Keep Watching the Skies! nº 59, janvier 2008
Nicolas Abry ; Valérie Huss : Êtres fantastiques : de l'imaginaire alpin à l'imaginaire humain
rédactionnel
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Ce mince volume, ou cette épaisse plaquette, accompagnait une exposition du musée qui l'édite. Elle offre, parce que c'est l'usage, mais avec un contenu qui n'est pas négligeable, une préface du président du conseil général, André Vallini, sur le patrimoine immatériel et l'unité de l'Humanité, puis un avant-propos du directeur du musée, Jean-Claude Duclos, sur ces mêmes thèmes, leur importance pour l'ethnologie, les difficultés de la mise en exposition de l'imaginaire, l'importance des relevés de contes accumulés par l'un de ses prédécesseurs, Charles Joisten, jusqu'à sa mort prématurée il y a un quart de siècle, le lien entre les imaginaires passés et présents.
Suivent pas moins de dix-huit contributions, fort bien illustrées à l'exception de deux, et pour lesquelles les auteurs auront sans doute été fermement invités à la densité, ou tout au moins à la brièveté. Les préfaces obligées se poursuivent encore sur quelques pages, avec un retour sur le patrimoine immatériel — mais aussi une distinction tout à fait bienvenue entre récit de fiction distractif et récit de croyance (mythe, légende ou expérience) — et un portrait de Ch. Joisten par son épouse.
Ce qui suit et nous intéressera davantage ici concerne d'abord les fées, réputées appauvries par le passage de l'oral à l'écrit, héritières des Parques penchées sur les berceaux dans la tradition écrite ou infléchissant le destin dans la tradition orale, se métamorphosant en animal, séduisant les hommes dans les romans médiévaux ou vivant avec l'un d'eux moyennant un interdit dans les récits transmis de bouche à oreille, êtres “mitoyens” tout à la fois fascinés et effrayés par l'Humanité et dont l'on relate la disparition et non l'origine, plus riches en tout cas que leur version écrite longtemps monodimensionnelle — plus loin, est donné l'exemple des fées des Dolomites, belles ou laides, assignatrices aux tâches ménagères féminines par l'exemple ou la menace, liées à la météorologie et aux récoltes, frayant avec des hommes généralement marginaux, et cristallisant les difficultés de la communication avec l'autre, l'autre-monde ou l'au-delà.
Suivent les différents êtres fantastiques, hommes sauvages, dieu Sylvain, fées ou nains, auxquels les traditions alpine et italienne attribuent l'origine du fromage et autres produits laitiers, ou d'autres activités plus ou moins agropastorales et qui attestent d'une continuité du vocabulaire remontant au mésolithique ou au néolithique, en tout cas bien avant la fondation de Rome et l'expansion du latin… Les hommes sauvages sont également étudiés, comme personnages rituels des carnavals suisses, marqueurs toponymiques, images d'une altérité totale ou médiateurs avec la nature, mêlés à la Renaissance aux “sauvages” des Amériques, puis brinquebalés au gré de modes historiques, mais aussi des Pyrénées à la Pologne, héritiers de Prométhée, des cyclopes, de Sylvanus, lié à la fabrication du fromage, parfois à l'administration de la justice, souvent à la bonne nature opposée à la corruption de l'homme, etc. S'y ajoutent des êtres non humains, esprits ou animaux, dotés d'un œil unique (ou d'une corne unique, d'ailleurs), mais surtout des cyclopes humanoïdes, fées ou croque-mitaines, d'ailleurs assimilés à l'étranger, au Sarrasin, à l'hérétique (vaudois, protestant, janséniste), au soldat russe poursuivant en 1814 les armées de Napoléon…
Autre ensemble traité, les dragons, ou serpents volants, sans doute inspirés par le spectacle de comètes et d'étoiles filantes, porteurs sur la tête ou dans la bouche d'un joyau ou d'un collier excitant de vaines et dangereuses convoitises. Confinés dans l'antiquité aux marges indienne ou africaine du monde, puis à toutes les limites, même intérieures, du monde connu, ils sont, liés aux crues mais surtout à la conquête des montagnes par les hommes, se partageant entre la tradition cultivée du reptile volant et celle populaire mariant le saurien au félidé — appuyée, par exemple dans les Carpates, sur la découverte de squelettes, en réalité des fossiles d'ours des cavernes identifiés comme tels seulement à la fin du xviiie siècle. Dans l'imaginaire religieux du Moyen-Âge, et même si bien des dragons de procession, réputés remonter à cette époque, sont des inventions érudites du xixe siècle il est lié au serpent de la Genèse et surtout au monde non ordonné, non humanisé, où le saint évangélisateur qui l'a combattu est supposé avoir fondé une église, centre d'une future ville… On le retrouve analysé à partir d'une kermesse de Bruegel, correspondant au siècle où son effigie échappe aux liturgies épiscopales officielles mettant en scène la soumission du paganisme, pour passer à des associations laïques qui le montrent plus vif, plus combatif, le rite devenant divertissement théâtral, et aussi à partir d'un authentique crocodile empaillé du xive siècle, suspendu dans une église proche de Mantoue, et support de légende édifiante.
Enfin, il est question de la paralysie du sommeil et de ses conséquences dans l'imaginaire, avec la chauchevieille de l'aire franco-provençale1, dont on retrouve les équivalents des Guyanes à la Nouvelle-Guinée en passant par le Gabon ou le Japon, et qui correspond exactement à l'étymologie et au sens premier de cauchemar, une conjonction assez rare, durant de trente secondes à trois minutes, entre la paralysie du sommeil paradoxal et un réveil donnant conscience du monde extérieur mais avec des éléments de rêve se traduisant en hallucinations : de ce phénomène naissent des interprétations à base de sorcier transformé en animal, de revenant, de prédateur sexuel (incube/succube, et extraterrestre dans le folklore récent), parfois une sensation de dédoublement et d'expérience extracorporelle, assez souvent une qualification de celui qui le subit comme intermédiaire avec l'autre monde, des chamans à Elliphaz dans le livre de Job, d'où l'idée d'une base empirique commune aux croyances de toute l'Humanité, l'être nocturne oppressant étant effectivement omniprésent. Il renvoie par ailleurs à la “vieille”, croque-mitaine dont on menace les enfants, ou dispensatrice de cadeaux et de punitions à Noël, ou menace pour qui reste chez soi pendant la messe de minuit, ou brûlée à carnaval, ou compagne du père Fouettard dans une parade genevoise organisée pour la première fois dans le dernier quart du xxe siècle… On revient à la physiologie avec un entretien avec Jean Decety sur le cerveau imaginant, croisant neurosciences et mythologie comparée, avant un récit pour le moins étonnant de contact avec un lutin, un discours sur les esprits de la nature, commenté ensuite, bien plus long que les récits des traditions anciennes, mais convergeant spectaculairement avec elles.
Voilà au bout du compte un ensemble parfois disparate, certes incomplet, avec malheureusement quelques répétitions que n'auraient pas dû autoriser sa brièveté, mais qui fait défiler un grand nombre de variantes pour quelques figures centrales de l'imaginaire… De quoi sans doute intéresser les amateurs de Fantasy et ceux qui souhaitent les passer à la moulinette de la raison, mais aussi, peut-être, de quoi proposer une prise en compte, justement, de la dite Fantasy, quand par exemple l'opposition entre fées “littéraires” et fées de l'“oralité” semble se limiter, pour les premières, à un corpus ancien, et fort limité… Mais il ne faut pas oublier que d'une part le point de départ est celui de l'ethnographe, avec déjà une ouverture remarquable vers d'autres disciplines, et que d'autre part qu'il s'agit d'un chantier ouvert, ou rouvert, et auquel des amateurs pourraient fort bien contribuer, tout en y trouvant de quoi satisfaire leur curiosité ou alimenter leur imagination.
Notes
- Ou à la cachavièlha ou chauchavièlha de l'occitan (de multiples variantes existent). — NdlR.↑