Greg Egan : Oceanic
nouvelles de Science-Fiction partiellement inédites en français, 2009
- par ailleurs :
En dépit de la similarité des titres, ce recueil est assez différent d'Océanique, chroniqué par Noé Gaillard. Les deux recueils présentent six textes en commun (sur douze pour le volume anglais, et sur treize pour le français) : "Gardes-frontières" ("Border Guards"), "les Entiers sombres" ("Dark integers"), "Océanique" ("Oceanic"), "Singleton" ("Singleton"), "Oracle" ("Oracle") et "le Continent perdu" ("Lost continent"). Alors que Quarante-Deux a entrepris une édition raisonnée des nouvelles d'Egan (qui représentent la part la plus intéressante de son œuvre), les recueils en langue originale semblent suivre une chronologie un peu lâche : huit textes sur douze du présent volume ont connu leur première parution après 2005, nous avons donc en bonne partie affaire à des œuvres récentes.
Parfois, la chronologie de publication crée des surprises : "Oracle" est une sorte de suite à "Singleton", puisqu'on y retrouve le personnage de Helen, mais a été publié deux ans avant — les préoccupations, le ton, le rythme même des deux textes sont tellement différents qu'on peut d'ailleurs lire ce fort diptyque (120 pages en tout) dans n'importe quel ordre. Par contre, je recommande fortement d'avoir lu "Luminous" ("Radieux", publiée dans le recueil de même titre) avant d'attaquer "Dark integers", sauf à goûter le plaisir pervers des récits commencés in medias res.
En bon auteur de SF, Egan communique l'excitation de la science sans avoir besoin de la discipline technique de la connaissance scientifique, et nous transporte de l'infiniment petit à l'infiniment grand — pour autant que la notion de taille conserve un sens. Le personnage eganien tient plus à son software qu'à son hardware, et ne dédaigne pas de vivre dans un univers virtuel. “There's more to life than mathematics,”
dit un des personnages de "Glory", “but not much more.”
Et Egan, en adepte aussi enthousiaste que non-professionnel de la connaissance abstraite, invente des mondes sur le fil du rasoir des mathématiques ou de la mécanique quantique.(1) Cas extrême : "Dark integers", où une réalité tout entière peut être créée à partir d'un système d'axiomes différents qui rejoint le nôtre au niveau de ces propositions indécidables dont Gödel nous a démontré l'existence. À ceci près que, la logique abstraite cédant en notre temps le pas à la calculabilité concrète, il faut remplacer l'indécidabilité par l'inaccessibilité, et que des calculateurs suffisamment puissants peuvent faire basculer la frontière entre ces univers abstraits sous-jacents à notre monde matériel, et faire s'écraser les avions de ligne en sabotant notre arithmétique. Un abîme d'abîmes.
On retrouve un univers de poche dans "Crystal nights", moins original sans doute dans la mesure où, en se concentrant sur les dérives d'un apprenti-démiurge, il retrouve une part de la thématique de Simulacron 3 (de Daniel F. Galouye), mais truffée de détails savoureux sur le temps, l'espace, et tout le reste. La mécanique quantique, et son interprétation par la théorie des univers multiples d'Everett, joue un rôle central dans le diptyque "Singleton" / "Oracle". D'abord pour la création du personnage de Helen, enfant artificiel certes — transposition super-technologique de la procréation médicalement assistée, avec angoisse du créateur à la clé —, mais surtout électron libre du destin, capable de déjouer le hasard qui fait diverger les univers. Rien de plus logique que de la retrouver en voyageuse dans le temps dans "Oracle", où l'uchronie sert de prétexte à un duel jamais organisé dans notre propre monde : une joute philosophique sur l'existence de Dieu entre Alan Turing et C.S. Lewis (ils ne portent pas leur vrai nom mais tout le monde les aura reconnus). Un des sommets du livre (et du recueil Océanique, si vous préférez lire en français).
Passionné de physique et d'informatique, Egan ne néglige pas la biologie et sait aussi mettre les amibes en abyme. Si "Oceanic" se déroule sur une planète lointaine colonisée par des Humains reconstruits sur une anatomie nettement différente — qui abolit la différenciation des sexes, sans que le texte tire toutes les conséquences de ce changement majeur —, le portrait qu'Egan y dépeint de la foi religieuse est le plus complet, et le plus impitoyable, qu'il ait jusqu'à présent donné. Même les fanatiques talibanoïdes de "Lost continent" ne sont pas pires (et le texte me semble trop lié aux questions contemporaines de politique australienne pour être complètement intéressant). Sur un mode plus mineur, "Steve fever" explore aussi les chausse-trappes de la conviction, en commençant comme Queen City Jazz (de Kathleen Ann Googan) pour se terminer en récit de colonisation mentale.
Troisième grande voie empruntée par les récits de ce recueil, souvent en même temps que les deux thématiques précédentes : le space opera, peut-être sous l'impulsion d'un certain nombre d'anthologies où ces textes sont apparus (One million A.D., the New space opera, Godlike machines, …). Ne se permettant pas la magie du plus vite que la lumière, Egan se rattrape avec l'immortalité logicielle : comme dans Diaspora, les humains ne voyagent pas dans l'espace en chair et en os, mais sous forme d'information. Encore faut-il avoir à l'arrivée l'infrastructure nécessaire à la reconstitution d'un support matériel qui puisse faire tourner le logiciel — et autant "Riding the crocodile" que "Glory" ou "Hot rock" consacrent quelques pages à la description des solutions ingénieuses apportées au problème. Heureusement, malgré l'étendue en espace et en temps de l'expansion humaine, ou des races conscientes en général, elles arrivent à préserver un espace de civilisation commun, l'Amalgame (qui est encore loin de rivaliser avec la Culture d'Iain M. Banks). Space opera pour le plaisir des immensités cosmologiques (de temps et d'espace), mais aussi prétexte à la confrontation avec des cultures nouvelles — même si elles refusent le contact, comme dans "Riding the crocodile", ou si elles sont divisées en factions par des luttes aussi inutiles qu'immémoriales (dans "Glory" et "Hot rock"). À l'occasion, Egan brode à nouveau autour de la question de la préservation de l'identité personnelle tout au long d'une vie qui dure des siècles, au cours de laquelle liens familiaux successifs et même souvenirs personnels finissent par s'estomper. "Riding the crocodile", en particulier, est l'histoire d'un très vieux couple qui se cherche des raisons de vivre quelques siècles de plus, ou d'en finir ensemble de façon satisfaisante. Touchant, qu'on le mette ou non en rapport avec des problématiques contemporaines.
- Comme dans Schild's ladder (moins intense au demeurant que la plupart des nouvelles de ce recueil).↑
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