Keep Watching the Skies! nº 55, novembre 2006
Jean-Claude Dunyach : le Temps, en s'évaporant (Nouvelles – 5)
nouvelles de Science-Fiction et de Fantasy
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Jean-Claude Dunyach est un auteur trop rare. Quand sort un recueil (le cinquième dans l'édition de ses nouvelles par l'Atalante) composé en majorité d'inédits (cinq sur huit), il faut se jeter dessus ; les lignes qui suivent sont, par conséquent, superfétatoires.
Reconnu depuis longtemps comme le meilleur nouvelliste de la S.-F. française, Dunyach a établi sa réputation avec des textes ciselés, soigneusement fabriqués. "Le Temps, en s'évaporant", celui qui donne son titre au recueil, le seul à avoir été publié avant 2000, le seul à être extrait de son recueil de 1986 en "Présence du futur", Autoportrait, incarne cette esthétique dont l'auteur affirme vouloir se libérer1. L'intention est réitérée dans le texte de quatrième de couverture signé Ayerdhal. Paradoxe, d'ailleurs, si le texte met en scène un monde soigneusement construit, statique dans son insensible dégradation, son intrigue est aussi construite sur une volonté de rupture. Il est amusant de noter le thème islamique de l'univers décrit ; ce n'était pas à la mode à l'époque, et, dans le contexte français d'aujourd'hui, mène à des relectures politiques. Un exemple de plus, s'il en fallait, de texte dont la vie échappe à son auteur.
Contraste parfait, semble-t-il, avec "le Lapin sous la pluie" : cet inédit de deux pages n'a plus rien à voir avec la S.-F. ou le Fantastique, et exprime avec l'intensité de l'urgence les sentiments mêlés de servitude prosaïque et d'amour impuissant que peut éprouver un parent vis-à-vis d'un jeune enfant. Peut-être — qu'en sais-je ? — aussi ancien et aussi retravaillé que "le Temps…", ce texte m'a touché aux tripes.
Nous en sommes venus à nous attendre, dans chaque recueil de cette série, au clin d'œil d'humour. Il y en a ici deux, qui brocardent chacun à sa façon l'industrie du cinéma. "Le jour où Orson Welles a vraiment sauvé le monde" était déjà paru dans Noirs complots, et présente un remarquable dosage de sarcasme et d'érudition. Et on reste tendu jusqu'à la chute. "Le Client est roi" relève plutôt de la veine Dilbertienne de Dunyach, c'est-à-dire qu'il vaut pour la satire des superstitions et du jargon du monde de l'entreprise, même si la conclusion tombe un peu à plat.
Le cœur du recueil, tel qu'annoncé par la quatrième déjà mentionnée, en tout cas, réside dans trois textes où Dunyach semble revisiter à dessein des motifs emblématiques de trois branches des littératures de l'imaginaire (comme on dit maintenant) : Fantastique (ou Horreur), Science-Fiction et Fantasy. "Oiseaux", déjà paru dans Asphodale, est le plus complexe : un magicien revient, au bout de sept années, dans un village laissé à l'écart de notre monde et frappé par les calamités, pour y accomplir une malédiction… "L'Âge d'or du réel" est benfordien en diable : deux robots se battent sur fond de fin du cosmos matériel. "Un Vœu pour la fey", lui, semble tenir dans son titre : un bûcheron tombe entre les mains d'une fey, qui exige de lui un baiser d'amour. Dans chaque cas, Dunyach dynamite les clichés auquel il s'attaque — on n'en attendait pas moins —, toujours dans le même sens (grosso modo, remettre de l'amour et du bonheur dans le jeu).
Mais le texte avec lequel il m'a retourné comme une crêpe, c'est "Des raisons de revenir". Pour la chute, bien sûr, qui nous plonge dans un univers inexpliqué (qui doit peut-être quelque chose aux "Soldats de sucre" d'Yves Meynard), mais aussi pour son évocation de la lente dissolution dans la normalité du protagoniste, rebelle au départ. On se dit que dans l'univers de ce livre, l'enfer le plus épouvantable est le plus insidieux, celui qui s'est fabriqué pour héberger les familles prospères dans une toile d'araignée de centres commerciaux et de pelouses à tondre.
On en vient même à conjecturer que là peut résider une des tensions motrices de la création dunyachienne : à la différence de tant de créateurs qui doivent en passer par le traumatisme fondateur et/ou une bohème au goût de vache enragée, Jean-Claude Dunyach vit confortablement de son métier d'ingénieur, et profite paisiblement de son bonheur familial. « Le seul domaine qui m'est familier, celui dont je peux parler, c'est tout simplement le bonheur… Or c'est quelque chose qui, littérairement, est choquant. » Son milieu ne favorise pas, traditionnellement, la création artistique — son art n'a même pas eu la chance d'être honni et renié par ses parents, c'est dire ! Au-delà des pochades sur la vie des entreprises, "le Lapin sous la pluie" et "Des raisons de revenir", reliés — inconsciemment ? — par l'épouvantable vision d'un corps en train de fondre et de perdre toute individualité, ombrent d'une lueur blafarde l'antagonisme souriant entre Dunyach le créateur, et M. J.-C. D., banlieusard repu. « Une fois de plus, nous sommes ébahis » proclame Ayerdhal en quatrième de couverture. Je me serais attendu à plus d'exagération de sa part !
→ lire par ailleurs dans KWS [1] [2] [3]
Notes
- La revue Galaxies a consacré dans son nº 37 d'été 2005 un dossier à Jean-Claude Dunyach, avec une nouvelle inédite, "Séparations" (bonne idée, traitée un peu vite pour une fois), l'entretien cité dans la présente chronique et mené par Stéphanie Nicot, "l'Art est un dialogue avec la mort et la mémoire", un bref texte profession de foi de l'auteur, un article d'appréciation par Olivier Paquet (sur le rôle éditorial de Dunyach, essentiellement) et une bibliographie. On trouve aussi dans ce numéro l'excellente nouvelle "les Yeux d'Elsa" de Sylvie Lainé (prix Rosny aîné 2006).↑