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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 13-14 Queen City jazz

Keep Watching the Skies! nº 13-14, juillet-août 1995

Kathleen Ann Goonan : Queen City jazz

(Queen City jazz)

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Texte chroniqué alors qu'il était encore inédit en français.

Ann Lee vécut à Manchester au xviiie siècle, et a conservé une certaine notoriété pour s'être proclamée une réincarnation féminine du Messie. Depuis, les membres de la secte des shakers la désignent sous le nom de Mother Ann — du moins les quelques croyants qui subsistent, car après avoir connu son apogée au XIXe siècle, l'Eglise ne comporterait aujourd'hui plus qu'une centaine de membres [1]. Féministe, mais aussi anti-raciste, pétrie d'idéal de pauvreté, et d'un puritanisme inébranlable en matière sexuelle, la foi des shakers avait pourtant tout pour plaire en notre époque de political correctness ! Qu'à cela ne tienne, Kathleen Ann Goonan ressuscite la secte dans le sillage d'une catastrophe mondiale mal définie, qui semble avoir résulté de la succession d'une détérioration irrémédiable des transmissions hertziennes, et de la dérive incontrôlée des nanotechnologies développées en partie pour compenser la perte de la radio.

Nous sommes donc dans l'Ohio, et Verity est une adolescente qui a été recueillie par des Shakers qui se méfient comme de la peste des villes, et de façon générale de toute technologie qui ait été enlivened, c'est-à-dire animée par des nano-machines. Mais Verity brûle d'en savoir plus (comme souvent en science fiction, c'est une image idéalisée du fan de SF), et finit par prendre la route de Cincinnati poussée par le désir de faire ressusciter son frère et son chien — il paraît que les villes transformées sont capables de toutes sortes de miracles.

Et Verity de partir pour la ville, émoustillée à la pensée de ce qu'elle pourra y découvrir. Dans le droit fil de l'idéologie de la SF, le roman met en scène la découverte de la ville et de la civilisation par quelqu'un qui en a vécu suffisamment loin pour en apprécier le potentiel d'émerveillement. C'est cette ruralité, je le parierais, qui a permis à un auteur comme Michel Jeury d'infuser ses livres de sense of wonder alors qu'à contrario, un Andrevon partait des villes pour brosser des fresques d'effacement de l'humanité, de retour à la nature. Ce même contraste, ce même croisement de voyageurs embarqués dans deux trains aux directions opposées, peut s'observer entre Queen City jazz et l'anthologie Future primitive. Et gares et trains (futuristes) exerçaient justement sur Blaze, l'infortuné frère de Verity, une fascination d'autant plus remarquable qu'elle ne cadre pas avec l'imaginaire américain contemporain, obnubilé par la route. Pourtant Goonan restitue la texture du Midwest, le heartland comme on dit, et met en exergue Cincinnati, une ville qui manque pourtant d'aura mythique dans le reste des USA. C'est sans doute que sa période de référence nostalgique se situe avant la deuxième guerre mondiale — d'où les trains, d'où le baseball (même si c'est toujours un sport très populaire aux USA), d'où les trains… et une couleur bien particulière donnée au livre, qui me rappelle les films de l'âge d'or de Hollywood.

Le livre est dominée par la ville — contaminée par une nano-peste ayant échappé au contrôle de ses créateurs, Cincinnati est devenu un monstre, et plus précisément une ruche. Chaque été, les fleurs géantes éclosent à nouveau au sommet des gratte-ciel, et des abeilles de taille idoine viennent les butiner. La ruche humaine est devenue ruche littérale — mais aussi littéraire, car ces abeilles artificielles se nourrissent d'histoires, et plus généralement sont des vampires d'émotions humaines, de musique par exemple. D'où les clubs de jazz, avec leurs musiciens reconstitués à partir d'archives, d'où les personnages qui défilent, inconscients de jouer pour la cinquantième fois une variation sur le même rôle. Verity n'est qu'une pièce de plus, prête à prendre sa place dans le puzzle, mais laquelle ?

C'est cette image de la ville en tant que ruche et source des histoires qui domine le livre, et rend ce premier roman intéressant — on se lasserait sinon d'un univers truqué qui doit beaucoup, non seulement aux idées de nanotechnologie déjà introduites dans la Musique du sang de Greg Bear, mais aussi aux œuvres de Dick ou de Gibson. Goonan donne à son univers truqué une touche personnelle, et le nourrit des émotions beaucoup plus poignantes de Verity. Dommage que le roman soit longuet, et que l'écriture sans relief particulier (je ne trouve aucune phrase que j'aie envie de citer) : Queen City jazz ne m'a pas ensorcelé, alors que ses idées méritaient mieux. Goonan est un auteur à suivre.

Notes

[1] Cf. Dictionnaire des hérésies dans l'église catholique d'Hervé Masson, Sand, 1986.