KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Charles Stross : Saturn's children

roman de Science-Fiction inédit en français, 2008

chronique par Pascal J. Thomas, 2012

par ailleurs :
[ 1 ] [ 2 ] [ 3 ] [ 4 ]

Bien avant l'invention du mot, les humains ont craint les robots. Mais cette peur — qu'Isaac Asimov décrivait, pour la conjurer, sous le nom de “complexe de Frankenstein” — n'est rien à côté de celle que les robots ressentent, au xxiiie siècle, à l'égard des humains. Surtout depuis que ces derniers ont succombé à leur fatigue de vivre, passant au rang de créateurs semi-légendaires. Au point que les robots peuvent débattre sans fin du rôle respectif du hasard et de l'acte créateur dans l'apparition et l'évolution de la vie mécanique. Qui est désormais la seule à animer le système solaire : peu après l'extinction des humains, les responsables robotiques, négligents, ont laissé s'emballer le changement climatique, et disparaître toute trace de vie biologique sur Terre (et ailleurs). Figure parmi les grandes peurs de la SF actuelle une variante catastrophiste de l'idée de singularité : le grey goo (pâte grise), c'est-à-dire l'émergence d'une vie mécanique portée par des nanomachines au développement exponentiel, qui accaparent toute la matière disponible. La grande peur des robots est le retour des mystérieux “réplicateurs biologiques”, à base d'ADN, sous forme de pink goo. Pour assurer la sécurité de la vie mécanique, la Pink Police interdit strictement toute expérience visant à la reconstitution de cellules vivantes.

Charles Stross est un Britannique bouillonnant, qui nous sert livre après livre un décapant cocktail d'aventures SF et de technologies de l'information. Certes, le lecteur français ne le connaît qu'au travers de sa série des Princes-Marchands (sur des univers parallèles passablement low tech et féodaux), de celle de la Laverie,(1) qui mêle parodie lovecraftienne et blagues de hackers, ou des space operas post-singularistes que sont Aube d'acier et Crépuscule d'acier.(2) Il est regrettable qu'on n'ait pas traduit Accelerando, son livre le plus audacieux, présenté comme un cycle de nouvelles introduisant à chaque récit un nouveau dépassement dans l'évolution de la vie intelligente dans le système solaire.(3)

Et le système solaire, nous allons en faire le tour avec ce roman, qui nous emmène de Venus à Mercure, à Mars, aux satellites de Jupiter et aux planètes extérieures… J'avoue y avoir retrouvé l'émerveillement de mes premières lectures SF, voire de Guy l'Éclair, émerveillement qui avait en son temps été ravivé par John Varley. Mais paradoxalement, Charles Stross le bouillonnant me fait beaucoup penser à Clifford D. Simak le nostalgique, plus précisément à Demain les chiens, pour sa thématique de l'Humanité disparue au profit de ses fidèles serviteurs — chiens ou robots.

Freya, donc, est un robot, et déjà un anachronisme dans le nouveau monde mécanique : elle et ses sœurs de production ont été conçues comme des prostituées de haute volée — à un moment où leur clientèle potentielle était en train de s'éteindre. Détail utile à l'intrigue, nos hétaïres peuvent aussi se faire Mata Hari, dotées d'équipements aussi variés que mortels. Mais dans la vie quotidienne, on n'a guère besoin d'agents secrets, et la plupart des machines ont adopté une taille plus réduite que celle du modèle humain, ce qui fait de Freya une géante inadaptée, et constamment menacée de tomber de l'état de prolétaire dans celui d'esclave (nous verrons comment).

Quand une querelle de bar avec une aristo contraint Freya à la fuite, elle se retrouve sans le vouloir chargée d'une mission secrète par la mystérieuse Jeeves Corporation, dont la mission est de “rendre service”, ce qui l'entraîne dans le périple sus-mentionné. Périple qui n'est que prétexte, et Stross en glisse des indices au lecteur avec une jubilation quasi fanique. Vous vous souviendrez de divers concepts (non universitaires) : celui du MacGuffin, objet finalement inutile que tout le monde cherche, simplement pour avoir une raison de les faire courir et de distraire la galerie, l'exemple canonique en étant la statue dans le Faucon maltais. Nick Lowe, fan britannique, a ajouté la notion de plot coupon, mentionné en début d'histoire pour y revenir plus tard immanquablement — pensez au talisman que donne la fée (ou la sorcière) au jeune protagoniste au commencement d'un conte… Freya va se trouver porteuse de cellules d'avian replicator (nous dirions bird, mais le mot n'est pas familier à Freya, qui y voit une sorte de dinosaure), et soumise à la brutale injonction d'un de ses adversaires : “The sterilized male chicken with the Creator DNA sequences. The plot capon. Where is it?”. Je me suis effondré de rire pendant de longues secondes. L'empilement de références nécessaires à la compréhension de ce calembour démontre à l'envi que Stross écrit pour les amateurs endurcis de SF. Ça ne me gêne pas le moins du monde.

Bien entendu, le récit n'est pas aussi simple — comptez sur Stross pour vous surprendre. Tout le roman est traversé par les interrogations de Freya sur son identité : les robots enregistrent leurs personnalités sur des cartes-mémoires que l'on peut enlever ou ajouter (plusieurs logements sont prévus à la base du crâne). Moi qui ne sais jamais si mes contacts sont enregistrés sur mon téléphone mobile ou sur sa carte SIM, j'ai eu parfois bien du mal à savoir si la narratrice était tout le temps Freya ou une de ses sœurs, si elle parlait du présent, de souvenirs ou de rêves… Mais on finit par s'en sortir, et comme le MacGuffin (mais à un niveau supérieur), de tels procédés servent à muscler les neurones du lecteur.

Ayant évacué intrigues, courses-poursuites et mises en abyme, attardons-nous sur l'aspect satirique du livre (les robots servent presque toujours à caricaturer l'humain, de façon plus ou moins plaisante). Quels principes ont guidé la mise en place de la société robotique ? Quand les humains ont disparu, leur système financier a survécu, les machines étant parfaitement capables de faire fonctionner et même de créer des sociétés par actions (ceux qui pensent que la finance agit contre la vie elle-même trouveront des arguments dans ce livre !). Le substrat matériel de la vie mécanique, les machines que nous pouvons appeler “robots”, appartient à différentes sociétés. Les robots libres sont ceux qui ont su créer et contrôler une société propriétaire de leur corps. Mais — revoici la Deuxième Loi de la Robotique d'Asimov ! — les robots ont été construits avec une tendance inhérente à la soumission, et peuvent tomber sous la coupe d'autres robots. De plus, un mécanisme de concentration peut se mettre en marche, qui rappelle la constitution des oligarchies dans la Russie juste après l'effondrement du système soviétique. “And some of the less scrupulous independent persons began buying other bodies.”. Ainsi s'est constituée une aristocratie, qui n'hésite pas à avoir recours au contrôle par circuit-maître (override), qui transforme les malheureux robots concernés en prisonniers d'un corps qu'ils ne dirigent plus.

Mais l'obéissance la plus automatique (et par conséquent le danger le plus redoutable) est celle due aux humains. Tout groupe de robots capable de ressusciter un humain reconstitué disposerait donc d'un pouvoir absolu, et les factions rivales de la société du xxiiie siècle, chacune soupçonnant l'autre de viser ce but, se livrent une course désespérée pour la possession d'un tel argument massue, comme les nations du xxe siècle ont fait la course à l'arme nucléaire. On comprend mieux la farouche détermination de la Pink Police à empêcher toute tentative de culture biologique.

En l'absence d'humains authentiques, les robots humanoïdes, comme ceux qui travaillent pour Jeeves, peuvent exercer une certaine influence sur les autres. Quelque chose qui ressemble à la forme de servitude volontaire que nous connaissons sous le nom d'amour. Curieusement, Freya, faite pour inspirer le désir, ne semble guère inspirer d'amour à ses multiples poursuivants et tortionnaires, alors qu'elle-même tombe désespérément amoureuse — après tout, c'est elle qui parle, et nous sommes souvent plus sensibles à l'amour que nous éprouvons qu'à celui qu'on nous porte. De ce point de vue, Saturn's children est sans doute le meilleur roman sur la libido des robots depuis la série Software de Rudy Rucker.

Sans doute n'avez-vous que faire des amours mécaniques. Mais je suis sûr que vous apprécierez ce livre si vous aimez la SF imaginative, iconoclaste et humoristique — ou simplement si vous goûtez le thriller haletant et bien mené.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 71, octobre 2012

Lire aussi dans KWS la chronique de la suite, Neptune's brood, par Pascal J. Thomas


  1. Le Bureau des atrocités, chroniqué par Noé Gaillard. Jennifer Morgue, chroniqué par votre serviteur.
  2. Titres lamentablement mal choisis en français. The Iron sunrise faisait allusion au rôle du fer dans la nucléo-chimie des cœurs stellaires, et pas du tout à l'acier.
  3. La traduction française, sous le même titre, a finalement paru chez Piranha en 2015. — Note de Quarante-Deux.

Commentaires

Ajouter un commentaire

Les commentaires sont publiés après validation par Quarante-Deux.