Joëlle Wintrebert : la Créode
récits futurs, 2009
- par ailleurs :
Ce recueil, me direz-vous, est déjà bien ancien, et je continue à utiliser KWS comme débouché pour mes lectures sans cesse plus décalées. Certes, motivé par sa présence comme invitée d'honneur à la convention de Grenoble, j'ai entrepris de relire Wintrebert, ou plutôt de lire ses nouvelles, tant il y avait de textes qui m'avaient échappé au cours des années. Nous avons la chance d'avoir eu récemment deux recueils aux éditions ActuSF sous forme électronique,(1) les Enfantômes dont le dernier KWS a rendu compte, et Transfusion dont un prochain KWS devrait s'occuper. Mais la pièce de résistance demeure cette somme réalisée par le Bélial’, qui reprend au passage l'essentiel des textes d'un recueil plus ancien, Hurlegriffe.
Une somme, par la taille, mais aussi par l'appareil critique : postface de l'autrice, article de Roland C. Wagner, entretien, bibliographie… Qui aurait besoin d'un portail vers Wintrebert devra désormais passer par là.
Une somme, mais pas une intégrale : les dix-neuf nouvelles ont été choisies par Richard Comballot et Olivier Girard, et, pour autant que je puisse voir, regroupées par thème. Bien grand mot, au demeurant : l'œuvre de Wintrebert, si elle est multiforme dans l'imagination, a une grande constance thématique. N'allez pourtant pas croire qu'elle est monocolore : disons plutôt que le même ensemble de questions se retrouve, à diverses doses. Les dosages analogues semblent arriver en rafale, comme ces pulsions — ou réalisations — suicidaires présentes dans les trois premiers textes du recueil, "la Créode", "Hétéros et Thanatos" & "Qui sème le temps récolte la tempête" : effet du choix des anthologistes, je pense, plus que tic de jeunesse (si ces trois textes sont tous de la fin des années 1970, il en est d'autres de la même époque qui n'ont pas les mêmes penchants).
Un fil me semble lier cinq textes situés vers la fin du recueil, "Hydra", "Cendres", "Arthro", "Imago" et "Alien bise". Dans chaque cas, le ou la protagoniste est confronté à une planète étrangère, et va devoir accepter de s'y fondre, souvent d'en adopter les modes de reproduction et de perdre une partie de son identité corporelle. "Alien bise" est peut-être le moins original, suivant comme il le fait la trame du récit de contamination étrangère. L'étrangeté à laquelle fait face la protagoniste de "Cendres" est plus sociologique que biologique, mais la reproduction est bien présente, et le texte est tout en ironie discrète et rétrospectivement très drôle. "Hydra" souffre d'une intrigue chargée, et de la présence de personnages négatifs un peu lourds (les théocrates fanatiques), mais l'allégorie est puissante : sur une planète nouvellement colonisée, les femmes (et elles seules) meurent d'une maladie qui les dessèche tandis que croît un parasite aquatique auquel les attache une pulsion irrésistible. Hellas accède aux demandes de sa compagne Lyse, mourante, et la laisse rejoindre l'hydre qui prend racine en elle, puis à sa mort, ses traits et le nom d'Alyse. Évidemment, malgré les péripéties, on sent que c'est l'unique solution d'avenir pour la colonie humaine. "Imago" est le récit du retournement (sexuel autant qu'idéologique) d'un espion envoyé dans une planète-ruche. Enfin "Arthro", qui met aussi en scène des E.T. insectoïdes, est plus complexe quoiqu'écrit au départ pour la jeunesse : un astronef humain atterrit en catastrophe, avec beaucoup de pertes, sur une planète peuplée de mantes religieuses géantes. Les mâles sont beaucoup plus gros que les femelles, qui meurent en pondant leur couvée. Zoé, très jeune fille, se lie avec Violette, une mante, et la convainc de ne pas se laisser mourir — c'est la seule qui puisse communiquer avec des humains. Et l'insectoïde est au fond une meilleure amie pour Zoé que ses compagnons de vaisseau. Il y aura là aussi un retournement — qu'il nous suffise de dire que Wintrebert est bien documentée en entomologie…
La reproduction humaine est un sujet auquel nous nous consacrons avidement dans nos jeunes années, ou du moins ses préliminaires, sans nécessairement penser la chose. Des textes réunis ici se dégage un regard sur la reproduction, et il n'est pas innocent que le texte-titre, "la Créode" donc, ait pour scène centrale une scissiparité, et la fascination du personnage pour son double, qui est à la fois son image et son opposé.
Au-delà de la naissance, on embrasse tout le parcours de la vie. Les personnages révisent leurs premières impressions, subissent souvent une métamorphose. Ils sont enfants, ou ont des enfants, et les enfants grandissent et changent. Voir "le Verbiage du Verbic", texte ancien peut-être influencé par l'Enchâssement d'Ian Watson, mais étonnant dans son démontage de l'image de l'enfance. Et ce corps changeant, de composante essentielle de la personne, se mue en simple enveloppe.
Un trio de textes tourne autour de ces thèmes, "Avatar", "Pur esprit", et "la Déesse noire et le diable blond". Si "Avatar" montre le corps marchandisé et une forme d'esclavage moderne, avec ses conséquences émotionnelles, les deux autres sont plus riches en rebondissements. Dans "Pur esprit", Lourèn Aditi, généticienne brillante, est trahie par son mari, le richissime Kish Nergal, qui la remplace par un clone plus jeune d'elle. La crainte du double propulse l'intrigue… mais les doubles ne sont pas ce que l'on croit. Enfin, "la Déesse noire et le diable blond", seul inédit du recueil, est un feu d'artifice d'intrigue sentimentale et policière, agrémentée de mordant social : l'héroïne est une criminelle, mais fait face à l'envahissement de son esprit par un riche pervers qui a appris à détourner à son profit le fonctionnement de la justice. Un de ces récits longs, complexes et admirables que Wintrebert produit toujours régulièrement, et qui fouettent mon envie de la lire sur des longueurs un peu plus développées, dans des bouquins épais avec son seul nom sur la couverture — bref, en roman.
Issue inévitable des permutations corporelles, comme chez John Varley (ou le Robert A. Heinlein tardif), le sexe du corps n'est plus qu'une variable parmi d'autres, et les rapports entre les genres (humains ou étrangers) sont remis en question. "Cendres", "Imago" et "Arthro" sont plus explicites, mais on trouvera des exemples — sans esprit de système — dans tout le recueil. Jusqu'à jouer l'effet miroir, avec "la Femme est l'avenir de l'homme", dans lequel la protagoniste, qui a pourtant mis au point la parthénogenèse, ne peut vivre heureuse dans un monde sans homme, aussi utopique soit-il.
Je n'ai pu faire qu'un rapide survol. Il faudrait parler de "la Journée de la Guerre", plongée psychique éprouvante et retorse, ou de ces éclairs d'évasion qui s'ajoutent à la transformation des corps dans "Hurlegriffe" et surtout "la Fiancée du roi". Mais vous aurez compris que ce recueil offre une palette d'indispensables plongées dans l'inconnu dont on ne ressort jamais intact.
- Et, pour le deuxième, sous forme papier aux éditions du Miradou, autant dire chez l'autrice.↑
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