Jean-Claude Dunyach : les Nageurs de sable (Nouvelles – 4)
nouvelles de Science-Fiction, 2003
- par ailleurs :
Que KWS chronique des vieilleries, vous devez en avoir pris l'habitude. Mais, quand même, fichtre, direz-vous, cela fera bientôt dix ans que le livre est sorti, et il ne contenait presque rien de neuf : c'est même des volumes de l'édition systématique des nouvelles de Jean-Claude Dunyach(1) le moins utile à l'amateur éclairé muni d'une bibliothèque décemment fournie, puisque quatre récits sur sept avaient déjà été publiés (ou repris) dans le recueil Autoportrait en 1986. Et sur les trois restant, deux sont de brefs divertissements. Mais l'édition des nouvelles de Dunyach, si elle n'est ni exhaustive — l'auteur, heureusement, est toujours vivant et productif — ni chronologique, est néanmoins systématique, et notre ami Dominique Martel ne l'est pas moins. Ce volume était le seul à ne pas avoir été chroniqué dans les pages de KWS, il en résultait pour l'hémi-Quarante-Deux une pénible sensation de dent creuse et d'inachevé. C'était une commande : je m'exécute, toujours attentif aux desiderata de notre partenaire (admiré et respecté, à qui nous devons la présence de KWS sur la toile).
Que faut-il donc savoir sur ce recueil ? D'abord qu'on y trouve deux jalons, les textes qui en 1983 ont sur le champ imposé Dunyach comme un créateur majeur de la SF française : "les Nageurs de sable" (première publication de l'auteur, dans Fiction) et "Détails de l'exposition" (paru dans Univers 1983). Le premier est thématiquement sans surprise : une petite colonie humaine se retrouve isolée sur une planète lointaine, essentiellement minérale, et ses enfants, les derniers qui naîtront, devenus adolescents, s'adaptent au milieu avec des fortunes diverses. L'intrigue SF se double d'un triangle amoureux, et l'histoire d'amour du narrateur avec les dunes du désert (plus qu'avec Judith) se double de descriptions quasi-brussoliennes, truffées de digressions à l'imparfait (« Il s'était mis à regarder le sable de plus en plus en souvent […] »
, p. 14) et d'échanges de rôles entre organique et minéral. Mais Dunyach a toujours beaucoup plus ciselé l'expression de ses délires, et beaucoup plus diversifié les sources de ses phantasmes. Et la fin de ses textes est, en général, surprenante.
"Détails de l'exposition" relève, à mon sens, de la classe au-dessus : écrit comme une critique d'exposition d'une forme d'art nouvelle, consistant à créer des univers parallèles pour en extraire des tranches temporelles, il passe en revue quelques points saillants de notre Histoire, révélée comme création tragique d'un artiste génial et cynique. Ce texte me donne la chair de poule chaque fois que je le lis, et se distingue d'une bonne partie de la production de son auteur par l'absence de toute intrigue sentimentale.
Tout au contraire, "Dans les jardins Médicis" est une histoire romantique totalement assumée, de ses deux personnages (une ex et son amoureux transi) jusqu'à ses lieux — les jardins du titre, bien entendu, mais aussi Venise, engloutie et boueuse à son émergence des eaux, piège et objet de visite archéologique, mais Venise néanmoins. L'attrait du texte vient de son traitement neurologique : la belle a vendu sa mémoire. Non seulement elle a effacé physiquement de son esprit l'amoureux qu'elle avait déjà rayé de sa vie, mais elle est devenue, à cause de l'opération, incapable d'assimiler de nouveaux souvenirs. Elle se retrouve ainsi dans la situation de bien réels patients d'Alzheimer qui ne sont plus capables de lire parce qu'ils oublient le début d'un paragraphe une fois arrivés à la fin ; et son état, comme celui de la relation embryonnaire que son ex essaye de reconstruire, est symbolisé par ses allers-retours dans sa lecture. Belle mise en abyme.
Le reste du recueil est sur un mode plus léger. "L'Automne de la cathédrale" était paru sous forme de l'affiche du festival d'Amiens, cela en limite la longueur et en définit la figure centrale. Moins surprenant, donc, mais ingénieux. "Flying Romani's" postule des gens du voyage installés semi-clandestinement au cœur des aéroports. On sent que Dunyach avait déjà passé plus qu'il ne fallait de temps dans de tels endroits à ce point (précoce) de sa carrière d'ingénieur. Mais je reste peu convaincu. Il faudra que je relise ce texte sur les bancs d'une salle d'embarquement de Blagnac. "Cent mille fleurs pour le président Moâ", le seul inédit de l'étape, dépasse le stade élémentaire de l'humour pour atteindre à la satire mordante. Sans toutefois être aussi bien tourné que les plus explosives des pochades dunyaciennes. Enfin "l'Orchidée de la nuit", un des récits les plus longs, avait été écrit pour l'anthologie de steampunk Futurs antérieurs et présente toujours l'avantage de se situer dans un cadre original : Toulouse à la fin du xixe siècle, avec ses propres célébrités, même si sir Arthur Conan Doyle et le professeur Challenger jouent des rôles de premier plan. L'auteur joue sur son propre terrain, et ça se sent : il nous offre un divertissement de première qualité, dans lequel il sait aussi abandonner son propre style pour pasticher celui de la littérature d'aventure de l'époque.
On ne peut passer sous silence l'écriture. Je la trouve parfois précieuse, mais l'agacement est toujours éphémère, et cède au plaisir. On sent que le texte a été travaillé et retravaillé. On le voit, au demeurant : chaque réédition a son lot de corrections dans le texte, légères et peu nombreuses comme on s'en doute pour une écriture déjà pesée au milligramme près, concernant surtout la ponctuation (virgules, parenthèses, retours de paragraphes…) et quelques mots de temps à autre. Pas toujours à bon escient : le titre original "Flying Romanis", qui avait un sens, est devenu "Flying Romani's", affublé d'une apostrophe agrammaticale (Dominique va sûrement se demander s'il faut classifier le texte comme une œuvre différente :-) ).(2)
Je n'ai relevé qu'un changement plus significatif : l'édition 2003 de "Détails de l'exposition" s'écarte de ses prédécesseurs de 1983 et 1986 dans la conclusion du texte. Où l'original disait « [l'artiste] compte profiter de l'état de tension qui est apparu pour mettre un point final à sa création avant sa mort qu'il sait toute proche »
, la version nouvelle ajoute que la proximité de la mort pousse l'artiste à s'inspirer de la religion et qu'il va « mettre un point final à sa création, dont les fanatiques de tout bord constituent désormais les personnages centraux »
. Et là où l'original s'achevait sobrement par « Visions de la guerre totale », la nouvelle version ajoute le mot « Jihad ». Excès d'aggiornamento : j'en ai été incité à vérifier. Évidemment, 2001 est passé par là. Mais "Détails de l'exposition" reste un grand texte, qui n'avait pas besoin de telles coquetteries. Que ces peccadilles ne vous empêchent pas de vous procurer ce chaînon clé de l'édition des nouvelles de Jean-Claude Dunyach.
- la Station de l'Agnelle, Dix jours sans voir la mer, Déchiffrer la trame, le Temps, en s'évaporant, Séparations, les Harmoniques célestes & le Clin d'œil du héron.↑
- Il s'agit d'un “autre titre”, à ne pas confondre avec un “titre alternatif”. À ce propos, on pourrait signaler que… — Note de Quarante-Deux.↑
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