Joan-Loís Lavit : Bèth peu de sau
roman occitan de Science-Fiction inédit en français, 2018
Comme au gré de l'évolution se créent de nouvelles espèces, qu'un jour il faut bien distinguer et nommer, au cours toujours changeant de la production littéraire apparaissent de nouveaux modes, qui ne sont pas tous de nouvelles modes. Et qu'on se pose la question de nommer. Ainsi de l'uchronie : je la classe encore dans le vaste dossier “Science-Fiction”, mais force est de constater que bien des œuvres uchroniques n'ont plus pour propos ni le jeu sur le flot de l'Histoire, ni l'aventure ou le fantasme technologique du saut entre univers divergents, ni bien entendu le dialogue avec la création chorale de la SF, ne fût-ce qu'avec le sous-registre uchronique de celle-là. Il me faudra peut-être introduire une catégorie uchronie dans les notices de KWS…
En voici une instance : le troisième volume (en vingt ans) des aventures du commissaire Magret, après Zocalfar! et lo Tin-Tin d'Ergé. Joan-Loís Lavit avait besoin d'un cadre pour conter les enquêtes de son investigateur de la Police autonome de Gascogne-Sud, un cadre où l'occitan serait la langue de chaque jour dans le piémont pyrénéen qu'il connaît ; il avoue s'être placé dans un futur à sa convenance, où l'Europe s'est substituée aux États qui la constituent et laisse de vastes pouvoirs aux régions constituantes — mais le calendrier ne colle pas vraiment, et je préfère prendre le déroulement de ces livres comme situé dans un présent à côté du nôtre. Un présent où l'occitan gascon, quoique censément d'usage quotidien, porte la trace des chicanes linguistiques de l'occitanisme de notre propre ligne temporelle — Magret corrige ses subordonnés sur l'emploi des prépositions ; référence est faite aux œuvres normatives de G. Narioo — et des moqueries plus ou moins aimables qui sont traditionnelles entre voisins antagonistes, ici entre Béarnais et Bigourdans. Le tout assaisonné d'une généreuse dose d'humour. Chacun sait que là où le languedocien (et la plupart des langues latines) a des f initiaux, le gascon, à l'instar du castillan, présente des h. Chez Lavit, l'hachisation est exubérante, et nous trouverons un punk fièrement tatoué de l'inscription huck ze hlics !…
Le roman lui-même est un polar à la San Antonio : le commissaire relate l'enquête à la première personne, à l'aide de force verbes inventés (et désopilants), et son bras droit, Isidòra Lacrampa, surnommé Lo Cauerat (Le Cachalot) est un double fidèle de notre Bérurier national. Il y a peu à dire sur l'intrigue policière à proprement parler : une foule d'éléments disparates vont, on s'en doute, converger vers un noir complot qui sera déjoué à la dernière minute. L'enjeu est d'importance, pour qui tient la graphie du béarnais comme son champ de bataille incontournable : un manuscrit unique du texte du Se canta, dont on dit qu'il serait de la main de Gaston Fébus en personne — quoique les spécialistes en doutent. Plus de péripéties que de véritables rebondissements, mais beaucoup de trouvailles réjouissantes ; on regrettera que des éléments-clés n'apparaissent que tard dans le récit, et que les ingrédients, mineurs, d'Histoire secrète et de Fantastique arrivent un peu comme des cheveux sur la soupe.
Je vous ai dit que les aventures du commissaire Magret sont dévidées avec une sénatoriale lenteur. Le protagoniste a vieilli avec son auteur, et une originalité du roman est qu'il aimerait passer la main et approche de la retraite, d'où le titre, qui signifie Beau cheveu de sel. En même temps, Magret se plie aux injonctions de son entourage et essaie de vivre avec son temps : il s'astreint à tenir un blog, dont les entrées constituent une grande partie du texte du livre.
Souvent, un roman policier vaut par la description du cadre dans lequel se place l'enquête. Ici, le titre fournit déjà une clé. N'allez pas croire que peu de sau soit une authentique expression gasconne. Le titre est surtout l'occasion d'une contrepèterie, sur Bèth cèu de Pau, chanson bien connue célébrant le beau ciel de la capitale du Béarn. Nombre de scènes importantes du roman se réfèrent, toujours avec humour, à la pratique du chant polyphonique pyrénéen. Et je perçois une limitation possible au public du livre. Lavit écrit ici dans un gascon bigourdan fortement teinté de béarnais,(1) avec un vocabulaire très riche mais balisé pour le lecteur par un glossaire en fin de volume. Pas de problème de ce côté ; en revanche, son humour est fortement référentiel, et quand une partie des scènes se tiennent dans un bar nommé Bocks Bigerri, il est bon de savoir que Vox Bigerri est dans notre monde le nom d'un (excellent) groupe polyphonique tarbais ; quand un personnage d'ethnomusicologue est baptisé Norbert Castèth (Château), on doit se souvenir à la fois du spéléologue Norbert Casteret (Châtelet) et du spécialiste contemporain et praticien de la polyphonie pyrénéenne, Jean-Jacques Casteret ; quand on nous explique que la chanson emblématique des maçons béarnais est Truèla si tu'm vòs aimar, doivent résonner dans notre tête les notes de Cruèla si tu'm vòs aimar (Cruelle, si tu veux m'aimer, chanson traditionnelle fort appréciée).(2)
Le présent chroniqueur a pu dévorer le roman avec jubilation : les chanteurs de Vox Bigerri et Jean-Jacques Casteret, je les connais plus ou moins personnellement, ils sont aussi sympatiques que talentueux ; et j'essaie de ne pas identifier dans notre monde réel ce qui peut être le modèle de Pèire Cros, languedocien émigré au Béarn et, on peut le dire sans grand spoil, fieffé aigrefin dans le roman. Pour ceux qui ont moins de familiarité avec les cantèras, il reste une bonne dose d'exotisme palois et un flot de jeux de mots qui permettent de siroter ce livre comme un bon Jurançon.
- Je le lis donc sans difficulté, mais j'avoue ne pas toujours être immédiatement sensible aux nuances linguistiques entre béarnais et bigourdan. Oui, cet aveu risque de me coûter la vie la prochaine fois que je mets le pied à Tarbes…↑
- De moi, au moins, mais, hum, pas toujours des autres quand je l'entonne à pleins poumons.↑
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