Greg Egan : Océanique
nouvelles de Science-Fiction réunies par Quarante-Deux, 2009
J'ai toujours un peu “peur” des pavés et surtout je les trouve difficiles à manier (essayez de lire celui-ci couché sur le dos !) et assez fatigants à tenir (je déteste casser le dos du livre !). Et pourtant je me suis laissé embarquer, sans doute à cause du plaisir éprouvé à la lecture de Téranésie [ 1 ] [ 2 ], et puis je voulais vérifier si ce que j'avais lu de manière diffuse à propos de la hard science s'appliquait à Egan — à savoir qu'il appartenait à un clan de scientifiques durs soucieux d'un savoir précis et donc rébarbatif ou pénible, que ses lecteurs se partageaient entre “scientifiques” purs et durs et ceux qui le rejetaient sans doute pour cause d'incompréhension ; je schématise un peu certainement.
Bien m'en a pris (de me laisser embarquer) ; ce fut un grand plaisir de lecture, et l'impression valorisante d'être en compagnie de gens intelligents qui se posaient des questions et imaginaient des réponses (personnages, auteur, traducteurs). Je pense que cela est en partie dû à l'idée qui préside à cette publication. En effet les anthologistes auraient pu se contenter de présenter les nouvelles d'Egan dans leur succession chronologique, or ils prennent la peine de les organiser par thème : ici, une remarquable approche de l'autre, un rapport à autrui qui trouve, à mon sens, son apothéose dans la nouvelle "Yeyuka". Mais procédons par ordre.
"Gardes-frontières". Les rapports entre les êtres dans un monde où la ville que vous habitez est en relation directe avec vous et où votre sociabilité se perçoit aussi par le jeu (football quantique) et votre attitude lors des soirées organisées. De l'art difficile d'être un individu sociable.
"Les Entiers sombres". Lorsque vous avez tu une découverte et que quelqu'un arrive à un résultat plus ou moins identique, que faites vous ? Quand, en plus, cela devient menaçant et que deux clans s'opposent, que faites-vous ? Vous composez ! (Les entiers, ici, ce sont les nombres, bien sûr).
"Mortelles ritournelles". « […] nous avons identifié les circuits neuronaux impliqués dans le traitement de la musique »
. Opposition entre création (?) informatique et imagination et analyse.
"Le Réserviste". L'art de gérer ses clones. Clones réservés aux riches, bien sûr. Mais clones gardés vivants dans des “étables commerciales” ou simplement chez soi, et qui ont comme tout vivant des appétits sexuels.
"Poussière". Numérisation de l'individu et création de copies. Quelle vie pour lesdites copies entre virtuel et réel, entre passé et présent ? Du Dick revisité par Planck ? En tout cas, c'est un peu embarrassant.
"Les Tapis de Wang". Des clones et une diaspora en quête de l'extraterrestre conscient et une conclusion qui peut paraître négative ou triste puisque elle postule que l'univers est la réponse à nos questions.
"Océanique". Dieu, les Anges, la planète océan et les drogues, une question de biologie. Le genre de texte qui ébranle les certitudes les plus affirmées. Le genre de texte salutaire qui aide à gauchir, troubler nos visions du monde.
"Fidélité". Les rapports de couple figés dans la fidélité à la formule célèbre « Je t'aime. » par des implants neuronaux. Une facilité ?
"Lama". Il ne s'agit pas, on s'en doute, de l'animal cracheur célébré par Hergé. Il est question de Langage d'Analyse et de Manipulation de l'Affect. Autrement dit, un implant peut vous fournir les moyens de parler “juste” sans passer par la case Bloom (voir James Joyce ou/et Ezra Pound), ou de parler “affectif” en passant par ladite case… De quoi faire peur !
"Yeyuka". Quand on vous suit et vous traite médicalement en permanence et que vous voulez en tant que chirurgien donner de votre personne à ceux qui en ont besoin… Un texte pas si “simple” que ça.
"Singleton". Le choix de faire un enfant et de l'assumer poussé par une vieille histoire de fierté personnelle pour être une fois intervenu socialement contre l'indifférence des badauds.
"Oracle". Quand le Diable fréquente Einstein, ou qu'il est plus facile de croire en lui plutôt que d'accepter une réalité relative et d'agir pour le chasser ou le vaincre.
"Le Continent perdu" . Un titre dans le style de la SF d'avant guerre pour un texte d'une actualité brûlante sur les réfugiés de tous les pays. D'une rare violence insidieuse.
On aura deviné, j'espère, que ce recueil fait partie des indispensables — comme les deux précédents, je suppose. Peut-être que le thème — moins hard science que d'autres — qui réunit ces nouvelles les rend plus lisibles pour un non scientifique, mais il me semble que le style, la manière de raconter et la traduction concourent autant au plaisir de la lecture.
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