Keep Watching the Skies! nº 58, novembre 2007
Jacques Attali : une Brève histoire de l'avenir
prospective
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Même s'il commence par une synthèse de l'histoire de l'Humanité depuis avant l'homo sapiens jusqu'à nos jours, recyclée d'écrits antérieurs eux-mêmes recyclés de saines lectures, et s'il finit par un diagnostic sur la France d'inspiration pré-électorale, ce livre est tout de même bien pour l'essentiel consacré aux grands traits du siècle commençant. De façon non romanesque, mais fort proche de la S.-F., y compris en ce que, comme le remarquait Gérard Klein, les horizons chronologiques humainement atteignables par l'auteur sont catastrophiques, et l'utopie promise est renvoyée à un futur invérifiable, en un mélange de pessimisme pour soi et sa génération, et d'optimisme pour l'Humanité – il ne s'agit d'ailleurs pas seulement de placer le meilleur au-delà de l'humainement vérifiable en annonçant par ailleurs que l'on décrit le pire pour qu'il n'advienne pas, et d'échapper ainsi à la censure de la vérification par les faits, car ce livre est comme la plupart des autres un produit périssable, à la longévité inférieure à ses pronostics, et de plus les vaticinations fracassées par le choc du réel n'ont jamais empêché leurs auteurs de continuer à être curieusement pris au sérieux : qui donc a eu le mauvais goût de reprocher à Minc ou à feu Revel d'avoir annoncé la finlandisation ou la soviétisation de l'Europe occidentale un an avant 1989, la chute du mur et l'effondrement du bloc de l'Est ? Au-delà de toute tactique, il y a bien des mécanismes sociaux ou des invariants psychologiques pour expliquer l'organisation presque systématique de nos peurs (pour notre vivant) et de nos espérances (pour la suite).
On notera par ailleurs que la mise en récit se fait ici en jouant de façon assez habile sur les continuités et les ruptures, pour ne donner l'impression de se contenter de prolonger purement et simplement les tendances existantes. Le caractère instable des états et des frontières, en particulier, est souligné, avec des possibilités d'éclatement pour la Chine comme pour la Belgique, en passant par le Nigeria : il suffit de penser aux redécoupages de frontières du xxe siècle, entre les deux guerres mondiales, les décolonisations et indépendances (y compris de colonies d'ex-colonies, de l'Érythrée à Timor-Ouest) et l'effondrement du bloc de l'Est déjà évoqué avec ses conséquences indirectes comme la séparation de la Slovaquie et de la République Tchèque… la pérennité des frontières relève manifestement du vœu pieux, ou de la pétition de principe intéressée. Bien au-delà de ces bouleversements possibles ou probables, Attali part du principe que l'histoire de l'Humanité a vu et verra un développement systématique de trois tendances supposées permanentes — même si elles ont pu passer parfois à la trappe durant quelques siècles, du côté du haut Moyen Âge occidental par exemple, mais c'est visiblement une autre histoire, et le monde ne se réduit pas à cette région-là quoi que nous en pensions… —, l'individualisation, soit la montée de la liberté individuelle, la marchandisation, soit la division du travail diminuant la part d'autoproduction, et l'urbanisation. Plus clandestinement, il invite l'histoire pour en projeter les schémas dans l'avenir, quitte d'ailleurs à trop simplifier pour continuer d'adhérer à la réalité, comme lorsqu'il écrit que la bombe atomique a décidé du sort de la seconde guerre mondiale, ce qui est manifestement faux même si elle a de toute évidence énormément pesé dans l'épisode suivant, la guerre froide, et si la fin de la guerre du Pacifique sans elle, avec une conquête du Japon maison par maison, aurait eu un coût humain et des conséquences assez incalculables. Par ailleurs, et c'est plus important que quelques ratiocinations, Attali voit se succéder depuis l'émergence d'un ordre marchand, vers 1200, des “cœurs” du monde, villes motrices, dans l'ordre Bruges, Venise, Anvers, Gênes, Amsterdam, Londres, Boston, New York et Los Angeles : peinant assez naturellement à repérer la prochaine devant quantité de candidates n'ayant que partiellement les caractéristiques nécessaires — aurait-on jamais pu deviner pour chacune qui allait lui succéder ? — et s'appuyant sur la tendance à la dématérialisation et à la déterritorialisation, il pronostique une crise de cette succession, avec peut-être une toute dernière étape en Californie du sud, ceci sur fond de crise du leadership américain, de montée de puissances actuellement émergentes — ou bien émergées, comme la Corée du Sud, fort souvent étrangement sous-estimée, voire méprisée, sous nos climats.
En y ajoutant la déconnexion entre les entreprises et les nations, il aboutit à ce qu'il baptise l'hyperempire, avec privatisations généralisées, domination des agences de notation et des assurances, de ce que l'on pourrait appeler les “grandes compagnies” ou le “nouveau féodalisme”, affaiblissement des systèmes de redistribution et augmentation des distances sociales, etc. C'est la première vague de son histoire du futur, débouchant sur une marchandisation individualiste radicale, qu'il associe à une réification du corps humain entre prothèses et clonages, et dont il n'est pas certain que l'Humanité se remette. Il la voit déboucher sur une série de conflits, lesquels correspondent cependant trop à un grossissement de la situation actuelle pour que leur lien avec l'étape précédente soit éclatant : de façon générale d'ailleurs, si les trois vagues esquissées sont supposées successives, on voit bien que leurs racines actuelles les rendent en réalité relativement synchrones, même si l'on peut supposer que leurs apogées seraient effectivement décalés – peut-être pas d'ailleurs dans l'ordre annoncé.
En l'occurrence, les conflits sont aggravés par le développement d'une piraterie organisée qui n'a jamais cessé d'exister, et que l'effondrement des États ne peut qu'encourager : après tout, il s'agit d'une forme d'entreprise comme une autre. Pour des raisons de symétrie, Attali invoque un hyperconflit qui serait lié à la conjonction de toutes les guerres potentielles, guerres de la rareté (pour le pétrole ou pour l'eau), guerres de frontières assez traditionnelles, guerre pour l'influence et le prestige, guerres entre “pirates” et sédentaires — l'affection pour le mot "nomade" lié à la dématérialisation et à la communication interdit son usage ici, mais c'est bien une structure immémoriale qui se trouve redupliquée —, guerres aussi entre entreprises avec l'idée de guerres pétrolières lancées et financées par des compagnies rivales — ou calculées pour aggraver une rareté objective ? —, et guerres territoriales liées aux modifications climatiques redistribuant les cartes et ouvrant de nouveaux territoires en même temps qu'ils en rendent invivables ou en appauvrissent d'autres…
Il y a là, manifestement, plus de mal à imaginer. Parce que les conséquences de cet hyperconflit ne peuvent qu'être radicalement catastrophiques. Et parce que cela heurte un optimisme de fond, qui se traduit par exemple par la conviction affichée que nul n'utilisera jamais le feu nucléaire de façon offensive, ce qui est oublier que dans bien des guerres, celle de 1914 en étant un remarquable exemple, tout le monde se pense comme l'agressé — au moins potentiel — et pense l'adversaire comme l'agresseur… Reste la troisième phase, qualifiée d'hyperdémocratie, restructuration de l'hyperempire sur une base vivable, à partir en fait de la montée des structures de services non-marchands dont les ONG sont un prototype, pour un gouvernement ou une gouvernance mondiale sur une double base de représentation des États ou de ce qui peut en rester (pas besoin de chercher loin, c'est l'ONU) mais aussi des peuples (représentants proportionnels à la population et élus librement par elle), avec participation des structures transnationales non marchandes ou marchandes mais résolues à jouer le jeu. C'est nébuleux, cela prétend supposer une mutation anthropologique vers l'altruisme (les transhumains) encore plus nébuleuse, mais ce n'est certes pas pire que les gouvernements planétaires que la S.-F. de l'âge d'or affectionnait sans d'ailleurs prétendre que le chemin y menant serait semé de roses.
De façon générale, on reconnaîtra des thèmes chers à la S.-F. dans les schématisations d'Attali, et il n'est pas impossible que des lectures autres que théoriques aient contribué à nourrir son histoire du futur — après tout c'est un genre qu'il connaît et pratique ou a pratiqué, et il offre par ailleurs en début de volume cinq points de départ d'uchronies, assez évidents certes, mais intéressants. Sans doute d'ailleurs faudrait-il réfléchir au fonctionnement de la S.-F. par rapport à la prospective, à sa captation de l'air du temps, à ses possibilités de mises en récit d'hypothèses variées, à la sélection qui fait que certaines de ces hypothèses sont porteuses et que d'autres ne le sont pas, aux illusions rétrospectives qui font sélectionner ce qui a précédé des débats tout d'un coup réputés sérieux mais aussi aux moyens de tri sur le moment même de la production/consommation. En sens inverse, on pourra aussi réfléchir aux possibilités de recyclage et de développement (biaisé, subverti, inversé ou non) de ce type de prospective dans une optique romanesque.