Pere Morey : Pirènia, el país que mai no va existir
roman catalan de Science-Fiction inédit en français, 2009
- par ailleurs :
La bataille de Muret (1213) a été un tournant décisif non seulement de la Croisade dite des Albigeois, mais aussi de l'histoire de l'Europe du Sud-Ouest. Pere (Pierre en français), roi d'Aragon et comte de Barcelone, était devenu un puissant allié du comte de Toulouse Raymond VI. Une fois le roi mort sur le champ de bataille, son fils encore enfant, otage du chef croisé Simon de Montfort, grandira à Montpellier avant de tourner les énergies de son pays, la Catalogne, vers le Sud et vers la mer (les Baléares notamment) et de passer dans l'histoire sous le nom de Jaume el Conqueridor, tandis que Toulouse était conquise par les Français après quelques années de guerre de plus.
Pere Morey est un auteur de Majorque qui a déjà une longue carrière derrière lui, et compte à son actif nombre de romans historiques ou tirés du fonds légendaire. Il écrit dans un catalan des Baléares qui, malgré une poignée de majorquismes(1), ne posera aucun problème à qui connaît le catalan standard. Dans la version de l'Histoire qu'il nous conte, Pirena (réincarnation symbolique de la malheureuse héroïne de légende, amante déçue de Héraklès) évite la défaite à Pierre d'Aragon par ses conseils, et mène à la déconfiture les croisés français. Ces événements sont relatés dans un roman précédent de l'auteur, la Metgessa càtara (2002). C'est la suite du cours alternatif de l'Histoire, jusqu'à un peu au-delà de l'an 2000, qui est le propos du présent livre.
Autant dire qu'il ne peut s'agir d'un vrai roman : nous sautons d'époque en époque, une poignée de pages seulement étant consacrée à chacune d'entre elles. Fil conducteur du livre, le couple Pere et Pirena. Immortels ? Symboliquement seulement. Une succession de jeunes couples sont choisis par un aréopage secret qui tient ses réunions dans la grotte de Lombrives (à Ussat, en Ariège ; un roc au sein des galeries est, dans notre monde, surnommé “Tombeau de Pyrène”), pour leur aspect physique et pour leur capacité à servir d'ambassadeurs et d'agents secrets. Et de garants de l'unité du “pays qui n'exista jamais” du titre, la confédération de Pirènia, qui parle une langue unifiée, le “cataran”, et s'étend des deux côtés des Pyrénées, en épousant plus ou moins les frontières de l'Occitanie et des Pays catalans (il faut y ajouter une fraction du Pays Basque, et notamment le port de Bayonne, tandis que la rive droite de la Garonne près de Bordeaux devient française ; et peut-être en retrancher la Provence, qui ne joue pas grand rôle dans le livre).
Pere et Pirena, et leur pays, vont rencontrer quelques-uns des personnages et des événements les plus marquants de l'Histoire — qui reste, dans les grandes lignes, la nôtre. Certes, Roger Bacon, menacé par l'Inquisition, trouve asile à Montpellier ; certes, l'installation d'un roi castillan sur le trône d'Aragon au xve siècle (prélude dans notre chronologie à l'annexion de 1492) est évitée ; certes, Christophe Colomb se met au service de Pirènia plutôt que de la Castille et nomme Ramònia (en hommage à Ramon Llull) les terres nouvellement découvertes, mais quelques siècles plus tard, Pirènia n'est pas devenue une grande puissance coloniale. Guerres de religion et de succession d'Espagne se déroulent plus ou moins comme dans notre ligne temporelle — chose surprenante quand on sait l'importance qu'a eue la maison d'Albret pour les premières (dans le royaume de France), et les carlistes catalans pour la deuxième.
Et ainsi de suite… L'auteur ne postule pas de dérive à partir du point de divergence. Ce qui permet à un nombre impressionnant de personnages historiques de croiser la destinée de Pirènia. Leur vie en est parfois modifiée, mais toujours dans l'époque et dans le rôle que nous connaissons dans notre ligne historique. L'auteur met à la disposition sur le web une liste de biographies simplifiées des personnages réels qu'il a enrôlés dans son œuvre (et de quelques-uns qui n'y figurent peut-être pas, comme Charles Renouvier ou Stanisław Lem). La liste compte trente pages, à raison d'une demi-douzaine de noms par page, ce qui donne la mesure du nombre de ces intervenants extérieurs dans le livre ; bien des chapitres sont des anecdotes dont le seul but est de permettre la (brève) entrée en scène de telle ou telle notoriété. Ce qui affaiblit la cohérence du roman, à mon sens.
Pere Morey réserve son invention en matière de déroulement de l'Histoire à Pirènia, qui arrive à se préserver plus ou moins des grandes guerres qui ravagent l'Europe (même si Napoléon envahit le pays, et que Hitler le menace), et surtout du tort que veulent lui causer les Monfortiens. Car si le chef de la croisade a été défait, humilié et exilé, il est revenu en France et a connu une descendance qui s'efforce de génération en génération de nuire à Pere et Pirena, et de contrecarrer leurs plans. Souvent enrôlés dans les armées française ou espagnole, les Montfortiens se retrouvent alliés des Nazis au xxe siècle. Mais, au bout de huit siècles, ils sont toujours caractérisés par leurs yeux verts. La vraisemblance n'est pas le premier souci de l'auteur. Ça pourrait être drôle, mais l'humour ici n'est que partiellement volontaire, et je trouve l'auteur maladroit dans sa manière, introduisant ses méchants préférés sous des déguisements trop transparents, maniant une ironie un peu lourde, chantant trop souvent les mérites d'une sexualité décomplexée.
Ce qui n'empêche pas le livre d'être sympathique. Uchronie timide, c'est aussi une utopie affichée : si Pirènia se maintient, c'est parce que c'est un État idéal, bien en avance sur son temps, fondé dès le départ sur la tolérance religieuse totale — à la manière romaine : on peut considérer le conclave des Ussaïtes comme une sorte de culte archaïque, et intimement lié à la famille royale (puis, au fur et à mesure que celle-ci s'efface des institutions, à la permanence de la puissance publique), et si toutes les autres croyances (christianisme catholique et plus tard protestant également, catharisme, islam) sont tolérées, c'est à l'expresse condition qu'elles ne se gênent pas entre elles et surtout ne prétendent pas à la prééminence sur les autorités civiles. Leur multiplicité même est une arme contre leurs possibles ambitions, comme dans l'uchronie tout aussi pédagogique de Jean-Pierre Laigle, Ăvē Cæsăr Impĕrātŏr ! (et si j'ai pu faire remonter l'idée à Rome, force est de constater qu'elle est avant tout le fruit de notre époque, et non de celles dont ces deux livres traitent ; sur la même époque et le même territoire, Evangelisti est plus pessimiste et plus réaliste avec son héros inquisiteur).
Autre aspect utopique, la politique de non-violence de Pirènia. Ou plutôt de non-agression. Les Piréniens n'entreprennent jamais de conquête en tant qu'État ; les citoyens de la confédération qui ressentent désirs d'aventure et impulsions belliqueuses sont invités à se faire mercenaires pour les autres, ce qui permet par exemple de caser deux chapitres sur Roger de Flore et ses Almogàvers. Le pays répond aux attaques en essayant de les prévenir par le sabotage et la guerre économique (les banques piréniennes sont puissantes, ça aide), et en dernier recours par la guérilla. Ici l'auteur, franchement anachronique de son propre aveu, s'est inspiré de la Confédération Helvétique (et sans doute de Gandhi). Il est plus d'une fois convaincant, car il ne prête pas à ses méthodes un pouvoir miraculeux (Napoléon envahit Pirènia, par exemple).
Enfin, la tentative de créer une entité politique qui corresponde à la convergence culturelle qui existe entre Occitanie(2) et Catalogne est éminemment naturelle aussi ; le point de vue catalan de l'auteur transparaît toutefois, dans sa connaissance beaucoup plus fine des territoires méditerranéens conquis par le grand Jaume que de ceux, en bonne partie tournés vers l'Atlantique et le Massif Central, de l'Occitanie profonde ; dans la surreprésentation des Catalans parmi les personnages historiques mis en scène aussi (après le Moyen Âge en tout cas).
Bref, si le livre est sympathique et amusant, je ne le trouve réussi ni comme roman, ni comme extrapolation historique ; ce n'est peut-être pas son propos, et on peut en le lisant passer quand même pas mal de bons moments.
- ca au lieu de gos pour un chien, par exemple — souvent cela rend la tâche plus aisée à un francophone, surtout s'il sait du latin.↑
- On peut reprocher à l'auteur l'usage (parcimonieux) de ce terme, qui est anachronique : paradoxalement, alors qu'il est aujourd'hui, avec sa visée englobante de Nice à Bordeaux, perçu comme une revendication politique face à l'État français, il est historiquement né de la conquête consécutive à la défaite de Muret. Inventé par les clercs français chargés d'administrer les anciens états de Toulouse (qui n'étaient pas encore “Languedoc”) à partir de 1271, le mot ne serait jamais né dans une Histoire où la couronne d'Aragon serait restée implantée au nord des Pyrénées…↑
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