Keep Watching the Skies! nº 56, janvier 2007
Vernor Vinge : Rainbows End
(Rainbows End)
roman de Science-Fiction
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Vernor Vinge nous a donné quelques space operas qui, mine de rien, reflètent des évolutions très contemporaines (complexité exponentielle de l'information, embouteillages galactiques, totalitarisme d'entreprise — à l'inverse du tropisme impérial, variante romaine, victorienne, ou austro-hongroise, de bien des épopées de l'espace). Aujourd'hui il plonge sans fard dans le vif du sujet (“sa” Californie (San Diego), dans un futur non précisé, mais qui ne peut guère être à plus de trente ans d'aujourd'hui). Et pourtant méconnaissable.
Imaginez que d'ici trente ans, ou moins, la réalité se soit, pour le citoyen moyen, entièrement fondue dans le Réseau — pas par choix d'une existence purement virtuelle, mais par l'existence d'interfaces portées sur le corps qui irriguent chacun d'un flot direct d'informations, qui viennent enrichir et recouvrir la vision naturelle du réel. Plus encore, les personnes que l'on rencontre ne sont pas forcément physiquement présentes ; elles peuvent se contenter de déléguer un “point de vue” et un avatar télé-contrôlé. Guerres et manifestations politiques ne nécessitent plus que l'on se déplace en personne. Espionnage et sabotage sont devenus affaire d'intrusion informatique, d'ingénierie biologique à l'occasion.
En dépit de sa débauche de merveilles technologiques, le futur vingien ne nous accrocherait pas sans l'invention de personnages marquants et de scènes-choc. Celle qui restera sans doute dans toutes les mémoires est la description de la digitalisation des livres de la bibliothèque de l'Université de Californie à San Diego — via l'emploi de déchiqueteurs géants. Vinge parvient à expliquer pourquoi on pourrait avoir une raison de procéder ainsi, tour de force de rationalisation S.-F. d'une image effrayante. Car le regard de Vinge sur le monde merveilleux du futur proche est teinté d'une bonne dose d'ambiguïté.
Sans doute parce que nous le voyons, en bonne partie, par les yeux de Robert Gu, protagoniste tout droit arrivé de notre époque, qui se débat dans l'inconnu — et nous permet de prendre pied avec lui. Ni hibernation ni voyage dans le temps pour expliquer son décalage temporel : il a suffi de quelques années de maladie d'Alzheimer, dont les miracles de la médecine moderne permettent, enfin, de triompher — le retour d'Alzheimer de Robert Gu étant une autre des grandes scènes-choc du livre. Et une preuve de plus de l'attention portée par Vinge aux préoccupations du moment ; plus le temps passe, plus il y a de gens qui comptent parmi leurs proches un patient d'Alzheimer ou d'une autre maladie neurodégénérative.
Curieux personnage que ce Robert Gu. Universitaire, poète célébré par tous dans sa première vie, il s'est aussi distingué par une méchanceté venimeuse à l'égard de tous ceux qui l'entouraient. Revenu des morts, rétabli dans sa santé physique et mentale, il constate à la fois la perte de son talent et une évolution de son caractère… Sans qu'on appuie jamais sur ce troc implicite, Gu est un Faust à l'envers. Il y gagne une intensité tragique qui n'est pas sans rappeler des Fleurs pour Algernon, de Daniel Keyes.
Mais, me direz-vous, paysage et personnages mis à part, ce roman s'offre quand même bien le luxe d'une intrigue ? Oui, sans nul doute. Nous sommes en S.-F., quand même ! Un mystérieux comploteur a mis au point un You Gotta Believe Me, une technique permettant de s'assurer l'obéissance complète et immédiate de ses victimes. Les responsables des services secrets du Japon et de l'alliance Indo-Européenne se mettent en devoir de retrouver le coupable, qui a détourné à son profit une partie des laboratoires géants de biotechnologie qui sont établis à San Diego. Là où vit, justement, la famille de Robert Gu. Une galerie de personnages naïfs ou retors vont se croiser au cours des événements manigancés par les espions européens ou leur adversaire infiltré parmi les Américains.
Parmi ceux qui jouent un rôle important, on relèvera Miri Gu, petite-fille de Robert, et Juan, lycéen médiocre et camarade de classe du même Robert. Car les vieux se recyclent désormais sur les mêmes bancs que les jeunes apprennent. Un peu tiré par les cheveux du point de vue de la vraisemblance psychologique. On pourra penser que Vinge succombe à son tropisme habituel pour les personnages adolescents. Il ne retombe pas ici dans le côté “Club des Cinq” qui pouvait être agaçant dans un Feu sur l'abîme, mais le retour de Robert Gu dans des classes de lycée a une résonance plus profonde. Comme signal manifeste de sa déchéance, que la guérison physique n'a pas effacée : ringardisé par l'évolution de l'époque, il sait qu'il n'arrivera jamais à reprendre pied avec autant d'aisance que la jeune génération — et là encore, cela correspond au vécu quotidien de bien des gens face à la masse des jeunes capables d'utiliser des outils informatiques qui sont totalement hors de portée de gens comme votre serviteur. J'en viendrais même à conjecturer que l'image, au-delà du calcul conscient, tire sa force d'un archétype onirique. On sait que les gens qui ont dans leur jeunesse poursuivi avec succès leurs études et réussi leurs examens rêvent souvent qu'ils sont de retour à l'école, et doivent faire face à un examen insurmontable — libérant ainsi pendant leur sommeil une tension jamais éprouvée jusqu'au bout dans la vie réelle. Avec ses respectables professeurs réduits à la condition lycéenne, Vinge suit une trajectoire parallèle à ces sursauts de l'inconscient.
Il est toujours difficile de faire justice à tous les petits détails d'orfèvrerie imaginative qui composent un roman de Vinge1, et nous font pardonner les occasionnelles longueurs, ou maladresses de style. Il y a aussi, cette fois-ci, des allusions culturelles plus ou moins humoristiques (comme ce statut de gourou accordé à Terry Pratchett, dont une cohorte de fans essaient d'imposer l'esthétique dans le monde tout entier par le biais de visuels colportés par le réseau mondial). Ou, plus discrètement, les coups de chapeau à Lewis Carroll — ou au Jefferson Airplane2 ? — avec ce titre de chapitre, "On ne peut plus rien demander à Alice" et le personnage du Lapin.
Personnage sur lequel, d'ailleurs, on aimerait en savoir plus ; Vinge n'a pas forcément soigné son intrigue, et on a l'impression qu'il faudra lire la suite qu'il doit être en train d'écrire, à tous les coups… Et pourtant, ce livre (le premier qu'il publie depuis qu'il a pris sa retraite du département d'informatique de la San Diego State University) représente, à mon sens, une évolution qualitative de son œuvre. Moins de S.-F. ébouriffante, mais plus de personnages et de relations humaines. Étonnant Vinge, quand même, qui a commencé une carrière scientifique en mathématiques (arrêtée au bout de deux articles sur les applications conformes) tout en écrivant des livres de S.-F. sans grande ambition (Grimm's world en 1969, les Traquenards de Giri en 1976), puis a réussi à se reconvertir dans l'informatique, à sortir de l'ombre médiatique de son ex-femme, Joan D. Vinge, et à s'affirmer, presque trente ans après son premier roman, comme un auteur hautement apprécié (deux prix Hugo) malgré une production parcimonieuse. Nous pourrions bien nous trouver à un autre tournant de sa carrière, et de toute façon ce livre est à ne pas manquer.