endosse aussi, sans forcer, le rôle de Broadway, qui reste une référence en matière de théâtre aux USA.
Mais Varley tire l'essentiel de ses références explicites d'une source bien plus ancienne, l'œuvre de Shakespeare. Révisée, maltraitée (pièces adaptées en porno, en versions ultracourtes de moins de cinq minutes, en théâtre de marionnettes…) et finalement incontournable. C'est moins étrange que cela ne pourrait vous sembler dans un roman de SF : Shakespeare est une source incontournable de citations et de modèles de phrases dans toute la littérature anglophone. Et son intensité dramatique peut faire envie à plus d'un auteur, dans quelque genre que ce soit.
Alors pourquoi la scène, dans un monde qui est déjà passé par le cinéma et les images virtuelles ? Je dirais que Varley a opté pour la plus efficace des deux solutions qui se présentent à un auteur de SF décidé à centrer son œuvre sur un art, quel qu'il soit. Soit tenter d'inventer un art futur, avec tous les risques d'obscurité ou de ridicule que cela comporte. Soit aller délibérément choisir une forme d'art déjà connue, anachronique, et de préférence quelque peu surannée : on restitue ainsi un écho de la distance entre le présent du lecteur et l'époque supposée de l'action du récit ; et on ne prend pas le risque de tomber dans les pièges de la mode, qui menacent toujours l'appréciation dans l'immédiat des entreprises artistiques.
Ajoutons qu'un artiste avec suffisamment d'ambition pour aspirer à la grandeur, à la renommée universelle, ne saura jamais se satisfaire de ce que produisent ses contemporains, et voudra marquer sa différence. Dans le cas de John Valentine, cette nécessaire inflation de l'ego du créateur dépasse largement la dose nécessaire, et mène à une psychologie proprement monstrueuse. Le petit Kenneth est l'objet des expériences de son père, qui ne tolère aucune désobéissance, et le lecteur découvre avec un dégoût mêlé d'incrédulité les sévices de plus en plus violents que John Valentine fait subir à son fils. Varley reflète son époque. Les premières nouvelles situées dans l'univers des Huit Mondes — dans une époque plus lointaine dans le futur que Gens de la Lune ou le présent roman, soit dit en passant — se débarrassaient allégrement du tabou de l'inceste, par exemple. Une fois qu'on se trouvait entre adultes consentants, et puisque le sexe n'avait plus rien à voir avec la reproduction… le Système Valentine prend en compte ce que la relation parent-enfant peut recéler de complexité, et de douleur. Maturation de notre culture, et de l'auteur. Kenneth Valentine survit à l'épreuve, apprend à battre son père à son propre jeu, et pourtant le Kenneth déjà âgé, et bien blasé, qui narre le livre à la première personne, est un personnage pitoyable par certains côtés. Ses relations avec les autres sont placées sous le signe du profit, et son seul lien affectif réellement fort est avec son chien.
Il faut souligner pour finir la virtuosité verbale dont fait preuve Varley dans ce livre — qui sera difficile à rendre en traduction —, avec de constants changements de style et de ton, des pastiches allant de Shakespeare — bien sûr — au roman de procès, et un humour sans cesse présent, allant à l'occasion jusqu'au jeu de mots, mais reposant surtout sur le mélange d'hyperbole et de litote, et les transitions brutales après des préparations longuement bâties. Il y a des moments où on lit, ivre de plaisir, en oubliant où l'intrigue est censée se diriger — mais l'auteur sait nous le rappeler.
Notes
[1] James Stewart (l'acteur) tenait le rôle principal, celui de l'alcoolique Elwood P. Dowd, dans le célèbre film Harvey (Henry Koster, 1950). Si Elwood est bien réel, son meilleur ami Harvey est un lapin blanc d'un mètre quatre-vingt-dix de haut que personne à part lui ne semble voir… Dans le Système Valentine, c'est Elwood qui devient un ami imaginaire.
››› Voir autre chronique du même livre dans KWS 49.