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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 54 Moissons futures

Keep Watching the Skies! nº 54, juillet 2006

Daniel Conrad : Moissons futures

anthologie de Science-Fiction

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chronique par Pascal J. Thomas

Futur de l'alimentation, futur de l'agriculture : évoquer la vie quotidienne à l'horizon 2050, tel était la tâche précise, et finalement fort politique, assignée aux auteurs de cette anthologie. Avec au sommaire, entre autres, Jean-Pierre Andrevon, Jean Le Clerc de La Herverie, Francis Valéry, Jean-Pierre Hubert et… Bernard Blanc ! Et c'est sans surprise qu'on découvre un livre qui souffre des mêmes défauts que les anthologies que le rédacteur en chef d'Alerte ! nous servait à la fin des années 70 : trop formatés, les textes se succèdent, égrenant les variations sur la même thématique, avec beaucoup plus de bonnes intentions que de valeur comme littérature, ou comme distraction. Dans le rôle du Grand Satan, les CRS1 ont cédé le pas aux OGM.

L'anthologie, nous apprend-on, a aussi donné lieu à un concours de nouvelles sur le thème imposé. Las, le gagnant, ici publié, allie à une trame archi-classique (la prise de conscience subite d'un serviteur du système répressif le retourne entièrement et fait de lui le fer de lance d'une audacieuse action révolutionnaire) une imagination pseudo-scientifique qui confine au délire, touillant vigoureusement dans une même marmite tous les progrès scientifiques à la mode du moment — et suggérant ainsi que l'écrivain n'en comprend vraiment aucun. Question vraisemblance, ce n'est pas ça le pire : ce serait plutôt que l'auteur fait de l'oligarchie qui gouverne secrètement le monde — ben tiens… — un quarteron d'aspirants-savants fous, prêts à mettre toutes leurs billes dans la mise au point d'un gadget aux frontières de la science connue. Alors que plus le temps passe, plus les imbéciles qui nous gouvernent — dont la déliquescence morale n'est pas à mettre en doute — font montre de leur incapacité à comprendre quoi que ce soit aux mécanismes et à la nature même de la découverte scientifique et de l'innovation. Je sens bouillir mon sang de chercheur. Passons.

Tout cela ne serait rien si le texte était écrit avec un minimum de compétence dans la mise en place d'une histoire. Hélas. Festival de clichés et de dialogues réduits au largage de pavés d'exposition. Et là, le lecteur fatigué finira par en tenir rigueur à l'anthologiste, qui aurait dû essayer d'aider l'auteur novice à gommer les imperfections les plus évidentes de son texte. Et qui, embarrassé sans doute, lui réserve une place à part dans le volume qui ne fait qu'attirer l'attention dessus.

Il serait aussi fastidieux que peu gracieux d'énumérer les auteurs qui au cours de ces pages m'ont décroché la mâchoire. Mais nuançons. Même si tous les auteurs ne le font pas. Il y a encore des échappées d'individualité dans le recueil.

Bernard Blanc lui-même, fine mouche, se consacre à l'auto-parodie, ou plutôt à une parodie des caricatures qui avaient pu être faites à l'époque du style “Nouvelle S.-F. politique française” dont il avait si magistralement orchestré la présence médiatique. Moi qui adore les calembours douteux, je suis servi — mais évidemment on ne peut pas dire que "Huguette sent la chatte" restera dans les mémoires.

Jean-Pierre Andrevon creuse sa veine apocalyptique en franchissant un pas supplémentaire : on s'était accoutumé à le voir brosser un monde débarrassé des hommes et rendu aux animaux ; ici, le règne animal a cédé le pas au règne végétal. Aux dépens, hélas, du contenu dramatique du texte, qui se résume à une description de rages végétales. Ugo Bellagamba, piqué au jeu de la restructuration narrative, surprend d'abord, échoue in fine, comme d'autres, sur l'écueil du manque d'originalité de son propos.

Quelques auteurs essaient de tirer leur épingle du jeu en adoptant la forme de l'enquête policière. Ça marche plus ou moins bien. Laurent Genefort assure, parce qu'il ne peut pas s'empêcher de raconter une histoire comme il faut. Jean-Claude Dunyach, sur le mode voisin de l'espionnage scientifique, réussit avec "Aime ton ennemi" à me surprendre au moins un peu, parce qu'il tranche sur le conformisme ambiant. Ce n'est pas au niveau de ses meilleures œuvres, mais ça soulage quand même sacrément.

Il y a aussi des auteurs qui ne racontent pas grand-chose, mais qui le font plutôt bien. Dès le début du texte de Francis Valéry, "un Temps pour tout", on sent que celui qui écrit passe nettement plus de temps dans son jardin que ses collègues d'antho. Le problème, c'est que sa nouvelle est une tranche de vie, sans événement marquant (du point de vue sociétal qui est celui de la S.-F., en tout cas). L'auteur lui-même, dans A&A nº 154, a souligné tous les liens de ce texte avec le reste de son univers littéraire. Dans le cadre nécessairement restreint d'une nouvelle, et si on n'a pas tout cet univers en tête, l'effet n'est pas forcément heureux. Jean-Pierre Hubert et Serge Ramez, dans "Nous avons tant rajeuni", font passer un message qui est encore un peu “aime ton ennemi”. Avec là encore un récit qui met en jeu peu d'événements majeurs, mais est agréable pour son atmosphère d'apéros amicaux. Les jardins ouvriers de l'Ill sont à Hubert ce que L'Estaque est à Robert Guédiguian…

Tout en restant dans le droit fil du thème, un texte est sauvé par l'onomastique : "les Jardins d'A.D.N.", de Claude Ecken. Si on m'avait dit que j'arriverais encore à lire une nouvelle de S.-F. dont les personnages principaux sont Adam et Ève, et sans que ça m'ennuie, je n'y aurais pas cru, mais Ecken l'a fait. Tout en finesse et en humour sous-entendu.

Reste que cela fait assez peu à sauver du naufrage. Avec un livre qui aurait dû être si bien parti. Daniel Conrad va devoir chercher un travail chez Lucifer, service de la voirie ! Faut-il vraiment que la S.-F. s'échine à affirmer son utilité prédictive ? J'avais déjà été échaudé par le manuel scolaire Sociales fictions, où Gérard Klein mettait la S.-F. des années 50 au service de l'analyse sociologique (destinée aux élèves de l'enseignement secondaire). Mais si dans ce livre les commentaires étaient parfois pesants, les textes au moins ne manquaient pas de mordant. Ils dataient d'une autre époque, des années 1950 pour la plupart. Parfois je me demande — avec des frissons de terreur — si la S.-F. d'aujourd'hui n'essaie pas de compenser sa réelle perte de popularité et de commercialité (au profit de la Fantasy) par une recherche effrénée de respectabilité. Comme le jazz a pu être positionné face au rock lors de l'émergence de ce dernier. Ou comme le rock en voie de MJCfication face au rap !

Alors, faut-il interdire à la S.-F. de dire quelque chose sur le monde ? Impossible, car l'art dira toujours quelque chose sur le monde. Mais de préférence, pas où on l'attend. Si on veut faire un livre comme celui-ci, autant le bâtir autour d'un récit ou deux déjà publiés, dont on sait qu'ils sont bons, qui ont jailli de l'inspiration des auteurs et pas d'un appel à textes. Mieux vaut ne pas fixer d'objectifs à l'art. Et par conséquent ne pas fixer d'objectif à la S.-F. Elle y perd ses ailes.

Notes

  1. Armés de bidules et de boucliers résolument made in France, ils passeraient désormais aux yeux de nos amis tout aussi “républicains” qu'eux et nostalgiques, disons, du CERES, pour un rempart de l'exception française contre la mondialisation. Non ?