KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Joan-Lluís Lluís : Jo soc aquell que va matar Franco

roman catalan de Science-Fiction inédit en français, 2018

chronique par Pascal J. Thomas, 2019

par ailleurs :
 

Dans notre monde, Francisco Franco Bahamonde est mort dans son lit en 1975. Le roman de Joan-Lluís Lluís affiche donc dès son titre(1) son caractère uchronique. Quand on sait qu'il a été couronné par le prix Sant Jordi, et publié avec le logo de l'Òmnium Cultural — à une date où son président, Jordi Cuixart, avait déjà été embastillé par le gouvernement de Mariano Rajoy —, on se doute que le point de vue sera pour le moins catalaniste.

Autant le dire tout de suite, le récit se situe dans l'époque qui précède et suit immédiatement le point de divergence uchronique ; on ne respirera pas dans ce roman le parfum spéculatif qui se dégage des mondes vraiment éloignés du nôtre. La divergence ici réside dans l'attitude de Franco en 1940 : à l'instar de Mussolini, il décide d'attaquer la France quand la défaite de celle-ci paraît certaine, et de s'engager franchement dans la guerre aux côtés de ceux qui l'avaient aidé à conquérir le pouvoir peu auparavant. Avec pour récompense la récupération de la Catalogne Nord (sous la couronne espagnole jusqu'en 1659). Et comme Mussolini, il essaiera de fuir au moment de la débâcle et sera attrapé par des partisans.

Mais le roman de Lluís est centré sur la biographie de son narrateur, Agustí Vilamat. Né en 1916 dans la Catalogne rurale, victime encore enfant d'un accident qui le laisse borgne et obsédé par sa désobéissance aux consignes de sa mère, dont il exagère l'importance. Initié à la lecture en catalan clandestinement — nous sommes à l'époque de la dictature de Primo de Rivera —, il s'épanouit grâce à ses rares talents de correcteur dans cette langue, au moment de la République espagnole. La guerre civile fait de lui, après la retirada, un réfugié enfermé dans le camp d'Argelès, mais toujours un implacable défenseur du catalan tel que normalisé par Pompeu Fabra.

L'invasion espagnole lui offre l'occasion de devenir maquisard et de commencer à prendre sa revanche sur les fascistes qui oppriment son pays, interdisent sa langue et ont bombardé de façon meurtrière le camp où il avait commencé à nouer de nouveaux liens. Dissimulé avec ses camarades dans le Vallespir, il côtoie aussi un autre dialecte du catalan, qui n'a pas été normalisé — ce qui l'intéresse beaucoup au début — mais a bien souffert de l'influence du français. Plus douloureusement, l'Exèrcit Lliure de Catalunya à laquelle il appartient n'est pas le seul maquis de la région, et se retrouve aux côtés d'autres Catalans qui, s'ils combattent aussi Franco, le font parce qu'ils s'imaginent être français.

En fin de compte, Agustí mettra bien une balle dans la tête de Franco, qui avait essayé de s'enfuir vers Andorre.(2) Mais il n'y aura là ni dessein mûrement réfléchi, ni héroïsme, ni grand dialogue avec l'ennemi haï. L'exécution ne sera qu'un geste contraint, accompli dans l'urgence, presque hygiénique. Et la suite de la vie de Vilamat, jouet de la propagande d'État du nouveau gouvernement autonome catalan, ne connaîtra ni sommet de gloire ni profondeur de duplicité.

Tout au long du récit, on se sent plongé dans la réalité alternative, avec le sentiment de suivre le destin d'un personnage historique, des moments d'émotion et de vie ordinaire. Mais le roman use de l'uchronie avec parcimonie, presque timidité. L'opportunité historique fournie par la déconfiture précoce du franquisme, compromis par son engagement aux côtés de l'Axe, ne profitera guère à la Catalogne, et l'auteur préfère se concentrer sur la période de la guerre, que son protagoniste passe dans les versants montagneux de la Catalogne Nord. Au cours de la guerre, de nouvelles blessures le privent de l'usage de son bras. Je ne peux m'empêcher de voir dans les mutilations successives qu'il subit une incarnation concrète et pathétique des amputations subies par les pays catalans, et avant tout la francisation des “Pyrénées orientales” que constate Agustí dès 1940. C'est dans cette souffrance charnelle pour la langue que le livre trouve ses accents les plus forts. Il faut dire que l'auteur de Conversa amb el meu gos sobre França i els francesos (2002), né en exil à Perpignan en 1963, qui réside toujours dans l'État français et a publié des deux côtés de la frontière d'État, a nécessairement des opinions marquées sur la question. À lire, plus pour les catalanistes que pour les fans de SF.


  1. Je suis celui qui a tué Franco.
  2. Notre ami et collaborateur (oh pardon) Éric Vial me fait remarquer que, s'il était logique que Mussolini prît la route des Alpes, c'est tirer un parallèle abusif que de s'imaginer Franco prenant celle des Pyrénées, alors que le Portugal lui aurait tendu les bras. Je présume qu'il fallait bien catalaniser la chose…

Commentaires

Ajouter un commentaire

Les commentaires sont publiés après validation par Quarante-Deux.