Sydney Padua : the Thrilling adventures of Lovelace and Babbage
essai en bande dessinée inédit en français, 2015
- par ailleurs :
Il est difficile d'assigner une catégorie à ce livre : uchronie steampunk, roman graphique de vulgarisation scientifique, essai historique féministe ? Un peu de tout cela sans doute. Au commencement était une bande dessinée sur l'internet en 2009, mettant en scène Charles Babbage et sa correspondante scientifique Ada Lovelace. Les internautes en redemandèrent, et l'autrice se prit au jeu de la recherche documentaire…
Vous n'avez sans doute pas besoin d'avoir lu la Machine à différences [ 1 ] [ 2 ] de William Gibson et Bruce Sterling pour savoir que Charles Babbage avait inventé, ou plus exactement envisagé, un calculateur plus avancé que tout ce qui avait été réalisé jusqu'alors. Il est considéré comme un père spirituel de l'informatique, surtout à cause de son autre invention non-réalisée, l'Analytical Engine, qui introduisait l'idée de programmation, ou du moins transférait l'idée de programmation par cartes perforées du métier Jacquard au royaume des nombres (et aurait fonctionné à coups de machine à vapeur et d'engrenages). Et c'est Ada Lovelace qui la première, semble-t-il, a décrit les éléments de la programmation d'une telle machine, avec les boucles et les commandes conditionnelles, et implicitement le concept d'une machine universelle, qui sera explicité par Alan Turing. Tout ceci dans les notes explicatives qu'elle rédigea pour sa traduction en anglais d'un article du scientifique italien Luigi Federico Menabra qui lui-même rendait compte d'une conférence de Babbage, notes qui resteront sa seule publication scientifique. Ada Lovelace était l'épouse d'un noble, et si elle avait reçu une éducation mathématique auprès des meilleurs spécialistes britanniques de son temps, comme Augustus De Morgan, elle n'eut jamais à travailler, et mourut avant cinquante ans d'un cancer. Sa mémoire est préservée dans le nom du langage de programmation ADA.
Padua s'est emparée de ces deux personnages hors du commun : Babbage était célèbre à son époque, au point de devenir l'archétype du scientifique acariâtre et distrait, calculateur prodige et calamiteux gestionnaire ; Ada, fille de Lord Byron, n'a jamais connu son père, mais on craignait que ses gènes de poète ne la rendent folle, et elle avait été élevée dans l'amour des mathématiques pour, justement, étouffer en elle toute résurgence poétique (raté). Mais Padua en rajoute, et au fil d'épisodes plus ou moins fantasmagoriques leur fait rencontrer, au prix de distorsions assumées de la chronologie, tout ce que l'Angleterre victorienne a connu de gloires littéraires et scientifiques. Et Victoria elle-même, bien entendu, qui en profite pour placer le célébrissime mais apocryphe “We are not amused.”
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Dessin simple, gags dynamiques, la bande dessinée serait déjà un grand plaisir. Mais Padua accompagne chaque planche d'explications, en notes de bas de page, qui dévorent parfois l'espace dévolu au dessin. Emportée par son besoin de documentation que, nous explique-t-elle dans l'introduction, elle n'avait pas mesuré au début de l'entreprise, elle a rajouté dans les notes de bas de page d'autres notes, qui renvoient aux fins de chapitre. Et comme les fins de chapitre sont trop courtes, on nous gratifie d'une sélection de sources primaires en fin de volume, quatrième niveau du texte, si je compte bien ; le tout assorti de commentaires en forme de clins d'œil. Parmi les artefacts qui m'ont le plus diverti, cet article parodique paru dans Punch en 1844, où l'on attribue à Babbage l'invention d'une machine à écrire les romans, dont les clients ravis sont les best-sellers du moment, nommément cités (Edward Bulwer-Lytton, par exemple) : le Littératron de Robert Escarpit a connu un prédécesseur plus d'un siècle auparavant !
The Thrilling adventures… est né sur l'internet, et on voit encore qu'il n'était pas fait pour le papier ; la cascade de renvois qu'il héberge reproduit la façon dont nous naviguons sur la Toile, et la matière même de l'ouvrage n'a été mise en ligne de façon à permettre des recherches productives que ces dernières années. C'est grâce aux sources numérisées de manière massive (périodiques, recueils de correspondance) que Padua, au-delà de ses réjouissantes fantaisies uchroniques sur la construction de la Machine analytique, a pu instruire le procès en autorité intellectuelle d'Ada Lovelace, et conclure à la réalité substantielle de sa contribution scientifique. Mais j'ai adoré tourner les pages physiques de l'objet, que je vous recommande.
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