KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Iain M. Banks : les Enfers virtuels

(Surface detail, 2010)

roman de Science-Fiction dans l'univers de la Culture

chronique par Pascal J. Thomas, 2012

par ailleurs :

Comme toujours avec Iain M. Banks, ce roman commence par de l'action menée sur les chapeaux de roue, placée dans des décors riches d'un luxe de détails. Quatre personnages différents sont présentés, provenant de quatre sociétés bien différentes, mais toutes technologiquement plus avancées que la nôtre. Et tous vont mourir — à l'exception de celui qui est déjà mort.

Bien entendu, ce serait trop simple si les quatre chapitres étaient bâtis sur le même modèle. Yime Nsokiy, citoyenne de la Culture, ne meurt qu'au sein d'une simulation informatique d'attaque sur son habitat orbital. Lededje, jeune femme née esclave dans une société au capitalisme féroce, est tuée par son propriétaire en essayant de s'échapper. Vatueil, soldat d'une guerre qui n'en finit pas, succombe au bout de remarquables faits d'armes. Et Prin et Chay, un couple de Pavuléens (une espèce mammifère, non humaine mais civilisée), sont piégés, en esprit, au sein d'un des Enfers virtuels qui sont maintenus par leur société.

C'est le moteur de l'intrigue d'Enfers virtuels : parmi les innombrables civilisations qui peuplent la Galaxie — dont la Culture, malgré tout son pouvoir et son étendue, n'est qu'une des principales —, bon nombre ont utilisé leur maîtrise des réalités virtuelles et de la conservation de l'esprit pour créer des enfers (des simulations informatiques où les personnalités jugées pécheresses continuent de vivre, ou d'en avoir l'impression, et de souffrir d'autant plus abominablement que l'échappatoire de la mort leur est désormais interdite). L'Enfer cesse d'être une croyance pour devenir une sorte de système pénal et, dans l'exemple que nous avons sous les yeux, il est défendu sournoisement par toute une fraction de la classe politique — car, s'ils ressemblent à de gros hamsters, les Pavuléens possèdent des institutions, media et parlement, bien semblables aux nôtres.

Il est, par contre, des civilisations que révulse l'institution d'une éternité virtuelle de torture. Histoire d'éviter les conséquences désastreuses d'une guerre interstellaire (comme celle qui avait opposé la Culture aux Idirans),(1) il a été décidé de s'en remettre à un gigantesque kriegspiel virtuel pour régler la dispute. Mais les forces anti-Enfer sont en train de perdre la partie, et songent à trahir leurs engagements et à porter des coups dans le monde réel…

L'idée d'un enfer mental, infligé par le jugement des Hommes, était déjà au cœur de Rainbow man, un roman de l'auteur américaine M.J. Engh publié en 1993. Dans celui-là, au nom d'un dieu transcendant, les habitants d'une planète puritaine avaient mis en place un système de sélection et de punition qui infligeait des tortures atroces par le biais de stimulation directe du cerveau à un certain nombre de leurs concitoyens, plongés dans un coma artificiel pour l'occasion. Le système de Banks est plus perfectionné, puisqu'intervenant (en général) après la mort et reposant sur une réalité virtuelle partagée et beaucoup plus élaborée. L'évolution de l'informatique — et de la SF — est passée par là.

Et on sent que la SF de Banks — toujours aussi délibérément commerciale, toujours aussi délibérément engagée, la première caractéristique rendue nécessaire par la seconde : pour peser sur le débat politique, c'est au peuple qu'il faut s'adresser — a pris la mesure de la transformation de la SF de masse : le space opera plaît toujours mais les aventures dans les univers virtuels et la nanotechnologie sont désormais totalement entrés dans la culture populaire. Une bonne moitié du livre se déroule dans différentes sortes d'univers virtuels, et cela ne gêne en rien. Les scènes les plus fortes sont sans doute celles de l'Enfer pavuléen, dans lequel le temps s'écoule plus vite qu'à l'extérieur, ce qui permet à l'infortunée Chay d'y passer plusieurs vies subjectives pendant que son mari (évadé) fait des pieds et des mains pour obtenir la suppression d'une abomination dont l'existence est niée par ses organisateurs. C'est pourtant à l'intérieur que les histoires sont les plus intéressantes, avec en particulier l'introduction de la torture la plus cruelle qui soit : apporter aux désespérés une lueur d'espoir — qui se révélera illusoire, bien entendu.

N'allez pas croire que Banks renonce aux chevauchées spatiales, aux Grands Anciens fabuleusement puissants et mystérieusement disparus, et aux Big Dumb Objects — tout en introduisant des Small Smart Objects avec sa coutumière et étonnante facilité d'expression : son incursion dans la nano lui donne l'occasion d'un ingénieux néologisme, smatter, abréviation de smart matter, mais aussi verbe signifiant parler superficiellement (et dont le son m'évoque autant spatter que smidgen, et autres mots évoquant la dispersion). Les manœuvres et machinations du livre tournent en partie autour de la maîtrise d'usines incroyablement antiques de fabrication de vaisseaux spatiaux, les fabricaria du Disque tsungarien. Et, tel une de ces fabricaria, Banks produit semble-t-il à volonté des descriptions, des scènes-choc, des mondes entiers. Avec de l'humour : nous découvrons la Fédératie Culturelle Géseptienne-Fardésile, des imitateurs de la Culture, abominablement fayots et désespérément hypocrites. Avec ce qu'il faut de poigne émotionnelle : des méchants vraiment très méchants, comme le super-capitaliste pervers qu'est Joiler Veppers, et des bons… qui peuvent être vraiment très méchants quand il le faut. Comme le vaisseau En dehors des contraintes morales habituelles (un nom qui est tout un programme), qui est peut-être le personnage le plus intéressant du livre — celui avec qui on s'ennuie le moins, en tout cas.

L'ambiguïté morale de la série de la Culture reste la même de volume en volume : pacifiste et anarcho-communiste à l'intérieur, la Culture a besoin d'une interface musclée avec un extérieur souvent hostile, Contact, et, au sein de celui-ci, entretient des services secrets ultra-puissants et quelque peu incontrôlables, les Circonstances spéciales — et c'est avec eux que nous nous retrouvons, roman après roman. Une nouvelle couche d'ambiguïté s'ajoute ici : le dilemme connu sous le nom d'“intervention humanitaire” dans les débats politiques du moment.(2) Si la Culture n'a aucun goût pour les Enfers, et souhaite la disparition de ces coutumes aussi primitives que cruelles, elle a refusé de prendre parti dans le grand conflit pour ou contre les Enfers, et s'oppose à toute tricherie qui le ferait déborder de son strict encadrement dans la virtualité. Ce qui n'empêche pas, à l'occasion, de fermer l'œil sur… mais bon, vous verrez bien. Évidemment, laisser les autres faire le sale boulot, c'est un peu facile comme message non-interventionniste ! Mais que voulez-vous, on reste dans le créneau de la littérature populaire.

Comme Trames, ce livre est dévorable, éminemment accessible, s'offrant moins de feux d'artifice de création verbale que dans le Sens du vent ou Excession. Mais alors que Trames s'abandonnait entièrement aux délices du drame familial et de l'aventure exotique, les Enfers virtuels est une comédie morale beaucoup plus grave, en fin de compte. Comme le Sens du vent, ou l'Usage des armes.


  1. Cf. une Forme de guerre.
  2. Et pourtant, ce livre a été écrit et publié avant le Printemps arabe et la guerre en Libye.

Commentaires

Ajouter un commentaire

Les commentaires sont publiés après validation par Quarante-Deux.