Keep Watching the Skies! nº 51, septembre 2005
Robert Abernathy : l'Intégrale
(recueil sans équivalent en langue anglaise, composé par Francis Valéry)
nouvelles de Science-Fiction
→ détail bibliographique dans la base de données exliibris
Yama Otoko, l'homme-montagne, le pseudonyme dissimule de plus en plus mal un Francis Valéry en plein retour vers le fandom, ressuscitant A&A et puisant dans ses immenses archives pour notre plaisir à tous.
Robert Abernathy est un de ces auteurs dont on retient au mieux un, voire deux textes — si on a bonne mémoire ! — et qui, hormis cette mince trace mémorielle, sont cantonnés à une zone grise de la mémoire. Respectés, mais inconnus, en partie parce qu'ils ont choisi de ne jamais produire un roman.
L'Intégrale entreprend de remettre à l'heure la mémoire de quelques happy few (tirage en photocopie à vingt-cinq exemplaires !), avec la reproduction de toutes les traductions françaises de textes de l'auteur. Il y en eut douze, pour la plupart (huit) dans Fiction, les quatre autres se répartissant entre Satellite, Galaxie, et Au-delà du ciel.
Auteur cultivé, sachant varier le ton de l'humour au désespoir, Abernathy donne ici un bon échantillon de ce qui faisait le charme de la S.-F. des années cinquante, décalée par rapport à l'âge d'or des années quarante, instaurant le commentaire politique à court terme et la satire de mœurs. Avec le risque de se dater aussi vite par les notations sociales que par les détails technologiques.
Exemple : "l'Axolotl", qui reste pour moi le texte-phare de l'auteur — le seul dont je me souvenais, pour dévoiler l'entière vérité. Un cosmonaute, Jim Linden, s'apprête pour la première fois à voyager en orbite autour de la Terre, sur la fusée atomique nouvellement mise au point (je vous disais bien…). Et une fois quittée l'attraction terrestre, va se rendre compte que la forme humaine que nous connaissons n'est qu'une sorte d'état larvaire, que notre espèce était en fait programmée pour se métamorphoser et prendre une physiologie adaptée à la vie dans l'espace. Il a suffi de quelques années pour démoder autant cette fantaisie biologique que ce mode de transport vers l'espace. Et les dialogues entre Jim et sa fiancée Ruth — qui ne peut accepter le risque qu'il prend — font désormais sourire. Pourtant, la nouvelle reste lisible, et son idée de base suffisamment bizarre pour porter le texte.
Je peine à donner une vision d'ensemble du recueil. Abernathy avait la faculté — devenue rare aujourd'hui — de construire des nouvelles sur des ressorts complètement différents, changeant autant de décor que d'époque, de ton que de longueur et de structure. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'ait pas commis sa part d'aventures spatiales faciles ("le Dévoreur" en fournit un exemple). Seul thème tant soit peu récurrent : le péril nucléaire, préoccupation partagée par tous au plus fort de la Guerre Froide. "Recommencement" est un récit d'après-holocauste sans surprise, mais nourri par le bagage slavisant de son auteur (qui fit carrière comme professeur de linguistique dans diverses universités). "l'An 2000" est une brève humoristique qui postule un retour aux cavernes. "Heure sans gloire" se déroule sur fond d'une nouvelle guerre civile américaine, dont il faut éviter qu'elle tourne à l'affrontement nucléaire.
À bien des coudées au-dessus de ceux-là en termes d'intensité émotionnelle, d'originalité narrative et d'imagination, "À mourir de peur" ("the Righteous plague") postule un monde unifié sous la botte d'une dictature de type stalinien, dans lequel une arme biologique s'est retournée contre ses créateurs. Texte à redécouvrir d'urgence.
Mais Abernathy a aussi été, sinon un précurseur, du moins un digne contemporain de Philip K. Dick avec des textes comme "les Pêcheurs" ("the Fishers", 1954), qui annonce l'Œil dans le ciel et ses univers oniriques individuels1, ou "les Révoltés" ("One of them?", 1956), qui se déroule dans une fabrique d'androïdes que deux d'entre eux, écœurés par leur condition d'esclaves des humains, doivent décider de saboter ou pas.
Et il a fait aussi bien que Sheckley avec "un Cinéma fabuleux" (l'humanité testée par des extraterrestres) ou "le Professeur et son phantasme", texte débordant d'humour qui avance à cent à l'heure et défie la description.
Au total, peu de scories, et un grand plaisir un peu nostalgique. L'objet que Yama Okoto nous propose pour support de ce plaisir est lui aussi étonnamment désuet en nos jours de mise en ligne et de documents électroniques. Réalisé en photocopies (d'un seul côté du papier ! les cent quatre-vingt-cinq pages numérotées correspondent donc à autant de feuilles), d'une agréable taille, avec deux illustrations couleurs, il est « façonné et relié à la main » et surtout, s'accompagne d'une bibliographie et d'articles de présentation par Francis Valéry qui, c'est peu commun, avouent crûment les faiblesses du livre : les textes qu'Abernathy devait tenir pour ses meilleurs sont plutôt parus dans Astounding, et ne sont donc pas parus en français (au total, Abernathy a signé trente-huit nouvelles et récits) ; pis, des nouvelles comme "One of them?" ont été saccagées à la traduction. Bref, le filtre éditorial justement dénoncé par Francis Valéry n'est pas levé par ce livre. Mais on comprend bien que l'entreprise consistant à publier une vraie intégrale de l'auteur — surtout en traduction française — aurait représenté pour Yama Okoto une entreprise d'une insurmontable ampleur. Avec ce livre tel qu'il est, il nous donne déjà l'envie de relire Abernathy, et les clés pour le faire. Et c'est déjà énorme.
Notes
- Dommage que, là encore, le texte soit devenu obsolète tant sur le plan astronomique (l'interprétation de la ceinture d'astéroïdes comme une planète explosée) que social (les préoccupations économiques des personnages qui se disputent une entreprise familiale), ou sentimental (le fringant — et gigolo — pilote de l'espace ne supportant plus son mariage avec l'héritière névrosée)…↑