Le bateau montait et descendait doucement sous l'effet de la houle. Ma respiration se fit plus lente, elle se mit en phase avec le grincement de la coque jusqu'à ce que je ne puisse plus faire la différence entre le faible mouvement rythmique de la cabine et la sensation de remplir et vider mes poumons. C'était comme de flotter dans l'obscurité : chaque inspiration me faisait légèrement remonter ; chaque expiration me refaisait couler.
Dans la couchette au-dessus de moi, mon frère Daniel dit distinctement : « Est-ce que tu crois en Dieu ? »
Le sommeil se dissipa aussitôt, mais je ne répondis pas immédiatement. Je n'avais pas fermé les yeux, mais j'avais l'impression, dans la cabine sombre, d'une obscurité en mouvement, de flocons de lumière fantomatiques s'agitant comme un nuage d'insectes qu'on aurait dérangés.
« Martin ?
— Je suis éveillé.
— Est-ce que tu crois en Dieu ?
— Bien sûr. » Tous ceux que je connaissais croyaient en Dieu. Tous parlaient d'Elle, tous Lui adressaient des prières. Daniel le premier. Depuis qu'il avait rejoint l'Église Profonde, l'été dernier, il priait chaque matin pendant un kilotau avant l'aube. Je me réveillais souvent pour le trouver agenouillé près du mur opposé de la cabine, qui marmonnait et se martelait la poitrine. Et puis je retombais avec plaisir dans le sommeil.
Notre famille avait toujours été Transitorienne, mais Daniel avait quinze ans, il était assez vieux pour faire ses propres choix. Ma mère acceptait cela dans un silence diplomatique, mais mon père semblait réellement fier de l'indépendance de Daniel et de la force de sa conviction. En ce qui me concernait, j'avais des sentiments partagés. J'avais pris l'habitude d'évoluer dans le sillage de mon frère aîné, mais je ne lui en avais jamais voulu, car il me laissait toujours partager ses découvertes : il me lisait des passages des livres qu'il lisait, m'apprenait des mots et des expressions des langues qu'il étudiait, m'esquissait les mathématiques que je n'avais pas encore pratiquées moi-même. Nous avions l'habitude de rester éveillés dans notre lit, la moitié de la nuit, à discuter du noyau des étoiles ou de la hiérarchie des nombres transfinis. Mais Daniel ne m'avait rien dit des raisons de sa conversion et de sa piété toujours croissante. Je ne savais pas si je devais me sentir blessé de cette exclusion, ou simplement reconnaissant ; je pouvais constater que la vie d'un Transitorien semblait une pâle imitation de celle d'un Profond, mais si pouvoir dormir jusqu'au lever du soleil faisait partie des dividendes de la médiocrité, je n'étais pas sûr que ce fût une si mauvaise chose.
« Pourquoi ? », dit Daniel.
Je contemplai le dessous de sa couchette, sans savoir avec certitude si je la distinguais vraiment ou si la perception que j'avais de sa solidité, dans l'obscurité ordinaire de la cabine, n'était que le fruit de mon imagination. « Quelqu'un a bien dû guider les Anges de la Terre jusqu'ici. Si la Terre est trop loin pour qu'on la voie d'Alliance… comment aurait-on découvert Alliance, de la Terre, sans l'aide de Dieu ? »
J'entendis Daniel remuer légèrement. « Peut-être les Anges avaient-ils de meilleurs télescopes que nous. Ou peut-être qu'ils se sont déployés de la Terre dans toutes les directions, qu'ils ont lancé des milliers d'expéditions sans même savoir ce qu'ils trouveraient. »
Je ris. « Mais ils devaient venir ici, pour être rendus à la chair ! » Même un enfant de dix ans savait ça sans être dévot. Dieu a préparé Alliance pour que les Anges s'y repentent d'avoir dérobé l'immortalité. Les Transitoriens croyaient que dans un million d'années nous pourrions regagner le droit d'être des Anges ; les Profonds, que nous resterions incarnés jusqu'à ce que les étoiles tombent du ciel.
« Qu'est-ce qui te rend si sûr qu'il y ait jamais eu réellement des Anges ? » demanda Daniel. « Ou que Dieu leur ait vraiment envoyé Sa fille, Béatrice, pour les ramener à une forme charnelle ? »
Je méditai la question quelque temps. Les seules réponses qui me venaient à l'esprit venaient directement des Écritures et Daniel m'avait appris des années plus tôt que les arguments d'autorité n'avaient aucun poids. Finalement, je dus avouer : « Je ne sais pas. » Je me sentais stupide, mais je lui étais reconnaissant de bien vouloir discuter de ces questions difficiles avec moi. Je voulais croire en Dieu pour les bonnes raisons, pas simplement parce que c'était ce que tout le monde faisait autour de moi.
« Les archéologues ont montré que nous sommes probablement arrivés il y a environ vingt mille ans », dit-il. « Avant, il n'y a aucune trace des humains, pas plus que des plantes ou des animaux qui leur sont co-écologiques. Cela rend la Traversée plus ancienne que ce qu'en disent les Écritures, mais quelques dates sont ouvertes à l'interprétation, de sorte qu'avec un peu de licence poétique, on peut obtenir un tout cohérent. De plus, la plupart des biologistes pensent que la microfaune indigène a pu se former d'elle-même sur des millions d'années, en commençant par des substances chimiques simples, mais cela ne signifie pas que Dieu n'ait pas guidé tout le processus. Tout est compatible, en vérité. La science et les Écritures peuvent être toutes deux vraies. »
Je pensais maintenant savoir où il allait. « Alors tu as trouvé une façon d'utiliser la science pour prouver que Dieu existe ? » Je ressentis un accès de fierté ; mon frère était un génie !
« Non. » Daniel resta silencieux un moment. « En fait, ça marche dans les deux sens. Quoi que disent les Écritures, les gens peuvent toujours inventer des explications différentes aux faits. Les navires ont pu quitter la Terre pour d'autres raisons. Les Anges ont pu se façonner des corps pour d'autres raisons. Il n'y a aucune façon de convaincre un non-croyant que les Écritures représentent la parole de Dieu. C'est entièrement une question de foi.
— Oh.
— Il n'y a rien de plus important que la foi », reprit Daniel. « Si tu ne l'as pas, on peut t'attirer et te faire croire n'importe quoi. »
J'émis un bruit d'approbation, en essayant de ne pas avoir l'air trop déçu. De Daniel, j'avais attendu mieux que ce type de déclarations insipides qui me faisaient somnoler pendant les sermons, à l'église Transitorienne.
« Tu sais ce que tu dois faire pour avoir la foi ?
— Non.
— La demander. C'est tout. Demander à Béatrice d'entrer dans ton cœur et de te faire don de la foi. »
Je protestai. « C'est ce que nous faisons chaque fois que nous allons à l'église ! » Je ne pouvais pas croire qu'il avait déjà oublié le service Transitorien. Après que le prêtre avait placé sur nos langues une goutte d'eau de mer, symbole du sang de Béatrice, nous demandions en présents la foi, l'espoir et l'amour.
« Mais l'as-tu obtenue ? »
Je n'y avais jamais pensé. « Je n'en suis pas sûr. » Je croyais en Dieu, en tout cas. « Peut-être. »
Cela amusa Daniel. « Si tu avais la foi, tu le saurais. »
Troublé, je fixai l'obscurité. « Doit-on aller à l'Église Profonde, pour demander correctement ?
— Non. Même à l'Église Profonde, tout le monde n'a pas invité Béatrice dans son cœur. Tu dois le faire comme il est dit dans les Écritures : “Comme un enfant à naître, nu et impuissant”.
— J'ai été Immergé, pas vrai ?
— Dans un bol de métal, à l'âge de trente jours. L'immersion des nourrissons est le geste des parents, une affirmation de leurs propres bonnes intentions. Mais ce n'est pas suffisant pour sauver l'enfant. »
Je me sentais complètement désorienté, maintenant. Mon père, au moins, approuvait la conversion de Daniel…, mais ce dernier était en train d'essayer de me dire que les relations de notre famille avec Dieu présentaient de graves déficiences, qu'à la limite elles étaient factices.
« Rappelle-toi ce que Béatrice a dit à Ses disciples la dernière fois qu'Elle leur est apparue », continua Daniel. « “À moins que vous n'acceptiez de vous noyer dans Mon sang, vous ne lèverez jamais le regard sur le visage de Ma Mère”. Ils se sont alors les uns les autres lié les mains et les pieds, puis se sont chargés de cailloux. »
Ma poitrine se contracta. « Et tu l'as fait ?
— Oui.
— Quand ?
— Il y a près d'un an. »
Cela accrut encore ma confusion. « Papa et Maman y sont allés ? »
Daniel se mit à rire. « Non ! Ce n'est pas une cérémonie publique. Quelques amis de mon groupe de prière m'ont aidé ; quelqu'un doit être sur le pont pour te remonter, car il serait présomptueux de s'attendre à ce que Béatrice rompe tes liens et te ramène à la surface, comme Elle l'a fait pour Ses disciples. Mais dans l'eau, tu es seul avec Dieu. »
Il descendit de sa couchette et s'accroupit à côté de mon lit. « Est-ce que tu es prêt à mettre ta vie entre les mains de Béatrice, Martin ? » Sa voix émettait des étincelles grises dans l'obscurité.
J'hésitai. « Et si je me contente de plonger ? Et de rester un moment sous l'eau ? » J'avais très souvent nagé de nuit, en partant du bateau ; il n'y avait là rien à craindre.
« Non. Tu dois être lesté pour descendre. » Son ton indiquait clairement qu'aucun compromis ne serait possible. « Combien de temps peux-tu retenir ton souffle ?
— Deux cents taus. » Je me vantais ; deux cents, c'était ma cible.
— C'est suffisant. »
Je ne répondis pas. « Je prierai avec toi », dit Daniel.
Je descendis du lit et nous nous mîmes tous deux à genoux. Daniel murmura : « S'il vous plaît, Sainte Béatrice, octroyez à mon frère Martin le courage d'accepter le précieux cadeau de Votre sang. » Puis il se mit à prier dans ce qui me sembla une langue étrangère, en prononçant un flot rapide de syllabes dures qui ne ressemblait à rien de ce que j'avais pu entendre auparavant. J'écoutais avec appréhension ; je n'étais pas sûr de vouloir que Béatrice modifie mes sentiments, et j'avais peur que cet étalage de ferveur ne fasse que l'en persuader.
« Et si je ne le fais pas ?
— Alors tu ne verras jamais le visage de Dieu. »
Je savais ce que cela signifiait : j'errerais seul dans le ventre de la Mort, dans l'obscurité, pour l'éternité. Et même si l'on n'était pas censé prendre les Écritures au pied de la lettre, la réalité qui se cachait derrière la métaphore ne pouvait qu'être pire. Inimaginablement pire.
« Mais… pour Papa et Maman ? » J'étais plus inquiet pour eux, parce que je savais que jamais ils ne descendraient lestés du bateau sur l'ordre de Daniel.
« Cela prendra du temps, » dit-il doucement.
Son sérieux absolu me bouleversa.
Je l'entendis se lever pour aller à l'échelle. Il monta quelques barreaux et ouvrit l'écoutille. La lumière des étoiles entra suffisamment pour donner forme à ses bras et à ses épaules, mais quand il se tourna vers moi, je ne pouvais toujours pas discerner son visage. « Allez, Martin ! » chuchota-t-il. « Plus tu attendras, plus ce sera dur. » L'insistance contenue de sa voix était familière : généreuse, complice, rien à voir avec l'impatience d'un adulte. C'était presque comme s'il me mettait au défi de me joindre à lui pour une descente nocturne sur le garde-manger — non pas qu'il ait vraiment besoin d'un collaborateur mais parce qu'il désirait sincèrement que je ne rate pas une chose aussi excitante, et une occasion de butin.
Je suppose que j'avais plus peur de la damnation que de la noyade et j'avais toujours fait confiance à Daniel pour m'avertir des dangers à l'avance. Mais cette fois je n'étais pas entièrement convaincu qu'il avait raison ; je devais donc être motivé par autre chose que la crainte et la confiance aveugle.
Peut-être que l'élément déterminant, c'était qu'il m'offrait d'être son égal en la matière. J'avais dix ans et je brûlais de devenir plus que ce que j'étais ; d'atteindre non pas l'âge adulte, celui de mes parents, avec sa pesanteur, mais le point intermédiaire, plein de liberté et de secrets, auquel Daniel était parvenu. Je voulais être aussi fort, aussi rapide, aussi vif et cultivé que lui. Être aussi certain que lui de l'existence de Dieu n'aurait pas constitué mon premier choix, mais cela ne servait à rien d'espérer qu'une intervention divine m'accorde autre chose.
Je le suivis sur le pont.
Il prit dans la boîte à outils de la corde, un couteau et quatre poids de réserve, du type de ceux que nous employions sur nos filets, qu'il enfila sur la corde. J'ôtai mon short et m'assis, nu, sur le pont, tandis qu'il faisait un nœud en huit autour de mes chevilles. Je soulevai les pieds à titre d'expérience ; les poids ne me semblèrent pas si lourds que ça. Mais dans l'eau, je savais qu'ils seraient plus que suffisants pour neutraliser la faible flottabilité de mon corps.
« Martin ? Tends les mains. »
Je me retrouvai soudain en pleurs. Avec les bras libres, je pourrais au moins nager contre les poids. Mais si mes mains étaient liées, je serais impuissant.
Daniel s'accroupit et me regarda dans les yeux. « Chut. Tout va bien. »
Je me détestai. Je pouvais sentir mon visage déformé en un masque de bébé pleurnichard.
« Tu as peur ? »
Je hochai la tête.
Daniel sourit d'une manière rassurante. « Tu sais pourquoi ? Tu sais ce qui fait ça ? La Mort ne veut pas que Béatrice mette la main sur toi. Elle te veut pour elle. Elle est donc venue ici, sur ce bateau, insuffler la crainte dans ton cœur, parce qu'elle sait qu'elle t'a presque perdu. »
Je vis quelque chose bouger dans l'ombre derrière la boîte à outils, quelque chose qui glissait dans l'obscurité. Si nous retournions maintenant en bas, dans la cabine, la Mort nous suivrait-elle ? Attendrait-elle que Daniel s'endorme ? Si je tournais le dos à Béatrice, à qui pourrais-je demander de faire partir la Mort ?
Je fixai le pont, des larmes de honte dégouttant de mes joues. Je tendis les bras, poignets joints.
Quand mes mains furent liées — pas paume contre paume, comme je m'y étais attendu, mais dans des boucles séparées reliées par un court segment — Daniel déroula un long bout de corde du treuil qui se trouvait à l'arrière du bateau et l'enroula sur le pont. J'essayai de ne pas penser à sa longueur, mais je savais que je n'avais jamais plongé à cette profondeur. Il prit le crochet émoussé qui terminait la corde, le glissa par-dessus mes bras puis le referma en le vissant, de manière à former un anneau. Il revérifia ensuite que la corde qui m'entourait les poignets n'était ni serrée au point de me brûler, ni lâche au point de me laisser glisser. Tandis qu'il faisait cela, je vis quelque chose s'inscrire sur son visage : un doute, une crainte. « Agrippe-toi au crochet, » me dit-il. « À tout hasard. Ne lâche pas, quoi qu'il arrive. D'accord ? » Il chuchota quelque chose à Béatrice, puis releva la tête pour me regarder, de nouveau confiant.
Il m'aida à me lever et à avancer à petits pas jusqu'à la barrière de sécurité, tout près du treuil. Il me prit alors sous les bras et me souleva, en me gardant les pieds appuyés sur la coque extérieure. Le pont était inerte, une endostructure minéralisée, mais derrière les barrières de sécurité on pouvait sentir que la coque était vivante : recouverte de sécrétions protectrices glissantes, rougeoyant doucement. Mes orteils se crispèrent inutilement contre cette enveloppe lubrifiée ; je n'avais aucune prise. La coque soutenait une partie de mon poids, mais les bras de Daniel finiraient par se fatiguer. Si je voulais reculer, je devais le faire rapidement.
Une brise chaude soufflait. Je regardai autour de moi l'horizon plat, le feu des étoiles, la faible lumière argentée qui émanait de l'eau. Daniel psalmodia : « Sainte Béatrice, je suis prêt à mourir à ce monde. Laissez-moi me noyer dans Votre sang, que je puisse être racheté et contempler le visage de Votre Mère. »
Je répétai les mots, en essayant très fort d'être sincère.
« Sainte Béatrice, je Vous offre ma vie. Tout ce que je fais maintenant, je le fais pour Vous. Entrez en mon cœur et accordez-moi la foi. Entrez en mon cœur et accordez-moi l'espoir. Entrez en mon cœur et accordez-moi l'amour.
— Et accordez-moi l'amour. »
Daniel me lâcha. Au début, il me sembla que mes pieds adhéraient comme par magie à la coque, et je pivotai vers l'arrière sans vraiment tomber. Je m'agrippai fermement au crochet, le métal froid appuyé contre mon ventre, et fis le souhait que la corde du treuil se tende et me laisse suspendu en l'air. Je me préparai même au choc. Une partie de moi-même croyait vraiment que je pouvais changer d'avis, même à ce moment.
Puis mes pieds glissèrent et je plongeai dans l'océan, dans lequel je coulai à pic.
Ce n'était pas comme un plongeon — même d'une hauteur supérieure à tout ce que l'on a déjà tenté, quand ça met si longtemps avant que l'eau ne vous arrête que vous commencez à prendre peur. Je descendais de plus en plus vite, comme dans l'air. De la vision que j'avais eue de la corde qui me maintenait hors de l'eau, je passai à l'autre extrême : mon accélération semblait prouver que l'enroulement sur le pont n'était rattaché à rien, que son bout effiloché était déjà sous la surface. C'était bien ce qu'avaient fait les disciples ? Ils s'étaient laissés tomber sans rappel. Daniel avait donc coupé la corde, et je me dirigeais vers le fond de l'océan.
Puis le crochet propulsa mes mains au-dessus de ma tête, ébranlant mes poignets et mes épaules, et je m'immobilisai.
Je me tournai vers la surface, mais ni la lumière des étoiles ni la faible phosphorescence de la coque n'atteignaient une telle profondeur. Je laissai un flot de bulles s'échapper par la bouche ; je les sentis glisser sur ma lèvre supérieure, sans pouvoir en suivre la trace dans l'obscurité.
Je bougeai prudemment les mains au-dessus du crochet. Je sentais toujours le câble solidement serré autour de mes poignets, mais Daniel m'avait prévenu de ne pas m'y fier. Je ramenai les genoux à hauteur de la poitrine, pour mesurer l'influence des poids. Si la corde se rompait, j'aurais au moins les mains libres, mais même ainsi je n'étais pas certain de pouvoir remonter. La simple pensée d'essayer de défaire les nœuds qui m'enserraient les chevilles, tout en dégringolant toujours plus bas, me remplissait d'horreur.
J'avais mal aux épaules mais je n'étais pas blessé. Je n'eus pas trop d'efforts à faire pour hisser le menton à hauteur du bas du crochet. Il m'était difficile de faire mieux avec les mains si rapprochées que je ne pouvais pas trouver un appui correct — mais au troisième essai je réussis à réunir les bras, vers le bas.
J'avais fait ça sans vraiment avoir de plan, mais je me rendis alors compte que même avec les bras et les pieds liés, je pouvais essayer de grimper. Le plus dur était de commencer. Il me fallait me mettre la tête en bas, saisir la corde entre les genoux, puis me recroqueviller — en entraînant le crochet — et agripper avec les mains la prise suivante.
Et si je n'arrivais pas à me redresser ?
Je monterais les pieds les premiers.
Je ne parvins même pas à réaliser la première étape. Je pensais que ce serait aussi simple que de garder les bras rigides et de me laisser basculer en arrière, mais dans l'eau même les deux tiers de mon corps ne suffisaient pas à contrebalancer les poids.
J'adoptai une approche différente : je me laissai tomber pour me retrouver suspendu les bras tendus, soulevai les jambes aussi haut que possible puis entrepris de nouveau de me tirer vers le haut. Mais ma prise n'était pas assez ferme pour résister à la force de torsion exercée par les poids ; je n'arrivais qu'à pivoter autour de mon centre de gravité — quelque part près de mes genoux — et je me retrouvai en fin de compte toujours plié en deux, mais presque à l'horizontale.
Je me laissai retomber et tentai d'enfiler les pieds dans le cercle formé par mes bras. Je n'y parvins pas du premier coup, et à la réflexion cela me parut de toute manière une mauvaise idée. Même si je parvenais à agripper la corde entre mes pieds attachés — plutôt que de me laisser basculer en arrière, sans contrôle, et de me disloquer les épaules — grimper à la corde la tête en bas et les mains dans le dos serait soit impossible soit si difficile et pénible que je me retrouverais à court d'oxygène avant d'avoir fait un dixième du chemin.
Je laissai un peu d'air s'échapper de mes poumons. Je sentais les muscles de mon diaphragme me reprocher de les empêcher de faire ce qu'ils désiraient ; pas encore de manière très pressante, mais le fait de savoir que je n'avais aucun contrôle sur le moment où je pourrais de nouveau respirer n'engageait pas à la sérénité. Je savais pouvoir compter sur Daniel pour me ramener à la surface à deux cent. Mais je n'avais jamais dépassé cent soixante. Les quarante taus supplémentaires me paraîtraient une éternité.
J'avais presque oublié la signification de toute cette épreuve, mais à ce moment je commençai à prier. S'il vous plaît, Sainte Béatrice, ne me laissez pas mourir. Je sais que Vous vous êtes noyée ainsi pour me sauver, mais si je meurs cela ne servira à personne. Daniel sera dans une merde noire… mais ce n'est pas une menace, seulement une observation. Je ressentis un élancement d'anxiété ; en plus de tout le reste, ne venais-je pas d'offenser la Fille de Dieu ? Je continuai à lutter, mais ma confiance diminuait. Je ne veux pas mourir. Mais Vous le savez déjà. Alors je ne sais pas ce que Vous voulez que je dise.
Je relâchai encore un peu d'air vicié, en regrettant de ne pas avoir compté mon temps d'immersion ; il ne fallait pas vider ses poumons trop rapidement — lorsqu'ils étaient vides, c'était encore plus difficile de ne pas inspirer — mais garder tout le dioxyde de carbone trop longtemps n'était pas bon non plus.
La prière ne fit qu'accentuer mon désespoir, et j'essayai donc d'évoquer d'autres types de pensées pieuses. Je ne parvenais pas à me rappeler la moindre citation des Écritures mot pour mot, mais l'essentiel de la partie la plus importante commençait à me tourner dans la tête.
Après avoir vécu trente ans dans Son corps, et avoir persuadé tous les Anges de redevenir mortels, Béatrice était repartie vers leur vaisseau spatial déserté et l'avait plongé droit dans l'océan. Lorsque la Mort La vit arriver, elle prit la forme d'un serpent géant, replié dans les eaux, aux aguets. Et bien qu'Elle fût la Fille de Dieu, qu'elle eût le pouvoir de faire ce que bon lui semblait, elle laissa la Mort La prendre.
Telle était la mesure de Son amour pour nous.
La Mort pensa avoir gagné la mise. Béatrice était emprisonnée dans ses entrailles, seule dans l'obscurité. Les Anges étaient de nouveau incarnés, elle n'aurait donc même pas à attendre la chute des étoiles pour faire valoir ses droits sur eux.
Mais Béatrice faisait partie de Dieu. La Mort avait avalé une partie de Dieu. C'était une erreur. Trois jours après, ses mâchoires s'ouvrirent brusquement et Béatrice en sortit en volant, nimbée de feu. La mort était défaite, consumée, amoindrie.
Mes membres s'engourdissaient mais ma poitrine était en feu. La Mort était toujours suffisamment vivace pour retenir les damnés. Je commençai à me débattre à l'aveuglette, gâchant le peu d'oxygène qui restait dans mon sang, mais cherchant à tout prix à me distraire de la pulsion d'inhaler.
S'il Vous plaît, Sainte Béatrice…
S'il te plaît, Daniel…
Des taches lumineuses s'épanouirent brusquement devant mes yeux et se mirent à dériver dans l'eau. Je les regardai s'enrouler en une sorte de vortex, comme si quelque chose les attirait.
C'était la gueule du serpent, qui avalait mon âme. J'ouvris la bouche et émis un gargouillement. La Mort nageait vers moi pour m'embrasser, pour insuffler de l'eau glacée dans mes poumons.
Tout fut soudain inondé de lumière. Le serpent fit volte-face et s'enfuit, tel un ver craintif et blafard. Une onde de plaisir se répandit dans tout mon être, comme si j'étais à nouveau tout petit et que ma mère me prenait fermement dans ses bras. C'était comme de me prélasser au soleil, en écoutant des éclats de rire et en rêvant une musique trop merveilleuse pour être réelle. Tous mes muscles se bandaient encore dans leur effort pour laisser entrer l'eau dans mes poumons, mais je me retrouvais maintenant à les combattre presque distraitement, tandis que je m'émerveillais de mon étrange euphorie.
L'air glacé déferla sur mes mains puis le long de mes bras. Je me redressai pour aspirer une goulée d'air, puis me laissai retomber, pris de vertige, crachant, reconnaissant à chaque inspiration. Mais c'était tout autre chose qui me plongeait dans la béatitude. La lumière qui avait inondé mes yeux avait disparu, mais elle avait laissé sur tout ce que je voyais une image rémanente violette. Daniel continua à rembobiner jusqu'à ce que ma tête arrive au niveau de la rambarde, puis il coinça le treuil, se pencha et me prit sur son épaule.
J'avais eu suffisamment chaud dans l'eau, mais maintenant je claquais des dents. Daniel m'enveloppa dans une serviette, puis se mit à couper mes liens. Je lui souris d'un air béat. « Je suis si heureux ! » Il m'intima de me calmer, mais chuchota avec euphorie : « C'est l'amour de Béatrice. Maintenant, elle ne te quittera plus, Martin. »
Je cillai, surpris, puis ris doucement de ma stupidité. Jusqu'à cet instant, je n'avais pas du tout relié ce qui s'était passé à Béatrice. Mais c'était Elle, bien sûr. Je L'avais invitée dans mon cœur et Elle était venue.
Et je pouvais le voir sur le visage de Daniel : un an après sa propre Noyade, il ressentait toujours Sa présence.
« Tout ce que tu feras maintenant, » dit-il, « sera pour Béatrice. Quand tu regarderas à travers ton télescope, tu le feras en hommage à Sa création. Quand tu mangeras, que tu boiras ou que tu nageras, tu le feras pour rendre grâces à Ses présents. » J'acquiesçai avec enthousiasme.
Daniel rangea tout, allant même jusqu'à essuyer les flaques d'eau que j'avais laissées sur le pont. De retour dans la cabine, il récita les Écritures, des passages que je n'avais jamais réellement compris auparavant, mais qui me semblaient maintenant parler de la Noyade, et de ce que je ressentais. C'était comme si j'ouvrais le livre et que mon nom s'y trouvait mentionné à toutes les pages.
Lorsque Daniel s'endormit, avant moi, pour la première fois de ma vie je ne ressentis pas le moindre serrement de cœur en me retrouvant seul. La Fille de Dieu était avec moi : je pouvais sentir Sa présence, comme une flamme dans mon cerveau, irradiant de la chaleur à travers l'obscurité, sous mes paupières.
M'apportant du réconfort, me procurant de la force.
Me donnant la foi.
Le monastère se trouvait à presque quatre milliradians au nord-est de nos territoires. J'étais avec Daniel dans le canot qui nous menait vers le point de rendez-vous, où nous devions rencontrer trois autres embarcations avant de continuer. C'était la même routine toutes les dix nuits depuis presque un an — et cela faisait une année de plus que Daniel allait lui-même au groupe de prière — de sorte que le canot n'avait pas besoin de beaucoup de surveillance. Il se nourrissait des nutriments qu'il trouvait dans l'océan, et se propulsait en pompant l'eau à travers les fins canaux de sa peau, guidé à la fois par le soleil et par le champ magnétique d'Alliance : il constituait un parfait exemple de l'héritage des Anges, que notre technologie n'égalerait jamais.
Barthélemy, Rachel et Agnès se trouvaient dans un canot, et ils voyageaient à nos côtés pendant que les autres ouvraient la marche. Barthélemy et Rachel étaient mariés, bien qu'ayant dix-sept ans seulement, soit à peine plus que Daniel. Agnès, la sœur de Rachel, avait seize ans. Comme j'étais le plus jeune membre du groupe de prière, Agnès me portait une attention particulière depuis le jour de mon arrivée. « Martin, c'est le grand jour, pour toi, n'est-ce pas ? » dit-elle. Je hochai la tête mais refusai de poursuivre la conversation et la laissai libre de discuter avec Daniel.
Le crépuscule était tombé lorsque nous parvînmes en vue du monastère, une tour conique construite avec au moins dix mille coques de navires, qui s'élevaient de l'eau en une représentation stylisée du vaisseau de Béatrice. Dirigé vers le ciel, pas vers les profondeurs. Bien que certains commentateurs des Écritures aient insisté sur le fait que le vaisseau lui-même avait sombré pour l'éternité et que Béatrice s'était extraite seule des flots, il restait néanmoins à jamais le symbole de Sa victoire sur la Mort. Durant les trois jours que duraient Sa séparation d'avec Dieu, tous les édifices de ce type demeuraient obscurs, mais ce serait dans six mois, et pour le moment le monastère brillait de tous ses hublots.
Un tunnel étroit menait à la base de la tour ; les canots détectèrent son odeur dans l'eau et s'y introduisirent l'un derrière l'autre. Je savais qu'ils n'avaient pas d'âme, mais je me demandais comment cela serait pour eux s'ils étaient conscients de leurs actions. Normalement, ils se reposaient dans le bassin d'une seule coque, une poche en peau de navire qui les protégeait mais les laissait encore largement exposés. Peut-être que cette attirance instinctive vers l'intérieur d'une vaste structure leur donnerait une impression de réconfort et de sécurité plus grande encore que l'arrimage à leur propre navire. Lorsque j'exprimai cette réflexion à voix haute, Rachel, dans le canot qui nous suivait, se mit à ricaner. « Ne dis pas de bêtises », dit Agnès.
Une phosphorescence vert pâle émanait des murs du tunnel, mais l'ouverture qui nous faisait face était envahie d'une lumière artificielle blanche, infiniment plus riche et brillante. Nous émergeâmes dans un canal entourant un vaste atrium et continuâmes à le suivre jusqu'aux premiers emplacements libres pour nos canots.
L'écho nous renvoya chaque bruit de pas et chaque éclaboussure de notre débarquement. Je contemplai le plafond : un dôme assemblé à partir de centaines de sections de coques triangulaires incurvées, tatouées de scènes des Écritures. Les illustrations originales dataient de plus d'un millénaire mais la peau de navire vivante dégradait les pigments en quelques décennies, de sorte que les moines devaient constamment les restaurer.
"Béatrice rejoignant les Anges" était mon préféré. Parce que les Anges étaient désincarnés, ils ne grandissaient pas à l'intérieur de leur mère ; ils apparaissaient tout simplement, de nulle part, dans les rues des Cités Immatérielles. Sur l'illustration qui se trouvait au plafond, le corps impalpable de Béatrice était à moitié formé : des chérubins travaillaient encore à revêtir les os immatériels de Ses jambes et de Ses bras de muscles, de veines et de peau tout aussi évanescents. Quelques Anges en robe de lumière Lui jetaient des coups d'œil en biais, mais on pouvait voir qu'ils n'étaient pas particulièrement impressionnés. Ils n'avaient alors aucun moyen de savoir qui Elle était.
Un couloir, portant lui aussi des illustrations, mais plus petites, conduisait de l'atrium à la salle de réunion. Le groupe de prière comportait une cinquantaine de personnes — y compris plusieurs prêtres et des moines, mais ceux-ci ne se comportaient pas différemment des autres. À l'église, on suivait la liturgie ; le prêtre y insérait son sermon mais il n'était pas prévu que les fidèles fassent beaucoup plus que prier ou chanter à l'unisson et apporter les réponses apprises par cœur. Ici, c'était beaucoup moins formel. Il y avait deux ou trois orateurs différents chaque nuit — parfois des invités en visite au monastère, d'autres fois des membres du groupe — et après, n'importe qui pouvait demander au groupe de prier avec lui, sur ce qu'il désirait.
Je m'étais laissé distancer par les autres, mais ils m'avaient gardé un siège sur l'allée. Agnès se trouvait à ma gauche, puis Daniel, Barthélemy et Rachel. « Tu es nerveux ? » me demanda Agnès.
« Non. »
Daniel se mit à rire, comme si cette affirmation était ridicule.
« Non, je ne suis pas nerveux », dis-je. J'avais voulu paraître hautain et imperturbable, mais mes paroles étaient sorties d'un ton grincheux et puéril.
Les premiers orateurs étaient tous deux des théologiens laïques, des Continentaux en visite au monastère. Le premier parla de ceux qui appartenaient à de fausses religions, pour montrer qu'ils étaient tous, en fait, des adorateurs de Béatrice sans le savoir. Il dit qu'ils ne seraient pas damnés parce qu'ils n'avaient pas eu le choix des cultures dans lesquelles ils étaient nés. Béatrice savait que leurs intentions étaient bonnes et leur pardonnerait.
J'aurais voulu que cela fût vrai, mais ça n'avait aucun sens pour moi. Soit Béatrice était la Fille de Dieu, et tous ceux qui croyaient le contraire s'étaient détournés d'elle pour entrer dans l'obscurité, soit… il n'y avait pas d'alternative. Il me suffisait de fermer les yeux et de sentir Sa présence pour le savoir. Néanmoins, tout le monde applaudit lorsque l'homme eut terminé, et toutes les questions posées semblaient abonder dans son sens. Peut-être que ses arguments avaient tout simplement été trop subtils pour moi.
Le second orateur se référa à Béatrice comme à « la Sainte Bouffonne » et nous chapitra sévèrement sur l'attention insuffisante que nous accordions à Son sens de l'humour. Elle cita des événements décrits par les Écritures qui étaient selon elle des canulars, puis disserta sur le “pouvoir curatif du rire”. C'était à peu près aussi passionnant qu'un cours de nutrition ou d'hygiène ; je luttai pour garder les yeux ouverts. À la fin, personne ne trouva de question.
Puis Carole, qui dirigeait la réunion, dit : « Martin va maintenant témoigner du pouvoir de Béatrice dans sa vie. »
Tout le monde applaudit pour m'encourager. Tandis que je me levais et m'engageais dans l'allée, Daniel se pencha vers Agnès et chuchota d'un air narquois : « On devrait s'amuser. »
Je m'installai devant le pupitre et fis l'exposé que j'avais répété des jours entiers. Béatrice, dis-je, était avec moi à tout moment : que je sois en train d'étudier ou de travailler, de manger ou de nager, ou simplement assis à regarder les étoiles. Quand je me réveillais le matin et regardais au fond de mon cœur, Elle était toujours là, Elle m'offrait Sa force et Ses conseils. Lorsque je me couchais le soir, je ne craignais rien, parce que je savais qu'Elle veillait sur moi. Avant ma Noyade, ma foi n'était pas très affirmée, mais maintenant je ne pourrais plus jamais douter que la Fille de Dieu s'était incarnée, avait été emportée par la Mort puis l'avait vaincue, et qu'Elle avait affronté toutes ces épreuves dans Son immense amour pour nous.
Tout cela était vrai, mais en prononçant ces mots, je ne pouvais m'ôter de la tête les paroles ironiques de Daniel. Je jetai un coup d'œil au rang où j'étais assis précédemment, aux personnes avec lesquelles j'avais voyagé. Qu'avais-je réellement en commun avec eux ? Rachel et Barthélemy étaient mariés. Barthélemy et Daniel avaient étudié ensemble, et jouaient toujours dans la même équipe de dive-ball. Daniel et Agnès étaient probablement amoureux l'un de l'autre. Et Daniel était mon frère… mais quelle différence cela faisait-il, à part qu'il pouvait me rabaisser plus efficacement qu'un étranger ?
Lors de la prière ouverte qui suivit, je n'accordai aucune attention aux épreuves et aux bénédictions que les gens partageaient avec le groupe. J'essayais silencieusement de faire appel à Béatrice pour qu'elle dissolve le nœud de colère qui m'oppressait. Mais je n'y arrivais pas ; je m'étais trop détourné d'Elle.
À la fin de la réunion, quand les gens commencèrent à se rendre dans la pièce voisine pour discuter un peu, je restai en arrière. Quand les autres furent hors de vue, je m'engouffrai dans le tunnel et me dirigeai droit vers le canot.
Daniel pourrait se faire ramener par ses amis ; c'était presque sur leur chemin. J'attendrais non loin du bateau jusqu'à ce qu'il m'ait rattrapé ; si mes parents me voyaient rentrer seul, j'aurais des problèmes. Daniel serait bien sûr furieux, mais il ne me trahirait pas.
Une fois désamarré, le canot connaissait exactement son chemin : le long du canal, pour reprendre le tunnel jusqu'à la mer. Comme j'accélérais sur les eaux calmes et obscures, je sentis le retour de la présence de Béatrice, comme un signe qu'Elle comprenait que j'avais dû partir.
Je me penchai et trempai ma main dans l'eau, pour sentir le courant engendré par l'absorption et le rejet des ions à travers les cellules de la peau du canot. La coque extérieure luisait d'une lumière bleu phosphorescent, plus en guise d'avertissement pour les autres embarcations que pour éclairer le chemin. Au temps de Béatrice, l'un de ses disciples s'était installé dans la Cité Immatérielle et avait conçu cette créature à partir de rien. Cela me donnait un peu le vertige, rien que d'imaginer ce que connaissaient les Anges. Je ne savais pas vraiment pourquoi nous en avions perdu autant, mais je voulais tout redécouvrir. Même les Profonds enseignaient qu'il n'y avait pas de mal à ça, tant que nous n'essayions pas de redevenir immortels.
Le monastère se réduisit à une trace de lumière floue sur l'horizon, et il n'y avait pas d'autre balise visible sur l'eau, mais je pouvais lire les étoiles, et sentir les lignes de champ, de sorte que je savais que le canot allait dans la bonne direction.
Lorsque je remarquai une tache bleue au loin, il était évident que ce n'était pas Daniel et les autres qui me poursuivaient ; elle venait de la mauvaise direction. Comme je voyais le canot s'en rapprocher, l'angoisse me gagna ; si c'était quelqu'un que je connaissais et que je ne trouvais pas une bonne explication au fait de voyager seul, la nouvelle parviendrait aux oreilles de mes parents.
Avant que je puisse distinguer quiconque à bord, une voix retentit : « Pouvez-vous m'aider ? Je suis perdu ! »
Je réfléchis avant de répondre. La voix donnait l'impression d'être détachée, de prendre presque à la légère ce brutal aveu d'impuissance, qui n'était pourtant pas une plaisanterie. En cas de maladie, les sens du temps et du champ magnétique pouvaient tous deux se dérégler, ce qui rendait les étoiles beaucoup plus difficiles à déchiffrer. Cela m'était arrivé une fois ou deux, et j'en conservais le souvenir d'une horrible expérience — même en sécurité sur le pont de notre bateau. Aussi tard dans la nuit, un canot ne possédant que son sens du champ magnétique pour le guider pouvait perdre trace de sa position, particulièrement si l'on était en train d'aller à un endroit où il ne s'était jamais rendu auparavant.
Je lui criai nos coordonnées, et l'heure. J'étais assez sûr de les connaître à cent microradians près et quelques centaines de taus.
« Impossible ! Puis-je m'approcher ? Laisser nos canots se parler ? »
J'hésitai. Depuis aussi longtemps que je pouvais me rappeler, on m'avait martelé cette recommandation : si jamais je me retrouvais seul sur l'eau, je devais éviter les autres embarcations à moins de connaître les personnes à leur bord. Mais Béatrice était avec moi, et si quelqu'un avait besoin d'aide, il était mal de la lui refuser.
« D'accord ! » Je m'arrêtai net, et attendis que l'étranger me rejoigne. Tandis que le canot accostait, je fus surpris de constater que le passager était un jeune homme. Il semblait à peu près de l'âge de Barthélemy, mais sa voix l'avait fait paraître beaucoup plus vieux.
Nous n'avions pas besoin de dire aux canots ce qu'ils devaient faire ; la proximité était suffisante pour déclencher un échange chimique d'information. « Tout seul ? » dit l'homme.
« Je voyage avec mon frère et ses amis. J'ai juste pris un peu d'avance. »
Cela le fit sourire. « Ils vous ont envoyé en avant, n'est-ce pas ? Que pensez-vous qu'ils fabriquent, là-bas ? » Je ne répondis pas ; ce n'étaient pas une manière de parler de personnes que vous ne connaissiez même pas. L'homme parcourut l'horizon, puis étendit les bras en un geste de sympathie. « Vous devez avoir l'impression d'être tenu à l'écart. »
Je hochai négativement la tête. Il y avait une paire de jumelles par terre derrière lui ; avant même d'avoir appelé à l'aide, il pouvait avoir vu que j'étais seul.
Il sauta prestement d'un canot à l'autre et atterrit sur le banc de poupe. « Il n'y a rien à voler », dis-je. J'avais la chair de poule, plus d'incrédulité que de peur. Il se tenait sur le banc, dans la lumière des étoiles, et tira un couteau de sa ceinture. Les détails — le motif gravé sur le manche, la lame dentelée — ne faisaient que contribuer à renforcer cette impression de rêve.
Il toussa, soudain nerveux. « Fais ce que je te demande, et tout ira bien. »
Je remplis mes poumons et appelai à l'aide de toutes mes forces ; je savais qu'il n'y avait personne à portée de voix mais je pensais que cela pourrait tout de même le faire fuir. Il regarda autour de lui, plus surpris que furieux, comme s'il ne pouvait tout à fait croire à un tel gaspillage d'efforts. Je sautai en arrière, dans l'eau. Un moment plus tard, je l'entendis me suivre.
Je repérai la lueur bleue des canots au-dessus de ma tête, puis nageai dur, vers le bas et en m'éloignant, sans perdre de temps à rechercher son ombre. Le sang battait dans mes oreilles, mais je savais que je me déplaçais presque silencieusement ; aussi rapide qu'il fût, dans l'obscurité il pouvait passer tout près de moi sans me voir. S'il ne m'attrapait pas bientôt, il retournerait probablement au canot et attendrait de me repérer lorsque je remonterais prendre de l'air. Je devrais faire surface suffisamment loin pour rester invisible — même avec les jumelles.
J'étais terrifié à l'idée qu'à tout moment, une main pouvait se refermer sur ma cheville, mais Béatrice était avec moi. En nageant, je repensai à ma Noyade, et Sa présence se fit plus forte que jamais. Lorsque mes poumons furent prêts d'éclater, Elle m'aida à continuer tandis que mes membres fonctionnaient mécaniquement, que d'énormes taches de lumière flottaient devant mes yeux. Lorsque je sus que je devais finalement faire surface, je me tournai vers le haut et remontai doucement, puis restai sur le dos, ne laissant dépasser de l'eau que la bouche et le nez, refusant de céder à la tentation de relever la tête et de regarder autour de moi.
Je remplis et vidai mes poumons plusieurs fois, puis replongeai.
La cinquième fois que je fis surface, j'osai regarder derrière moi. Aucun des canots n'était visible. Je levai un peu plus la tête et fis un tour complet, au cas où j'aurais fini par perdre mon orientation, mais rien n'apparut.
Je vérifiai les étoiles, et mon sens du champ magnétique. Les canots n'auraient pas dû se trouver au-delà de l'horizon. Je nageai sur place, ondulant au rythme de la houle, et essayai de ne pas penser à ma fatigue. Le bateau le plus proche était à au moins deux milliradians. Les bons nageurs — certains plus jeunes que moi — faisaient des marathons sur de telles distances, mais je n'avais jamais ne serait-ce qu'aspiré à réaliser de tels exploits d'endurance. Sans préparation, au milieu de la nuit, je savais que je n'y arriverais pas.
Si l'homme avait renoncé à me retrouver, aurait-il pris notre canot ? Alors qu'ils coûtaient si peu, et que les tatouages d'identification étaient si difficiles à changer ? Ça équivaudrait à un aveu de culpabilité. Alors pourquoi n'était-il pas là ? Soit il l'avait remis en route, soit le canot avait lui-même décidé de retourner à la maison.
Je connaissais le chemin qu'il aurait pris ; je l'aurais vu passer, si j'avais été en train de regarder lors de mes précédents retours à la surface. Mais je n'avais aucun espoir de le rattraper maintenant.
Je commençai à prier. Je savais que j'avais eu tort de quitter les autres, mais je demandai pardon, et sentis qu'il m'était accordé. Je contemplai presque calmement l'horizon — en souriant devant les éclairs bleus des météores qui se consumaient au-dessus de l'océan — certain que Béatrice ne m'abandonnerait pas.
Je priais toujours — en nageant sur place et en frissonnant dans l'air frais — quand une lumière bleue apparut au loin. Elle disparut comme j'entrai dans un creux de la houle, mais ça ne pouvait pas être une étoile filante. Étaient-ce Daniel et les autres — ou l'étranger ? Je n'avais pas beaucoup de temps pour me décider ; si je voulais être à portée de voix quand ils passeraient, je devais nager dur.
Je fermai les yeux et recherchai l'inspiration dans la prière. S'il Vous plaît, Sainte Béatrice, inspirez-moi. La joie inonda mon esprit, instantanément : c'était eux, j'en étais certain. Je me mis en route aussi rapidement que possible.
Je commençai à hurler avant de voir combien il y avait de passagers, mais je savais que Béatrice n'autoriserait pas que je me sois trompé. Une fusée éclairante jaillit du canot, révélant quatre personnes côte à côte, qui scrutaient la surface de l'eau. Je criai avec jubilation, et fis des grands signes avec les bras. Quelqu'un m'aperçut enfin, et ils amenèrent le canot près de moi. À mon arrivée à bord, j'étais si excité d'adrénaline et de soulagement que je pensais presque pouvoir replonger et arriver avant eux à la maison.
Je m'attendais à ce que Daniel soit furieux, mais quand je lui décrivis ce qui m'était arrivé, il se contenta de dire : « Il faut y aller. »
Agnès me prit dans ses bras. Barthélemy m'adressa un regard presque respectueux, mais Rachel grommela avec aigreur : « Tu es un imbécile, Martin. Tu ne connais pas ta chance.
— Je sais », lui répondis-je.
Nos parents étaient sur le pont. Le canot vide était arrivé depuis un moment ; ils avaient été sur le point de se mettre à notre recherche. Quand les autres furent repartis, je commençai à tout raconter une nouvelle fois, en essayant cette fois-ci de minimiser le danger.
Avant que j'aie fini, ma mère attrapa Daniel par le collet et se mit à le gifler. « Je te l'avais confié ! Espèce d'irresponsable ! Je te faisais confiance ! » Daniel commença à lever son bras pour se protéger, puis le laissa retomber et se contenta de tourner le visage vers le pont.
J'éclatai en larmes. « C'était ma faute ! » Nos parents ne nous frappaient jamais ; je n'en croyais pas mes yeux.
Mon père dit d'un ton apaisant : « Allons… il est à la maison, maintenant. Sain et sauf. Personne ne l'a touché. » Il mit son bras autour de mes épaules et demanda prudemment : « C'est bien ça, Martin, n'est-ce pas ? »
Je hochai la tête en pleurant. C'était pire que tout ce que s'était passé dans le canot ou dans l'eau ; je me sentais mille fois plus impuissant, mille fois plus infantile.
« Béatrice me protégeait », dis-je.
Ma mère roula des yeux et se mit à rire à gorge déployée, relâchant sa prise sur la chemise de Daniel. « Béatrice ? Béatrice ? Ne comprends-tu pas ce qui aurait pu t'arriver ? Tu es trop jeune, tu n'aurais pas pu lui donner ce qu'il voulait. Il aurait dû faire usage du couteau. »
J'eus l'impression que le froid glacial de mes vêtements trempés s'insinuait encore plus profondément en moi. J'oscillais, mal assuré, mais luttais pour rester debout. Puis je murmurai avec entêtement : « Béatrice était là. »
« Va te changer, » dit mon père, « ou tu vas geler. »
Je restai allongé dans mon lit à les écouter passer un savon à Daniel. Lorsqu'il descendit enfin l'échelle, j'étais si malade de honte que j'aurais préféré m'être noyé.
« Ça va ? » dit-il.
Que pouvais-je dire. Je ne pouvais pas lui demander de me pardonner.
« Martin ? » Daniel alluma la lampe. Son visage était inondé de larmes ; il rit doucement, en les essuyant. « Merde, tu m'as fait peur. Ne refais plus jamais ça.
— Jamais plus.
— D'accord. » C'était fini ; pas d'engueulade, pas de récriminations. « Tu ne veux pas prier avec moi ? »
Agenouillés l'un à côté de l'autre, nous priâmes pour que nos parents trouvent la paix, et pour l'homme qui avait tenté de me faire du mal. Je me mis à trembler ; le choc de ce que je venais de vivre m'atteignait enfin de plein fouet. Soudain, les mots se mirent à jaillir de ma bouche — des mots que je ne reconnaissais pas, et que je ne comprenais pas plus, alors que je me savais pourtant en train de prier pour que tout se passe bien avec Daniel et que nos parents arrêtent de lui reprocher ma propre stupidité.
Les paroles étranges continuaient à s'écouler en un torrent incompréhensible, mais pourtant imprégné, d'une certaine façon, de tout ce que je ressentais. Je savais ce qui se passait : Béatrice m'avait donné le langage des Anges. Nous avions dû abandonner toute connaissance de celui-ci lorsque nous nous étions incarnés, mais parfois Elle accordait à certains le pouvoir de prier ainsi, parce que le langage des Anges pouvait exprimer des choses que nous ne pouvions pas exprimer par des mots. Daniel avait cette capacité depuis sa Noyade, mais ce n'était pas quelque chose qui s'enseignait, ni même que l'on pouvait solliciter.
Lorsque je m'arrêtai enfin, mon esprit fonctionnait à toute allure. « Peut-être Béatrice avait-Elle prévu tout ce qui est arrivé cette nuit ? Peut-être l'a-t-Elle organisé, pour mener à cet instant ! »
Daniel hocha négativement la tête en une légère grimace. « Ne te laisse pas emporter. Tu as le don ; contente-toi de l'accepter. » Il me donna une bourrade de l'épaule. « Et maintenant, au lit, avant que nous n'ayons encore plus d'ennuis. »
Je restai éveillé presque jusqu'à l'aube, transporté de bonheur. Daniel m'avait pardonné. Béatrice m'avait protégé et béni. Je ne ressentais plus de honte, simplement de l'humilité et de l'émerveillement. Je savais que je n'avais rien fait pour le mériter, mais ma vie était marquée du sceau de l'amour divin.
Selon les Écritures, les océans de la Terre étaient agités de tempêtes et remplis de créatures dangereuses. Mais sur Alliance, les mers étaient calmes, et les Anges n'avaient rien créé, durant l'écopoïèse, qui pût nuire à leurs incarnations mortelles. Ils avaient rendu les quatre continents et les quatre océans également hospitaliers, et de même qu'à la vue de Dieu, rien ne distingue les hommes des femmes, rien ne sépare les Continentaux des Océaniens. (Certains exégètes ont prétendu que c'était une vérité littérale : Dieu avait choisi de Se rendre aveugle à notre habitat et au fait de savoir si nous étions ou non nés avec un pénis. Je pensais que c'était une belle idée, même si je n'arrivais pas tout à fait à saisir la logistique qui allait avec.)
J'avais entendu dire que certaines sectes obscures enseignaient que la moitié des Anges s'étaient en fait incarnés en une race distincte, qui pouvait vivre dans l'eau et respirer sous la surface, mais que Dieu les avait alors anéantis parce qu'ils tournaient la mort de Béatrice en dérision. Néanmoins, pas une église digne de ce nom n'entretenait cette croyance, et les archéologues n'avaient trouvé aucune trace de ces mythiques cousins damnés. Les Humains étaient humains, et il n'y en avait qu'une seule sorte. Les Continentaux et les Océaniens pouvaient même se marier entre eux — s'ils arrivaient à se mettre d'accord sur leur lieu de résidence.
Lorsque j'eus quinze ans, Daniel se fiança à Agnès, du groupe de prière. C'était logique : ça leur épargnerait les explications et les disputes au sujet de la Noyade, qu'ils auraient dû subir avec un conjoint n'ayant pas connu cette bénédiction. Agnès était bien sûr une Océanienne, mais une partie importante de sa famille, et une petite partie de la nôtre, étaient des Continentaux, de sorte qu'après de longues négociations, on décida que le mariage serait célébré à Ferez, une ville côtière.
J'allai avec mon père chercher une coque à équiper pour le bateau de Daniel et d'Agnès. Diane, l'éleveuse, remorquait une série de six coques adultes, et mon père insista pour marcher sur leur dos et examiner personnellement chacune à la recherche d'imperfections.
Je perdis patience à la quatrième. « Le plus important, c'est la peau, en dessous », grognai-je. En fait, on pouvait dire beaucoup de choses sur la condition générale d'une coque à partir de là où nous étions, mais ça ne servait à rien de s'inquiéter de quelques minuscules défauts bien au-dessus de la ligne de flottaison.
Mon père hocha la tête pensivement. « C'est vrai. Tu ferais mieux d'aller dans l'eau vérifier leurs parties inférieures. »
« Oh non ! » Nous n'aurions pas pu faire confiance à cette femme pour qu'elle nous vende une coque en bonne santé pour un prix correct : ç'aurait été trop simple !
« Martin ! C'est de la sécurité de ton frère et de ta belle-sœur qu'il s'agit. »
Je jetai un coup d'œil à Diane, pour lui montrer ma solidarité, puis je retirai ma chemise et plongeai. Je descendis jusqu'à la dernière coque de la série puis m'introduisis en dessous. Je me mis au travail avec une méticulosité perverse, faisant courir mes doigts sur chaque nanoradian de peau. J'étais résolu à agacer mon père en prenant encore plus longtemps que ce qu'il voulait — et déterminé à impressionner Diane en examinant les six coques sans remonter prendre de l'air.
Une coque non équipée flotte plus haut sur l'eau que lorsqu'elle est pleine de meubles et de bric-à-brac, mais je découvris avec surprise qu'il y avait suffisamment de lumière, même dans l'ombre de la créature, pour me permettre de voir clairement la peau. Après un petit moment, je me rendis compte que, paradoxalement, c'était parce que l'eau était légèrement plus trouble que d'habitude et que les fines particules présentes, dont j'ignorais la nature, dispersaient la lumière du soleil jusque dans les recoins.
À me mouvoir ainsi dans l'eau tiède et claire, alors que je n'avais pas ressenti l'amour de Béatrice aussi fort depuis longtemps, il m'était impossible de rester furieux contre mon père. Il voulait la meilleure coque pour Daniel et Agnès, et moi aussi. Et en ce qui concernait le fait d'impressionner Diane… qu'est-ce que je m'imaginais ? C'était une femme au moins aussi vieille qu'Agnès, et il était fort peu probable qu'elle voie en moi plus qu'un gamin. J'avais terminé la troisième coque quand je sentis que je manquais d'air. Je remontai donc à la surface et annonçai joyeusement : « Pas de défaut pour le moment ! »
Diane me sourit. « Tu as des poumons solides. »
Les six coques étaient toutes en parfaite condition. Nous finîmes par prendre la dernière de la série, parce que c'était la plus facile à détacher.
Ferez était bâtie sur l'embouchure d'une rivière, mais les docks se trouvaient un peu plus loin en amont. Cela contribua à nous préparer ; l'amortissement progressif des vagues fut moins rude pour nous que ne l'aurait été un passage instantané de la mer à la terre ferme. Lorsque je sautai du pont sur l'embarcadère, ce fut néanmoins comme de heurter quelque chose de massif et de rigide, la substance de la planète elle-même. J'étais allé deux fois à terre, auparavant, et toujours pour moins d'une journée. Les cérémonies de mariage dureraient dix jours, mais nous pourrions au moins dormir sur le bateau.
Comme nous déambulions tous quatre le long des rues pleines de monde, dans la direction de la salle des fêtes où tout se passerait à l'exception du sacrement proprement dit, je dévisageai comme un rustre tous ceux que je voyais. Presque personne n'allait pieds nus comme nous, et après quelques centaines de taus sur les pavés — bien plus rugueux que n'importe quel pont — j'avais compris pourquoi. Nos vêtements étaient différents, notre peau plus foncée, notre accent indubitablement étranger… mais personne ne me rendit mon regard. Les Océaniens ne constituaient pas une nouveauté, ici. Cela contribua encore plus à ma gêne ; la curiosité que je ressentais n'était pas réciproque.
Dans la salle, je me joignis aux préparatifs, principalement pour déménager des meubles sous la direction de l'un des oncles tyranniques d'Agnès. Ce fut un autre choc que de voir tant d'Océaniens ensemble dans cet environnement étranger, et le sentiment d'étrangeté s'intensifia quand je me rendis compte que je ne pouvais pas forcément les distinguer des Continentaux ; il n'y avait pas de différence franche dans l'apparence physique, ni même dans l'habillement. Je commençai à me sentir légèrement coupable ; si Dieu ne pouvait pas faire la différence, comment pouvais-je oser rechercher des signes ?
À midi, nous déjeunâmes tous dehors, dans un jardin derrière la salle. L'herbe était douce, mais me grattait les pieds. Daniel s'était absenté pour essayer ses vêtements de marié, et mes parents étaient en train d'accomplir une quelconque tâche essentielle ; je ne reconnaissais qu'une poignée de personnes autour de moi. Je m'assis à l'ombre d'un arbre, en feignant de ne pas remarquer sa taille gigantesque et son anatomie bizarre. Je me demandais si nous ferions la sieste ; je ne pouvais pas m'imaginer dormant sur l'herbe.
Quelqu'un s'assit près de moi et je me tournai.
« Je m'appelle Léna. Je suis la deuxième cousine d'Agnès.
— Moi, c'est Martin, le frère de Daniel. » J'hésitai, puis tendis la main ; elle la saisit en souriant légèrement. J'avais maladroitement embrassé une dizaine d'étrangers ce matin, tous de futurs parents éloignés, mais cette fois-ci je n'osai pas.
« Le frère du marié à la peine, avec la valetaille. » Elle secoua la tête, feignant l'admiration de manière moqueuse.
Je recherchai désespérément une répartie spirituelle, mais une tentative ratée aurait été encore pire qu'une simple platitude. « Tu habites à Ferez ?
— Non, à Mitar. Vers l'intérieur des terres. Nous restons chez mon oncle. » Elle fit la grimace. « Avec dix autres personnes. Pas d'intimité. C'est horrible.
— C'est plus facile pour nous », dis-je. « Nous avons tout simplement amené notre maison avec nous. » Espèce d'imbécile. Comme si elle ne le savait pas.
Léna sourit. « Je ne suis pas montée sur un bateau depuis des années. Tu vas devoir me faire visiter.
— Bien sûr. J'en serai très heureux. » Je savais qu'elle ne faisait qu'alimenter la conversation ; elle ne prendrait jamais ma proposition au mot.
« Il n'y a que Daniel et toi ? » dit-elle.
« Oui.
— Vous devez être proches. »
Je haussai les épaules. « Et toi ?
— Deux frères. Plus jeunes. Huit et neuf ans. Ils sont plutôt pas mal, je suppose. » Elle laissa reposer son menton sur une de ses mains et me regarda sans la moindre gêne.
Je détournai le regard, décontenancé, et pas seulement par les vœux pieux que je pouvais former sur ce qui se cachait derrière ce regard. À moins que ses parents n'eussent été terriblement jeunes lorsqu'elle était née, il était peu probable que d'autres enfants soient planifiés. Alors est-ce qu'un nombre impair d'enfants voulait dire qu'il y avait eu un mort, ou bien que la coutume des nombres égaux portés par chacun des parents n'était pas observée la où elle vivait ? J'avais étudié la région moins d'un an auparavant, mais j'avais très mauvaise mémoire pour ce genre de choses.
« Tu avais l'air si seul, à l'écart dans ton coin », dit Léna.
Je me retournai vers elle, surpris. « Je ne suis jamais seul.
— Ah non ? »
Elle semblait réellement curieuse. J'ouvris la bouche pour lui parler de Béatrice, puis changeai d'avis. Les quelques fois où j'avais dit quoi que ce soit à des amis — des amis ordinaires, qui n'avaient pas fait l'expérience de la Noyade — je l'avais regretté. Tous ne s'étaient pas esclaffés, mais la révélation les avait mis hautement mal à l'aise.
« Mitar compte un million d'habitants, n'est-ce pas ?
— Oui.
— Sur l'océan, une superficie comparable en compterait dix. »
Léna fronça les sourcils. « J'ai peur que cela ne soit un petit peu trop profond pour moi. » Elle se releva. « Mais peut-être arriveras-tu à exprimer cela d'une manière compréhensible même par un Continental ? » Elle leva la main en guise d'au revoir et commença à s'éloigner.
« Peut-être », dis-je.
La cérémonie prit place à l'Église Profonde de Ferez, un vaisseau spatial bâti en pierre, en verre et en bois. Elle constituait presque une caricature des églises auxquelles j'étais habitué, bien qu'elle ressemblât probablement plus au vaisseau original des Anges qu'à n'importe quelle réalisation faite à partir de coques vivantes.
Daniel et Agnès se tenaient devant le prêtre, sous l'apex du bâtiment. Les proches parents étaient alignés en biais, de chaque côté. Mon père — la mère de Daniel — venait en premier dans notre file, suivi par ma mère puis par moi-même. Cela me mettait au même niveau que Rachel, qui n'arrêtait pas de jeter des regards méprisants dans ma direction. Après ma mésaventure, Daniel et moi avions fini par avoir l'autorisation de reprendre nos excursions pour les réunions du groupe de prière mais j'y avais perdu intérêt moins d'un an plus tard. Bientôt, j'avais aussi arrêté d'aller à l'église. Béatrice était avec moi en permanence, et ce n'étaient pas des rassemblements et des cérémonies qui me La rendraient plus proche. Je savais que Daniel désapprouvait cette attitude, mais il ne me fit pas de sermons, et mes parents avaient accepté ma décision sans faire d'histoires. Si Rachel pensait que j'étais une sorte d'apostat, c'était son problème.
« Lequel d'entre vous apporte un pont à ce mariage ? » dit le prêtre.
« Moi », dit Daniel. Dans la cérémonie transitorienne, ils ne posaient plus cette question ; c'était une affaire privée, en fait — et d'une certaine façon la question était presque sacrilège. Cependant, les théologiens de l'Église Profonde avaient trouvé des justifications à des incohérences doctrinales plus importantes, alors qui étais-je pour discuter ?
« Déclarez-vous tous deux solennellement, Daniel et Agnès, que ce pont sera le ciment de votre union jusqu'à la mort, et ne sera partagé avec personne d'autre ? »
« Nous le déclarons solennellement », répondirent-ils ensemble.
« Déclarez-vous solennellement que, de même que vous partagez ce pont, vous partagerez, équitablement, toutes les joies et les peines du mariage ?
— Nous le déclarons solennellement. »
Mon esprit se mit à vagabonder ; je pensai aux parents de Léna. Peut-être que l'un des enfants de la famille était adopté. Nous avions jusqu'à maintenant réussi à aller trois fois sur le bateau en cachette, elle et moi, tôt dans la soirée, quand mes parents n'étaient pas encore rentrés. Nous y avions fait des choses que je n'avais jamais faites avec quiconque, mais je n'avais pas encore pour autant le courage de lui poser des questions aussi indiscrètes.
Le prêtre était déjà en train de conclure : « Aux yeux de Dieu, vous ne faites désormais qu'un. » Mon père se mit à pleurer doucement. Comme Daniel et Agnès s'embrassaient, je ressentis des émotions contradictoires. Daniel me manquerait, mais j'étais heureux d'avoir enfin l'occasion de vivre indépendamment de lui. Et je voulais qu'il soit heureux — j'étais déjà jaloux de son bonheur — mais en même temps la pensée d'un mariage avec quelqu'un comme Agnès me donnait des accès de claustrophobie. Elle était bonne, pieuse, généreuse. Elle et Daniel se traiteraient bien l'un l'autre, et traiteraient bien leurs enfants. Mais ni l'un ni l'autre ne questionnerait le moins du monde les croyances les plus intimes de l'autre.
Cette recette de l'harmonie me terrifiait. Et d'autant plus que je craignais que Béatrice ne l'approuve et ne veuille me voir suivre moi-même cet exemple.
Léna mit sa main sur la mienne et poussa mes doigts plus profondément en elle, en haletant. Nous étions assis sur ma couchette, face à face, mes jambes étendues à plat, les siennes recourbées par-dessus.
Elle glissa la paume de son autre main sur mon pénis. Je me penchai en avant et l'embrassai, en remuant mon pouce sur l'endroit qu'elle m'avait montré, et son frisson nous ébranla tous deux.
« Martin ?
— Quoi ? »
Elle me caressait du bout du doigt ; curieusement, c'était beaucoup plus agréable que quand sa main entière m'enveloppait.
« Est-ce que tu veux venir en moi ? »
Je secouai la tête.
« Pourquoi non ? »
Elle n'arrêtait pas de remuer son doigt, le long du même tracé ; j'avais du mal à penser. Pourquoi non ? « Tu pourrais tomber enceinte. »
Elle rit. « Ne sois pas stupide. Je peux contrôler ça. Tu apprendras aussi. C'est juste une question d'expérience.
— J'utiliserai ma langue. Ça t'a plu, la dernière fois.
— Oui. Mais maintenant, je veux plus. Et toi aussi. J'en suis certaine. » Elle souriait d'un air implorant. « Je te promets que ce sera bien pour tous les deux. Mieux que tout ce que tu as jamais fait.
— Ne t'avance pas.
Léna émit un son incrédule, et fit courir son pouce à la base de mon pénis. « Je suis sûre que tu ne l'as jamais mis à l'intérieur de qui que ce soit auparavant. Mais il n'y a pas à avoir honte.
— Qui parle de honte ? »
Elle hocha la tête d'un air sérieux. « D'accord. Effrayé. »
Je retirai ma main et me heurtai la tête à la couchette supérieure. Celle de Daniel, précédemment.
Léna se souleva et mit sa main sur ma joue.
« Je ne peux pas », dis-je. « Nous ne sommes pas mariés. »
Elle fronça les sourcils. « J'avais entendu dire que tu avais abandonné tout ça.
— Tout quoi ?
— La religion.
— Alors tes informations sont fausses.
— C'est ainsi que les Anges ont façonné nos corps. Quel péché peut-il y avoir à faire ça ? » Elle fit courir sa main le long de mon cou, sur ma poitrine.
« Mais le pont est censé signifier… » Quoi ? Les textes sacrés disent tous qu'il est supposé unir l'homme et la femme de façon égale. Les Écritures affirment que Dieu ne peut distinguer les hommes des femmes, mais dans l'Église Profonde, devant Dieu, le prêtre avait néanmoins demandé à Daniel d'affirmer sa précédence. Alors pourquoi m'inquiéterais-je de ce que pensaient les prêtres ?
« D'accord », dis-je.
« Tu es sûr ?
— Oui. » Je pris son visage dans mes mains et commençai à l'embrasser. Quelques instants plus tard, elle me prit pour me guider en elle. Je faillis jouir sous le choc du plaisir, mais je parvins à l'éviter. Lorsque le risque eut diminué, nous nous enlaçâmes et oscillâmes lentement d'avant en arrière.
Ce n'était pas mieux que ma Noyade, mais c'était tellement similaire que la bénédiction de Béatrice devait nous être acquise. Et tandis que nous nous activions dans les bras l'un de l'autre, ma détermination à demander Léna en mariage grandissait. Elle était forte et intelligente. Elle remettait tout en question. Qu'elle fût une Continentale n'avait pas d'importance ; nous pouvions trouver un terrain d'entente à mi-chemin, nous pouvions vivre à Ferez.
Je me sentis éjaculer. « Je suis désolé. »
« Ça va, » chuchota Léna, « ça va. Ne t'arrête pas. »
J'étais encore dur ; ça n'était encore jamais arrivé. Je sentais ses muscles se tendre et se relâcher en rythme, à la cadence de nos mouvements et de ses lentes exhalations. Puis elle cria et m'enfonça ses doigts dans le dos. J'essayai de me retirer partiellement, mais c'était impossible, elle me tenait trop fermement. C'était fait. Plus de retour en arrière.
Maintenant, j'avais peur. « Je n'ai jamais… » Les larmes affluaient dans mes yeux ; je tentai de les repousser.
« Je sais. Et je sais que c'est effrayant. » Elle me serra plus fort. « Contente-toi de le ressentir. N'est-ce pas merveilleux ? »
J'avais à peine conscience de mon pénis inerte, maintenant, mais une lave brûlante se déversait dans mon bas-ventre, des vagues de plaisir qui se déployaient toujours plus profondément. « Oui », dis-je. « Est-ce la même chose pour toi ? »
— C'est différent. Mais tout aussi bon. Tu le découvriras par toi-même bien assez tôt.
— Je ne planifiais pas aussi loin », confessai-je.
Léna partit d'un petit rire nerveux. « Une nouvelle vie s'ouvre à toi, Martin. Tu ne sais pas ce que tu as manqué. »
Elle m'embrassa puis commença à se retirer. Je hurlai de douleur et elle s'arrêta. « Je suis désolée. Je vais le prendre lentement. » Je tendis la main pour toucher l'endroit par lequel nous étions liés ; un filet de sang s'échappait de la base de mon pénis.
« Tu ne vas pas tomber dans les pommes sur moi, non ? » dit Léna.
« Ne dis pas de bêtises. » Je me sentais pourtant assez vaseux. « Et que se passe-t-il si je ne suis pas prêt ? Si je ne peux pas le faire ?
— Alors je perdrai mon emprise dans quelques centaines de taus. Les Anges n'étaient pas complètement stupides. »
J'ignorai ce blasphème, bien que nos corps n'eussent pas été conçus par n'importe quel Ange, mais par Béatrice Elle-même. « Promets-moi seulement que tu n'utiliseras pas un couteau », dis-je.
« Ce n'est pas drôle. Ça arrive pour de vrai.
— Je sais. » J'embrassai son épaule. « Je pense… »
Léna redressa légèrement les jambes, et je sentis le noyau se libérer à l'intérieur de moi. Du sang s'écoulait chaudement de mon bas-ventre, mais la douleur avait évolué, passant d'une menace de traumatisme à une simple sensibilité ; mon système nerveux n'incluait plus la lésion. « Est-ce que tu le sens ? » demandai-je à Léna. « Est-ce une partie de toi ?
— Pas encore. Cela prend un moment avant que les connexions se forment. » Elle fit courir ses doigts sur mes lèvres. « Puis-je rester en toi, jusqu'à ce qu'elles se soient formées ? »
Je hochai la tête avec joie. Je ne me souciais plus des sensations ; je m'émerveillais simplement à l'idée de ce miracle, le don à Léna d'une partie de mon corps. Je connaissais les détails physiologiques depuis longtemps, de l'échange des éléments nutritifs au système immunitaire indépendant de l'organe — et je savais que Béatrice avait utilisé pour le pont un grand nombre des techniques dont Elle s'était servie pour la gestation des embryons — mais être témoin de la mise en œuvre spectaculaire de Son ingéniosité dans ma propre chair était à la fois choquant et intensément émouvant. Il ne restait que l'enfantement pour me rapprocher encore plus d'Elle.
Quand nous nous séparâmes finalement, je n'étais néanmoins pas complètement prêt à regarder ce qui émergea. « Oh, c'est dégoûtant ! »
Léna secoua la tête en riant. « Les nouveaux ont toujours l'air un peu… encroûtés. La plus grande partie de ce machin va être emportée au lavage, et le reste tombera dans quelques kilotaus. »
Je plissai le drap pour trouver un endroit propre puis tamponnai mon — son — pénis. Mon vagin nouvellement formé avait arrêté de saigner, mais je commençais tout juste à me rendre compte à quel point nous avions tout sali. « Je vais devoir laver ça avant que mes parents ne rentrent. Je peux le mettre à sécher dans la matinée, après leur départ, mais si je ne le lave pas maintenant, ils vont sentir l'odeur. »
Nous nous lavâmes suffisamment pour mettre nos shorts, puis Léna m'aida à transporter le drap sur le pont et à le tendre dans l'eau à partir des crochets de blanchisserie. Les fibres du drap utiliseraient des éléments nutritifs présents dans l'eau pour alimenter le processus d'auto-nettoyage.
Les docks semblaient déserts ; la plupart des bateaux proches appartenaient à des gens qui étaient venus pour la noce. J'avais dit à mes parents que j'étais trop fatigué pour rester à la fête ; cette nuit, elle continuerait jusqu'à l'aube, même si Daniel et Agnès la quitteraient probablement vers minuit. Pour faire ce que Léna et moi venions de faire.
« Martin ? Tu es en train de frissonner ? »
Je n'avais rien à gagner à remettre ça à plus tard. Avant que le peu de courage que j'avais ne me quitte, je dis : « Veux-tu m'épouser ? »
« Très drôle. Oh… » Léna me prit la main. « Je suis désolé, je ne sais jamais quand tu plaisantes.
— Nous avons échangé le pont », dis-je. Ça n'avait pas d'importance que nous ne nous soyons pas d'abord mariés, mais ça rendrait les choses plus faciles de nous conformer aux conventions.
— Martin…
— Ou bien nous pourrions simplement vivre ensemble, si c'est ce que tu désires. Ça m'est égal. Nous sommes déjà mariés aux yeux de Béatrice. »
Léna se mordit la lèvre. « Je ne veux pas vivre avec toi.
— Je peux déménager à Mitar. Trouver un travail. »
Léna secoua la tête, tout en me tenant la main. « Non », dit-elle fermement. « Tu savais, avant que nous ne fassions quoi que ce soit, ce que ça voulait et ne voulait pas dire. Tu ne veux pas vraiment m'épouser, et je ne veux pas t'épouser non plus. Alors sors-toi cette idée de la tête ! »
Je retirai ma main et m'assis sur le pont. Qu'avais-je fait ? J'avais pensé que j'avais la bénédiction de Béatrice, que tout cela faisait partie de Ses plans… mais je m'étais seulement fait des illusions.
Léna s'assit à côté de moi. « De quoi t'inquiètes-tu ? Que tes parents découvrent ce qui s'est passé ?
— Oui. » C'était le cadet de mes soucis, mais il me paraissait inutile d'essayer d'expliquer la vérité. Je me tournai vers elle. « Quand pourrions-nous… ?
— Pas avant une dizaine de jours. Et c'est parfois plus long après la première fois. »
C'était ce que je pensais, mais j'avais espéré que son expérience pourrait contredire mes connaissances théoriques. Dix jours. Nous serions alors tous deux repartis.
« Qu'est-ce que tu penses ? » dit Léna. « Que tu ne pourras plus jamais te marier ? Quel est, à ton avis, le pourcentage de mariages qui s'effectuent avec le pont original des partenaires ?
— Neuf sur dix. Sauf si ce sont deux femmes. »
Léna m'adressa un regard à la frontière de la tendresse et de l'incrédulité. « Mon estimation serait plutôt d'un sur cinq. »
Je secouai la tête. « Ça m'est égal. Nous avons échangé notre pont, nous devons rester ensemble. » L'expression de Léna se fit plus dure, mais ma résolution se renforçait parallèlement. « Ou je dois le récupérer.
— Martin, c'est ridicule. Tu trouveras bientôt un autre amant, et alors tu ne sauras même plus de quoi tu t'inquiétais. Ou peut-être que tu vas tomber amoureux d'un gentil garçon de l'Église Profonde, et vous serez tous deux heureux de ne pas avoir à vous débarrasser d'un pont superfétatoire.
— Ah oui ? Ou peut-être qu'il sera tout simplement dégoûté que je n'aie pas pu attendre de le faire pour lui ! »
Léna gémit en levant les yeux au ciel. « Et j'ai dit que les anges avaient réussi leur coup ! Dix mille ans sans corps et ils pensaient être qualifiés… »
Je la coupai avec humeur. « Pas la peine de blasphémer, bordel ! Béatrice savait exactement ce qu'Elle faisait. Si nous gâchons tout, c'est notre faute !
— Dans dix ans, » dit Léna de façon détachée, il y aura une pilule que tu pourras prendre pour empêcher le passage du pont, et une autre pilule pour forcer son transfert. Nous reprendrons aux Anges le contrôle de nos corps et pourrons faire avec eux ce que bon nous semble.
— Tu es dingue. Complètement dingue. »
Je fixai le pont du bateau, suffoqué de désespoir. J'avais eu ce que je voulais, pas vrai ? Une amante à l'exact opposé de la douce et pieuse Agnès de Daniel. Sauf que dans mes fantasmes, nous avions une vie entière pour débattre de nos différends philosophiques. Pas une nuit pour que ceux-ci nous déchirent.
Je n'avais rien à perdre, maintenant. Je parlai à Léna de ma Noyade. Elle ne rit pas ; elle écouta en silence.
« Tu me crois ? » dis-je.
— Bien sûr. » Elle hésita. « Mais t'es-tu jamais demandé s'il pouvait y avoir une autre explication à ce que tu as ressenti cette nuit-là dans l'eau ? Tu étais en manque d'oxygène…
— Des gens sont tout le temps privés d'oxygène. Les enfants océaniens passent la moitié de leurs vies à essayer de rester sous l'eau plus longtemps que la fois précédente. »
Léna hocha la tête. « Bien sûr. Mais ce n'est pas tout à fait la même chose, non ? Tu as été poussé à rester sous l'eau au-delà du temps réalisable par la seule force de ta volonté. Et puis… on t'avait mis en condition, on t'avait dit à quoi t'attendre.
— Ce n'est pas vrai. Daniel ne m'avait pas dit à quoi ça ressemblerait. J'ai été surpris quand c'est arrivé. » Je lui rendis calmement son regard, prêt à contrer tous les arguments ingénieux qu'elle pourrait m'opposer. Je me sentais plus serein, presque en paix maintenant. C'était ce que Béatrice avait attendu de moi, avant que nous n'ayons échangé le pont : pas une cérémonie désuète dans un bâtiment dépassé, mais l'honnêteté de dire précisément à Léna avec qui elle avait fait l'amour.
Nous discutâmes presque jusqu'au lever du soleil ; aucun des deux ne convainquit l'autre de quoi que ce soit. Léna m'aida à tirer le drap propre de l'eau et à le cacher sous le pont. Avant de partir, elle me donna l'adresse de la maison d'un ami à Mitar, ainsi qu'un lieu et une heure de rendez-vous.
M'arranger pour être présent à ce rendez-vous fut la chose la plus dure que j'avais jamais faite. Je passai trois longues journées à me faire bien voir de mes cousins de Mitar, au point qu'il leur aurait été difficile de ne pas m'inviter à rester après le mariage sans paraître ouvertement hostile. Une fois parvenu à mes fins, je dus intriguer et mentir sans cesse pour être sûr d'être libre de mes mouvements le jour dit.
Dans la maison d'un étranger, au milieu de l'après-midi, Léna et moi annulâmes, sans le moindre plaisir, tout ce qui s'était passé entre nous. J'avais eu peur que l'acte lui-même ne ravive mes illusions stupides, mais lorsque nous nous séparâmes, dans la rue, c'était comme si je la connaissais à peine.
La douleur fut encore plus vive que sur le bateau, et mon bas-ventre était visiblement tuméfié, mais je savais que dans quelques jours, il faudrait au moins la caresse d'un amant ou l'examen d'un médecin pour révéler ce que j'avais fait.
Dans le train qui me ramenait vers la côte, je rejouai sans cesse mentalement toute la suite des événements. Comment avais-je pu me tromper à ce point ? Les gens parlaient toujours des illusions trompeuses créées par le sexe, mais j'avais toujours pensé que c'était du cynisme facile. De plus, je ne m'étais pas abandonné aveuglément au sexe ; j'avais pensé être guidé par Béatrice.
Si je pouvais me tromper à ce sujet…
Je devrais être plus attentif. Béatrice s'exprimait toujours clairement, mais je devrais L'écouter avec une patience et une humilité bien plus grandes.
C'était cela. C'était ce qu'Elle avait voulu m'enseigner. Je me détendis enfin et regardai par la fenêtre, où défilait l'image floue de la forêt, un autre triomphe de l'écopoïèse. Si j'avais besoin d'une preuve qu'on avait toujours une seconde chance, elle m'entourait en ce moment. Les Anges s'étaient éloignés de Dieu aussi loin qu'il était possible, et Dieu s'était néanmoins retourné vers eux et leur avait donné Alliance.
J'avais dix-neuf ans quand je retournai à Mitar, pour y étudier à l'université. J'avais à l'origine prévu de me spécialiser en écopoïèse — et de suivre un enseignement bien plus près de la maison — mais j'avais finalement dû accepter la proposition la plus proche, géographiquement et intellectuellement : un travail avec Barat, un biologiste Continental dont le véritable sujet de prédilection était la microfaune indigène. « La technologie des Anges est un sujet fascinant en lui-même, » me dit-il, « mais nous ne pouvons espérer travailler à l'envers et déchiffrer l'évolution de la planète à partir de ce qu'ils ont créé. Ce que nous pouvons faire de mieux, c'est comprendre à quoi ressemblait la biosphère d'Alliance avant que nous n'arrivions pour la perturber. »
Je parvins à le persuader d'accepter un compromis : ma thèse traiterait de l'impact de l'écopoïèse sur la microfaune indigène. Cela me donnerait une excuse pour étudier les inventions des Anges, en plus des ternes créatures unicellulaires qui avaient peuplé Alliance durant les quelques derniers milliards d'années.
“L'impact de l'écopoïèse” constituait bien sûr un sujet bien trop vaste ; avec l'aide de Barat, je le restreignis à une question particulière non résolue. Il y avait depuis longtemps des preuves géologiques que les eaux, à la surface des océans, étaient devenues à la fois plus alcalines et moins oxygénées, tandis que de nouvelles espèces modifiaient l'équilibre de dissolution des gaz. Des espèces indigènes avaient dû reculer devant la vague de changement, et peut-être que d'autres avaient été complètement détruites, mais il y avait à présent une population florissante de zooïtes dans les couches supérieures. Alors étaient-ils présents depuis le début et s'étaient-ils adaptés in situ ? Ou provenaient-ils d'ailleurs ?
La distance de Mitar à la côte ne constituait pas un handicap pour l'étude de l'océan ; l'université organisait régulièrement des expéditions, et j'avais beaucoup de travail en bibliothèque et en laboratoire à faire avant d'entreprendre quelque chose d'aussi simple que le recueil des échantillons vivants dans leur habitat naturel. De plus l'eau de rivière, et même l'eau de pluie, regorgeait d'espèces fortement apparentées, et comme il était possible qu'elles aient été les réserves à partir desquelles l'océan “ravagé” avait été re-colonisé, j'avais sous la main suffisamment de sujets dignes d'étude.
Barat mettait la barre très haut, mais ce n'était pas un tyran, et je fus bien accueilli par ses autres étudiants. J'avais le mal du pays mais pas trop, et je prenais un plaisir intense aux rêves réalistes et à la désorientation sous-jacente que la vie à terre produisait sur moi. Je n'étais pas vraiment en train de réaliser mon ambition première d'enfant, qui était de dévoiler les secrets des Anges — et j'avais moins d'occasions que je ne l'avais espéré de m'engager sur les chemins de traverse de l'écopoïèse elle-même — mais une fois que j'eus commencé à fouiller les menus détails de la biochimie originale d'Alliance, qui n'était, elle, le fruit d'aucune conception, elle se révéla suffisamment complexe et élégante pour retenir mon attention.
Je ne me sentais malheureux que quand je m'abandonnais à penser au sexe. Je ne voulais pas finir comme Daniel, et la recherche d'une autre personne ayant fait l'expérience de la Noyade était donc le dernier de mes soucis. Mais je ne voulais pas risquer de répéter l'erreur que j'avais commise avec Léna. L'intimité physique n'était désormais envisageable qu'avec quelqu'un dont j'étais assez proche pour lui parler de ce qui dominait ma vie. Mais ici, les choses ne se passaient pas dans cet ordre. Après quelques tentatives humiliantes d'aller à contre-courant, j'abandonnai complètement l'idée et me jetai, pour compenser, dans le travail.
Il était bien sûr possible de rencontrer des gens sans échange de pont à la clé, à l'université de Mitar. Je me joignis à un groupe de discussion informelle sur la culture des Anges. Il se rassemblait dans une petite pièce du bâtiment des étudiants, un soir sur dix — comme mon ancien groupe de prière, mais je ne me faisais pas la moindre illusion sur la piété des membres de ce groupe-ci. Ce n'était pas nécessaire. On pouvait parfaitement bien analyser l'héritage des Anges sans référence à la divinité de Béatrice. Les Écritures avaient été rédigées bien après la Traversée, par des gens plus simples ; il n'y avait aucune raison de les considérer comme infaillibles. Si des non-croyants pouvaient jeter un peu de lumière sur l'un des aspects du passé, à quel titre pouvais-je rejeter leurs vues ?
« Il est évident que la venue sur Alliance ne fut le fait que d'une faction ! » C'était Céline, une anthropologue, une femme qui ressemblait tant à Léna que je devais faire des efforts conscients pour me rappeler, à chaque fois que je portais les yeux sur elle, que rien ne pourrait jamais arriver entre nous. « Nous ne sommes pas homogènes au point d'imaginer que nous pourrions tous choisir de nous rendre sur une autre planète et d'y prendre une nouvelle forme, même si des forces culturelles peuvent pousser un petit groupe à le faire. Alors pourquoi les Anges devraient-ils avoir été unanimes ? Les autres groupes doivent toujours habiter les Cités Immatérielles, sur la Terre ou sur d'autres planètes.
— Alors pourquoi ne nous ont-ils pas contactés ? En vingt mille ans, on pourrait penser qu'ils nous auraient rendu une petite visite de temps à autre. » David était un mathématicien océanien, originaire des mers du Sud.
« L'attitude des Anges qui sont venus ici, » répliqua Céline, « n'a pas dû encourager les visiteurs. Selon la seule chronique que nous ayons de la Traversée, Béatrice a persuadé les Anges, jusqu'au dernier, de renoncer à leur immortalité. Cette version élimine tout simplement de l'histoire tous les autres ; elle n'indique pas un désir forcené de rester en contact. »
Une femme que je ne connaissais pas intervint. « Peut-être n'était-ce pas si clair dès le départ. Il y a des preuves qu'une technologie de niveau colonisation a été déployée pendant plus de trois mille ans après la Traversée, bien après ce qui était requis pour l'écopoïèse. De nouvelles espèces ont continué à être créées, des projets d'ingénierie à utiliser des matériaux et des sources d'énergie avancés. Puis, en moins d'un siècle, tout s'est arrêté. Les Écritures mélangent trois décisions séparées : le renoncement à l'immortalité, la migration vers Alliance et l'abandon de la technologie qui aurait pu fournir un chemin d'évasion à ceux qui auraient changé d'avis. Mais nous savons que ça ne s'est pas passé comme ça. Quelque chose a changé trois mille ans après la Traversée. Toute cette expérience est soudainement devenue irréversible. »
Ces spéculations auraient choqué l'Océanien moyen dans sa piété, sans parler du Noyé standard, mais j'écoutais avec calme, en me faisant presque à l'idée qu'elles pouvaient contenir une part de vérité. L'amour de Béatrice était le seul point fixe de ma cosmologie ; j'acceptais de discuter de n'importe quoi d'autre.
Néanmoins, le débat était parfois difficile à accepter. Un soir, David nous rejoignit en sortant d'un séminaire de physique. Ce qu'il avait entendu de la part de l'orateur était déjà suffisamment déstabilisant, mais il était allé encore plus loin et avait atteint une conclusion encore moins à mon goût.
« Pourquoi les Anges ont-ils choisi d'être mortels ? Après dix mille années sans la mort, pourquoi ont-ils renoncé à toutes les possibilités merveilleuses qui les attendaient, pour venir s'éteindre comme des animaux sur ce tas de boue ? » Je dus me mordre la langue pour m'empêcher de répondre à sa question rhétorique : parce que Dieu est la seule source de vie éternelle et que Béatrice leur a montré qu'ils n'avaient qu'une misérable parodie de ce don divin.
David fit une pause, puis présenta sa réponse personnelle — une sorte de parodie choquante de la vérité selon Béatrice. « Parce qu'ils ont découvert qu'ils n'étaient pas immortels, après tout. Ils ont découvert que personne ne peut l'être. Nous avons toujours su, comme eux le savaient sûrement, que l'univers est fini dans l'espace et dans le temps. Il est voué, de manière ultime, à l'effondrement : “Les étoiles tomberont des cieux.” Mais il est facile d'imaginer des voies de contournement. » Il rit. « Nous ne connaissons pas encore suffisamment la physique pour exclure quoi que ce soit. Je viens d'entendre une femme extraordinaire, de Tia, qui parlait de coder nos esprits dans des ondes qui resteraient en orbite autour de l'univers en cours de réduction, à si grande vitesse que nous pourrions concevoir un nombre infini de pensées avant que tout ne soit anéanti. » David souriait de joie devant la seule audace de cette idée. Je pensai à part moi : quel blasphème insensé.
Puis il étendit les bras et dit : « Ne voyez-vous donc pas ? Si les Anges avaient mis tous leurs espoirs dans quelque chose de ce genre — un truc génial qui leur éviterait de partager le sort de l'univers — mais qu'ils avaient fini par acquérir une connaissance suffisante pour exclure toute échappatoire, cela aurait eu sur eux des conséquences profondes. Un petit groupe d'entre eux aurait alors pu décider que puisqu'ils étaient après tout mortels, ils pouvaient aussi bien affronter l'inévitable et s'y résigner comme leurs ancêtres. En chair et en os.
— Et le mythe de Béatrice », dit pensivement Céline, « met un peu de lustre religieux sur le tout, mais ça pourrait n'être qu'une réinterprétation après coup d'une révélation purement séculière. »
C'en était trop ; je ne pouvais garder le silence. « Si Alliance a été fondée par une bande d'athées déprimés au dernier degré, » dis-je, « qu'est-ce qui a pu les faire changer d'avis ? D'où vient leur désir d'imposer une “réinterprétation après coup” Si la révélation qui a amené les Anges ici a été “séculière”, pourquoi toute la planète n'est-elle pas laïque aujourd'hui ? »
Quelqu'un dit dédaigneusement : « La civilisation s'est effondrée. À quoi t'attendais-tu ? »
J'ouvris la bouche pour répondre avec colère, mais Céline fut la première. « Non, Martin pose une bonne question. Si David a raison, nous devons trouver avec d'autant plus d'urgence une explication à cette montée de la religion. Et je ne pense pas que quiconque soit encore en position de le faire. »
Après cela, je restai éveillé à repenser à toutes les autres choses que j'aurais dû dire, toutes les autres objections que j'aurais dû élever. (Et à penser à Céline.) En faisant abstraction de la théologie, c'était toute la dynamique du groupe qui commençait à me taper sur les nerfs ; je ferais peut-être mieux de passer mon temps au labo, à impressionner Barat par mon dévouement à ses saletés de microbes.
Ou peut-être que je serais mieux chez moi. Je pourrais aider sur le bateau ; mes parents n'étaient plus tout jeunes, et Daniel devait s'occuper de sa propre famille.
Je sortis du lit et commençai à faire mes bagages, mais changeai d'avis au milieu. Je ne voulais pas vraiment abandonner mes études. Et j'avais toujours su quel était l'antidote à toute cette confusion, à tout ce ressentiment qui m'animait.
Je rangeai mon sac, éteignis la lumière, m'allongeai, fermai les yeux, et demandai à Béatrice de m'accorder la paix.
Je fus réveillé par quelqu'un qui tambourinait sur la porte de ma chambre. C'était un de mes coturnes, un jeune homme que je connaissais à peine. Il avait l'air extrêmement fatigué et irritable, mais quelque chose était plus fort que son irritation.
« Il y a un message pour toi. »
Ma mère était malade, d'un virus inconnu. L'hôpital était encore plus éloigné que nos territoires ; le trajet prendrait près de trois jours.
Je passai la plus grande partie du voyage dans la prière, mais plus je priais, plus ça devenait difficile. Je savais qu'il était possible de sauver ma mère en m'adressant à Béatrice dans le langage des Anges, mais j'étais paralysé par la probabilité toujours grandissante de mon échec, dû à la corruption de ma requête par mes propres doutes, mon propre égoïsme, ma propre suffisance.
Les Anges n'avaient rien créé, dans l'écopoïèse, qui puisse nuire à leurs incarnations mortelles. La vie indigène n'avait montré aucun intérêt à nous parasiter. Mais au fil des millénaires, notre propre ADN avait répandu des virus. Et comme c'était Béatrice Elle-même qui avait choisi toutes les paires de bases, c'était ce qu'Elle avait dû vouloir. La vieillesse n'était pas suffisante. Les blessures mortelles non plus. La Mort devait venir sans avertissement, silencieuse et invisible.
C'était ce que disaient les Écritures.
L'hôpital était un labyrinthe de coques reliées les unes aux autres. Lorsque je trouvai le bon passage, la première personne que je reconnus au loin était Daniel. Il tenait sa fille Sophie dans ses bras tendus, et lui souriait. L'image dispersa toutes mes craintes en un éclair ; je tombai presque à genoux pour rendre grâces.
Et puis je vis mon père. Il était assis sur le seuil de la chambre, la tête dans les mains. Je ne distinguais pas son visage, mais je n'en avais pas besoin. Il n'était pas anxieux, ou épuisé. Il était anéanti.
J'approchai sans cesser de prier, tout en sachant que je demandais la réécriture du passé. Daniel m'accueillit comme si de rien n'était, me demandant comment mon voyage s'était passé — essayant probablement d'adoucir le coup — puis il remarqua mon expression et me mit la main sur l'épaule.
« Elle est avec Dieu, maintenant », dit-il.
Je le bousculai pour entrer dans la chambre. Le corps de ma mère était étendu sur le lit, déjà correctement disposé : les bras tendus, les yeux fermés. Des larmes coururent le long de mes joues, ce qui me rendit furieux. Où était mon amour quand il était encore temps d'empêcher ça ? Quand Béatrice aurait pu faire quelque chose.
Daniel me suivit dans la chambre, seul. Je jetai un coup d'œil par la porte et vis Agnès qui tenait Sophie.
« Elle est avec Dieu, Martin. » Il rayonnait comme s'il était arrivé quelque chose de merveilleux.
« Elle n'avait pas subi la Noyade », dis-je d'un air hébété. J'étais presque certain qu'elle n'était pas du tout croyante. Elle était restée dans l'église Transitorienne toute sa vie — mais c'était depuis longtemps un moyen de maintenir le contact avec vos amis lorsque vous travailliez sur un bateau neuf jours sur dix.
« J'ai prié avec elle, avant qu'elle ne perde conscience. Elle a accepté Béatrice dans son cœur. »
Je le dévisageai. Neuf années plus tôt, il avait une certitude : c'était la Noyade ou la damnation, tout simplement. Ma propre conviction s'était émoussée depuis longtemps ; je ne pouvais croire à un tel arbitraire, à une telle cruauté de la part de Béatrice. Mais je savais que ma mère ne se serait pas contentée de refuser le rituel complet, elle aurait considéré toute la philosophie qui l'entourait comme aussi absurde que ses mécanismes.
« C'est ce qu'elle a dit ? Elle t'a dit ça ? »
Daniel secoua la tête. « Mais c'était clair. » Rempli de l'amour de Béatrice, il ne pouvait s'arrêter de sourire.
Le dégoût m'envahit ; je voulais lui écraser la tête sur le pont. Il se moquait de ce que ma mère croyait. Il croyait en ce qui adoucissait sa propre douleur, en ce qui refoulait ses propres doutes. Accepter qu'elle puisse être damnée — ou même simplement morte, partie, effacée — était insupportable ; tout le reste en découlait. Il n'y avait aucune vérité dans ce qu'il disait, en ce qu'il croyait. C'était seulement une expression de ses propres besoins.
Je retournai dans le couloir et m'accroupis à côté de mon père. Sans me regarder, il m'entoura d'un de ses bras et me pressa contre lui. Je sentais l'horreur qui l'envahissait, la sensation d'impuissance, la perte. Lorsque j'essayai de l'étreindre, il se contenta de s'agripper plus fortement à moi, me forçant à rester immobile. Je frissonnai un peu puis arrêtai de pleurer. Je fermai les yeux et le laissai m'enserrer.
J'étais résolu à rester là, à ses côtés, pour affronter tout ce qu'il affrontait. Mais au bout d'un moment, la vieille flamme refit spontanément surface à l'arrière de mon esprit : l'ancienne chaleur, l'ancienne paix, l'ancienne certitude. Daniel avait raison, ma mère était avec Dieu. Comment avais-je pu en douter ? Il ne servait à rien de se demander comment c'était arrivé ; les voies de Béatrice dépassaient mon entendement. Mais la seule chose que je connaissais de première main, c'était la force de Son amour.
Je ne bougeai pas, je ne cherchai pas à me libérer de l'étreinte désespérée de mon père. Mais j'étais maintenant un imposteur, qui priait pour son réconfort, qui intercédait du haut de son état de grâce. Béatrice m'avait sorti des ténèbres, et je ne pouvais désormais plus partager la douleur de mon père.
Après la mort de ma mère, ma foi continua à céder du terrain, sans jamais vraiment faiblir. La plus grande partie du contenu doctrinal s'évanouit, laissant derrière lui un noyau de conviction beaucoup plus facile à défendre. Cela n'avait aucune importance que les Écritures ne soient qu'absurdes superstitions ou que l'Église soit pleine d'imbéciles et d'hypocrites ; Béatrice était toujours Béatrice, de la même manière que le ciel était bleu. À chaque fois que j'entendais des discussions entre athées et croyants, je me trouvais de plus en plus attiré du côté des premiers — pas parce que j'acceptais le moins du monde leurs conclusions, mais parce qu'ils étaient bien plus honnêtes que leurs adversaires. Peut-être les prêtres et les théologiens argumentant contre eux avaient-ils la même sorte d'expérience personnelle directe de Dieu que moi — ou peut-être pas, et qu'ils avaient seulement désespérément besoin de croire. Mais ils ne révélaient jamais la véritable source de leur conviction ; au lieu de cela, ils se contentaient de tentatives risibles pour “prouver” l'existence de Dieu à partir des archives historiques ou de la biologie, de l'astronomie ou des mathématiques. Daniel avait eu raison, à l'âge de quinze ans — on ne pouvait pas prouver ces choses-là — et écouter ces gens tordre le cou à la logique comme ils le faisaient me mettait terriblement mal à l'aise.
Je me sentais coupable d'avoir quitté mon père en le laissant travailler avec un aide qu'il avait embauché, et encore plus coupable quand il déménagea sur le bateau de Daniel l'année suivante, mais je savais que cela l'aurait rendu furieux s'il avait pensé que j'abandonnais ma carrière pour lui. Parfois, c'était la seule chose qui me retenait à Mitar : même si rien ne m'aurait honnêtement fait plus de plaisir que de tout laisser tomber pour revenir aux filets de halage, j'avais peur que ma décision soit mal interprétée.
Il me fallut trois ans pour achever ma thèse sur la migration des zooïtes aquatiques dans le sillage de l'écopoïèse. Mon hypothèse originale, selon laquelle les espèces d'eau douce avaient repeuplé la surface de l'océan, se révéla fausse. Les zooïtes n'avaient pas de gènes en tant que tels, seulement des familles d'enzymes qui se re-synthétisaient après la division cellulaire, mais la comparaison de ces molécules héritables montra que ce n'était pas la pluie qui avait apporté une nouvelle vie par en haut, mais plutôt une espèce océane des grandes profondeurs qui s'étaient progressivement rapprochée de la surface au fur et à mesure que les créations des Anges drainaient l'oxygène de l'eau. Cela n'aurait pas constitué une grande surprise si les mêmes techniques n'avaient pas également montré que plusieurs espèces trouvées dans l'eau des rivières étaient encore plus proches des habitants de la surface. Mais ces espèces d'eau douce n'étaient les ancêtres de personne ; elles étaient les immigrants les plus récents. Des zooïtes qui avaient passé un milliard d'années confinés dans les profondeurs avaient soudain pu survivre (et se reproduire, et muter) plus près que jamais de la surface, et quand ils étaient tombés sur une mutation qui les laissait proliférer en présence d'oxygène, ils avaient enfin pu en profiter. L'écopoïèse avait peut-être détruit certains autres organismes indigènes, mais l'invasion en provenance de la Terre avait permis à cette ancienne espèce benthique d'organiser — ce n'était pas trop tôt — sa propre invasion. Qu'ils l'aient ou non voulu, les Anges avaient initialisé la suite des événements qui l'avaient libérée de l'océan pour coloniser la planète.
Je montrai donc que je m'étais trompé, obtins mon diplôme et acquis une notoriété certaine parmi un cercle de pairs si restreint que nous étions tous des célébrités les uns pour les autres, de toute façon. De nouveaux et vastes territoires ne s'ouvrirent pas devant moi. Ce qui avait trait à la biologie indigène devenait rapidement un cul-de-sac, à l'université ; je m'étais toujours douté que ce serait le cas, mais je ne m'étais pas battu assez pour arriver où que ce soit d'autre.
Les trois années suivantes, je me laissai glisser sur le chemin de moindre résistance : assister Barat dans sa recherche, assurer les enseignements dont personne ne voulait. La plupart des autres étudiants de Barat partaient vers de meilleurs horizons, et je me retrouvais de plus en plus seul à Mitar. Mais ça n'avait pas d'importance. J'avais Béatrice.
À vingt-cinq ans, mon avenir me semblait tout tracé. Tandis que d'autres déchiffreraient l'héritage des Anges — et construiraient dessus —, je regarderais de loin, occupé à manipuler des échantillons d'eau de mer dont tous les éléments venant des Anges avaient été scrupuleusement ôtés.
Finalement, alors qu'il était presque trop tard, je choisis de quitter le navire. Barat avait été bon avec moi, mais il n'en avait jamais attendu une loyauté confinant au martyr. À la fin de l'année une conférence de microbiologie bi-écologique (indigène et angélique) se tenait à Tia, et ce serait sans doute la dernière. Je n'avais aucun nouveau résultat à présenter, mais ce ne serait pas difficile de trouver une raison plausible d'y assister, et ce serait l'endroit idéal pour rechercher un nouveau poste. Ma grande découverte sur les zooïtes n'était pas complètement passée inaperçue dans la communauté des biologistes ; je pourrais essayer de raviver ce souvenir. Je ne pensais pas qu'il serait utile de coucher avec quelqu'un ; les raisons d'éthique mises à part, mon pont était probablement complètement rouillé.
Et puis j'aurais peut-être de la chance. Il se pouvait que je tombe sur un camarade Océanien Noyé dans une position de pouvoir, et je n'aurais rien d'autre à faire que de promettre de dédier mon travail à la plus grande gloire de Béatrice.
Tia comptait dix millions d'habitants sur la côte est. De nouvelles tours se tenaient à côté de structures vides datant de l'époque des Anges, des machines géantes éventrées qui avaient peut-être joué un rôle dans l'écopoïèse. J'étais trop vieux et trop fier pour regarder bouche bée comme un enfant, mais malgré tout mon raffinement provincial c'était ce que j'avais envie de faire. Ces dômes et ces cylindres étaient vingt fois plus anciens que les illustrations gravées au plafond du monastère, près de chez moi. Comme tout ce qui venait des Anges, ils ne portaient pas l'image de Béatrice. Mais pourquoi aurait-ce été le cas, puisque c'était antérieur à Sa mort ?
L'université, à la périphérie de Tia, faisait un tiers de la taille de Mitar. Un train souterrain faisait le tour du campus ; les étudiants avec lesquels je m'y retrouvai regardaient mes vêtements sans élégance comme s'ils n'en croyaient pas leurs yeux. Je laissai mes bagages au dortoir et me rendis directement au centre de conférences. Barat avait préféré ne pas venir ; peut-être n'avait-il pas voulu assister à l'enterrement public de sa discipline. Cela me facilitait les choses ; je serais libre de me mettre en quête d'une nouvelle carrière sans lui faire honte en lui mettant le nez dedans.
Des ajouts de dernière minute au programme de la conférence étaient affichés sur un écran près de l'entrée principale. Je faillis passer devant sans regarder ; j'avais déjà choisi les présentations auxquelles j'assisterais. Mais quelques pas plus loin, un titre que j'avais entrevu en passant s'assembla dans mon esprit, et je fis demi-tour pour m'assurer que ce n'était pas un produit de mon imagination.
Carla Reggia : « Des effets euphorisants des excrétions de Z/12/80. »
Je restai immobile à rire d'incrédulité. Je connaissais l'oratrice et ses cosignataires de nom, bien que n'ayant jamais eu l'occasion de les rencontrer. Si ce n'était pas une blague… qu'avaient-ils fait ? Ils l'avaient séché, fumé, et essayé de faire passer ça pour de la recherche ? Z/12/80 était l'un de “mes” zooïtes, un des évadés de l'océan ; l'air et l'eau de Tia en grouillaient. Si ses excrétions avaient un effet euphorisant, toute la ville aurait dû être dans un état de béatitude.
Je savais déjà, à ce moment, ce qu'ils avaient découvert. Je le savais, bien avant de l'admettre. Je me rendis à la présentation la tête pleine de plaisanteries sur des ballons de cultures mal entretenus, remplis de produits de décomposition psychotropes, mais pendant deux jours, je m'étais armé pour affronter la vérité, et pour trouver des raisons d'en minimiser l'importance.
Z/12/80, expliqua Carla, excrétait, parmi d'autres déchets, une amine capable de se lier à des récepteurs dans nos cerveaux, eux-mêmes conçus par les Anges. Comme il avait été démontré par d'autres travaux (personne ne me reconnut ; personne ne m'accorda le moindre regard) que Z/12/80 n'existait pas à l'époque de l'écopoïèse, cette interaction n'avait probablement été ni voulue ni prévue. « C'est aux archéologues et aux neurochimistes de déterminer le rôle éventuel que l'arrivée de cette substance dans l'environnement a pu jouer dans l'effondrement de la culture aux débuts de l'implantation. Mais nous baignons dedans depuis quinze à dix-huit mille ans. Comme nous exhibons toujours une large gamme d'humeurs, nous compensons probablement sa présence en régulant la sécrétion de la molécule endogène conçue pour se lier au même récepteur. Ce n'est cependant qu'une hypothèse raisonnable. L'étude de la variation des effets, en fonction des individus et des doses subies sous diverses conditions, suscitera certainement un vif intérêt parmi les chercheurs possédant les qualifications requises. »
Je me dis à moi-même que je ne ressentais aucune inquiétude. Béatrice agissait sur le monde par l'intermédiaire des lois de la nature ; j'avais depuis longtemps arrêté de croire aux miracles surnaturels. Le fait que quelqu'un ait maintenant identifié le moyen qu'Elle avait utilisé pour agir sur moi, cette fameuse nuit, ne changeait rien.
Je fis avancer mes tentatives de recrutement. Tout le monde, à la conférence, parlait de la découverte de Carla, et lorsque les gens la relièrent enfin à mes travaux, ils arrêtèrent de s'endormir au milieu de mon baratin. En trois jours, je reçus sept offres — toutes dans le domaine de la biochimie des zooïtes. Plus question, maintenant, d'éviter le problème, de s'échapper dans le domaine plus vaste de la biologie angélique. L'un de mes interlocuteurs attaqua même directement en me disant : « Vous êtes Océanien et vous savez que les ancêtres de Z/12/80 vivent en bien plus grand nombre dans l'océan. Ne pensez-vous pas que l'exposition océanique va être la clé de notre compréhension du phénomène ? » Il se mit à rire. « Ce que je veux dire, c'est que vous avez nagé dedans, étant enfant, pas vrai ? Et il semble que vous en soyez sorti indemne ?
— C'est ce qu'il semble. »
Durant ma dernière nuit à Tia, je ne réussis pas à dormir. Je restais les yeux ouverts dans l'obscurité, à regarder les étincelles grises qui dansaient devant moi. (Des contaminants dans l'humeur aqueuse ? Un bruit électrique sur la rétine ? J'avais déjà entendu l'explication, mais je n'arrivais pas à m'en souvenir.)
Je priai Béatrice dans le langage des Anges ; je ressentais toujours Sa présence, aussi fort que jamais. Il était clair que ce n'était pas une simple question de dosage ou d'absorption transcutanée ; il ne suffisait pas de nager dans l'océan à la bonne profondeur pour se sentir Noyé. Mais combinée au stress induit par le manque d'oxygène et à la préparation psychologique de Daniel, la secousse procurée par la pisse de zooïte devait avoir fait basculer certains sous-systèmes neuro-endocriniens dans des états nouveaux — ou des états anciens, par des chemins nouveaux. Paix, joie, bien-être, sentiment d'être aimé n'étaient pas vraiment des sensations inconnues. Mais en court-circuitant les schémas habituels du cerveau, qui déclenchaient ces sensations uniquement quand il y avait une bonne raison, j'avais été “gratifié de l'amour de Béatrice”. J'avais découvert le bonheur sur commande.
Et je l'avais gardé. C'était là le plus étrange. Allongé dans le noir, sur le point de rejeter, par rationalité, tout ce pour quoi j'avais vécu, ma capacité à faire fonctionner le mécanisme était si bien enracinée que je me sentais toujours aussi aimé, aussi béni.
Peut-être que Béatrice m'offrait une chance supplémentaire, qu'Elle m'envoyait ce signe qu'Elle était encore prête à me pardonner ce blasphème pour m'accueillir en son sein. Mais qu'est-ce qui me faisait croire à l'existence d'un être, là-haut, pour “me pardonner” ? L'accès à Dieu ne se faisait pas par le raisonnement ; seule comptait la foi. Et je savais, maintenant, que la source de ma foi était un accident sans signification, un effet secondaire imprévu de l'écopoïèse.
Il me restait toujours un choix. Je pouvais encore décider que l'amour de Béatrice transcendait la logique, que c'était une force qui dépassait l'entendement, qu'aucune preuve ne pouvait affecter.
Non, c'était impossible. Cela faisait trop longtemps que je faisais des exceptions pour Elle. Tout le monde vit avec des contradictions, mais les miennes avaient déjà atteint leurs limites.
Je me mis à rire et à pleurer en même temps. C'était à peine croyable : les millions de gens qui avaient été induits en erreur de cette façon. Tout cela à cause des zooïtes, et de… quoi ? Un Océanien, qui plongeait pour le plaisir, et qui était tombé sur une nouvelle et étrange expérience ? Suivi de dizaines de milliers d'autres, génération après génération — jusqu'à ce qu'un homme ou une femme vulnérable ait été amené à investir la nouveauté d'une signification. Quelqu'un qui avait tellement besoin d'être aimé et protégé qu'il lui avait été impossible de résister à l'illusion d'une présence réelle derrière l'émotion brute. Ou qui avait désespérément voulu croire — malgré la découverte par les Anges de leur propre mortalité — que la mort pouvait être vaincue.
J'avais de la chance : j'étais né dans une époque modérée. Je n'avais pas tué au nom de Béatrice. Je n'avais pas souffert pour ma foi. Il ne faisait aucun doute que j'avais été bien plus heureux ces quinze dernières années que je ne l'aurais été si j'avais dit à Daniel de jeter sa corde et ses poids par-dessus bord sans moi.
Mais ça ne changeait rien au fait que tout reposait sur un mensonge.
Je m'éveillai à l'aube, avec des maux de tête et à peine quelques kilotaus de sommeil. Je refermai les yeux et recherchai Sa présence, comme je l'avais fait mille fois auparavant. Quand je me réveillais le matin et regardais au fond de mon cœur, Elle était toujours présente, Elle m'offrait Sa force et Ses conseils. Lorsque je me couchais, le soir, je ne craignais rien, parce que je savais qu'Elle veillait sur moi.
Il n'y avait rien. Elle était partie.
Je me levai en chancelant, avec l'impression d'être un assassin, en me demandant comment j'allais pouvoir vivre avec ce que j'avais fait.
Je déclinai toutes les offres que j'avais reçues à la conférence et restai à Mitar. Il nous fallut deux ans, à Barat et à moi-même, pour créer notre propre groupe de recherche sur les effets de la zooamine, et neuf de plus pour démêler toute l'étendue de son activité dans le cerveau. Nos nouvelles recrues avaient toutes une solide expérience en neurochimie, et ils faisaient du meilleur travail que moi, mais quand Barat prit sa retraite, je me retrouvai le porte-parole du groupe.
La découverte initiale était restée largement ignorée en dehors de la communauté scientifique ; la plupart des gens s'inquiétaient peu de savoir si la chimie de notre cerveau était conforme à la conception originale des Anges, ou si elle avait été modifiée, quinze mille ans auparavant, par un contaminant inattendu. Mais quand le groupe de recherche sur la zooamine de Mitar se mit à publier des comptes rendus détaillés sur la biochimie de l'expérience religieuse, le grand public fit plus que se rattraper.
L'université renforça la sécurité, et malgré les menaces de mort et un certain nombre d'incidents déplaisants avec des manifestants qui jetaient des pierres, il n'y eut pas de blessés. Nous étions inondés de demandes de diffuseurs — bien que pour la plupart d'entre eux, il s'agît plus de la notion d'obligation morale du groupe de “faire face à ses critiques” que de celle des diffuseurs de nous offrir une occasion d'expliquer nos travaux, calmement et clairement, sans être réduits au silence par des zélotes enragés.
J'appris à éviter les fanatiques, mais les obscurantistes étaient plus difficiles à esquiver. Je m'étais attendu à l'opposition des Églises — c'était leur fonction de défendre la foi, après tout — mais les réactions les plus indigentes sur le plan intellectuel provinrent d'universitaires d'autres disciplines. Lors d'un débat télévisé, je me trouvai confronté à un prêtre de l'Église Profonde, un théologien Transitorien, un anthropologue de Tia et un disciple de Marni, la déesse de l'océan.
« Cette découverte n'a aucune incidence réelle sur un système de croyances », expliqua sereinement l'anthropologue. « Toute vérité est locale. Dans toutes les Églises Profondes de Ferez, Béatrice est la fille de Dieu, et nous sommes les incarnations mortelles des Anges, qui ont voyagé de la Terre jusqu'ici. Dans un village côtier qui se trouve à quelques milliradians au sud, Marni est le créateur suprême, et c'est Elle qui nous a donné naissance, ici même. Faire un pas supplémentaire et passer du domaine spirituel au domaine scientifique peut paraître “nier” certaines vérités spirituelles… mais passer du domaine scientifique au domaine spirituel démontre les mêmes limitations. Nous ne sommes rien de plus que les histoires que nous nous racontons à nous-mêmes, et il n'en est pas une qui soit meilleure qu'une autre. » Il sourit de manière bienveillante, l'air satisfait de son jugement de Salomon.
« Quel est le nombre de cultures qui, selon vous, partagent cette définition de la “vérité” ? » demandai-je. « Quel est le nombre de personnes qui, d'après vous, seraient satisfaites d'adorer un Dieu qui ne serait littéralement que l'expression de leur croyance ? » Je me tournai vers le prêtre de l'Église Profonde. « Est-ce suffisant, pour vous ?
— Absolument pas ! » Elle lança un regard noir à l'anthropologue. « J'ai le plus grand respect pour mon frère ici présent, » dit-elle en indiquant le disciple de Marni, « mais vous ne pouvez pas tracer une frontière autour de ceux qui ont eu la chance d'être élevés dans la vraie foi, et puis suggérer que le pouvoir et l'amour infinis de Béatrice sont restreints à ce groupe… comme un répertoire de chansons populaires ! »
Le disciple acquiesça respectueusement. Marni avait créé les étoiles les plus distantes, de même que les océans d'Alliance. Peut-être que certaines personnes L'appelaient d'un autre nom, mais si tout le monde sur la planète devait mourir le lendemain, Elle serait toujours Marni, inchangée, intacte.
L'anthropologue répondit de façon apaisante : « Bien sûr. Mais dans le contexte, et en adoptant une perspective plus large… »
« Je suis tout à fait à l'aise avec l'idée d'un Dieu qui réside en chacun de nous », reprit le théologien Transitorien. « Il semble… présomptueux de nous attendre à plus. Et plutôt que de nous inquiéter inutilement de ces questions fondamentales, nous devrions nous restreindre à des affaires d'une échelle plus humaine. »
Je me tournai vers lui. « Vous êtes donc en fait indifférent au fait de savoir si un être infiniment puissant et plein d'amour a créé tout ce qui vous entoure, et s'apprête à vous accueillir dans Ses bras à votre mort… ou si l'univers n'est qu'un bruit quantique qui finira par disparaître avec nous tous ? »
Il soupira bruyamment, comme si le simple fait de me répondre constituait un exploit physique particulièrement pénible. « Je n'arrive pas à m'enthousiasmer pour ces problèmes. »
Plus tard, le prêtre de l'Église Profonde me prit à part et me chuchota : « Pour être francs, nous vous sommes très reconnaissants d'avoir démystifié ce monstrueux culte des Noyés. L'Église se portera bien mieux sans cette bande de ploucs intégristes. Mais ne faites pas l'erreur de penser que vos travaux concernent le moins du monde les croyants ordinaires, civilisés.
Je me tenais à l'arrière de la foule qui s'était rassemblée sur la plage, près du bassin rocheux, pour écouter les deux vieillards qui se tenaient debout, les pieds dans l'eau laiteuse à hauteur des chevilles. Cela m'avait pris quatre jours pour venir de Mitar, mais quand j'avais entendu des rapports sur une floraison de zooïtes qui déferlaient sur la partie la plus éloignée de la côte nord, j'étais venu en constater les résultats par moi-même. Le groupe de recherche sur les zooamines avait en fait recruté une anthropologue pour de telles occasions — quelqu'un qui pouvait traiter de notions aussi pénibles que l'existence d'une réalité objective, ou le substrat biochimique de la pensée humaine — mais Céline n'était avec nous qu'une partie de l'année, et elle était en ce moment sur un autre chantier de recherches.
« Ceci est un endroit ancien et sacré ! » psalmodiait l'un des hommes en étendant les bras pour indiquer le bassin. « Il suffit d'observer sa forme pour le comprendre. Il concentre l'énergie des étoiles, du soleil et de l'océan.
— Le point focal de l'énergie est ici, près de l'embouchure de la rivière », ajouta l'autre en montrant un point ou l'eau lui serait montée aux mollets. « Une fois, je me suis aventuré trop près. J'étais presque perdu dans le grand rêve de l'océan quand mon ami ici présent est arrivé pour me secourir ! »
Ces hommes n'étaient pas des disciples de Marni, ni des membres d'une quelconque autre religion établie. Pour ce que j'avais pu en comprendre à partir d'anciens bulletins d'information, on observait des floraisons tous les huit à dix ans, et ces deux-là s'étaient désignés “gardiens” du bassin il y avait plus de cinquante ans. Certains villageois traitaient la chose comme une plaisanterie, mais d'autres révéraient les deux vieillards. Et pour une modique somme, ils déversaient leurs incantations sur les touristes aussi bien que sur les locaux, avant de les asperger de la puissante mixture. L'évaporation avait dû concentrer les eaux prisonnières ; pendant quelques jours, avant que les zooïtes ne se trouvent à court de nutriments et ne meurent en masse dans un nuage de sulfure d'hydrogène, l'amine serait présente à des niveaux aussi élevés que dans nos cultures de laboratoire à Mitar.
Tandis que je regardais les gens faire la queue pour le rituel, je me surpris à essayer de minimiser l'éventualité que quelqu'un en soit sérieusement affecté. Nous étions en plein jour, personne ne craignait pour sa vie, et le charabia panthéiste des deux vieillards avait l'envergure d'un boniment de marchands ambulants. Leur sincérité douteuse, et l'argent qui circulait, seraient des éléments suffisants pour tout gâcher. C'était un piège à touristes, pas une expérience qui risquait de transformer une vie.
À la fin de l'incantation, la première cliente s'agenouilla au bord du bassin. L'un des gardiens remplit d'eau une petite tasse en métal, et la lui jeta au visage. Après un moment, elle commença à pleurer de joie. Je me rapprochai, l'estomac noué. C'était ce qu'elle savait qu'on attendait d'elle, rien de plus. Elle jouait le jeu, elle ne voulait pas tout gâcher — comme les beaux joueurs qui prétendaient qu'un médium de carnaval lisait leurs pensées.
Ensuite, les gardiens exercèrent leurs incantations sur un jeune homme. Il se mit à se balancer comme s'il était pris de vertige, avant même qu'ils l'aient aspergé d'eau ; lorsqu'ils le firent, tout son corps fut secoué de sanglots de soulagement.
Je me retournai vers la queue. Il s'y trouvait, en troisième position, une petite fille qui regardait autour d'elle avec appréhension ; elle ne devait pas avoir plus de neuf ou dix ans. Son père (à ce que je supposai) se tenait derrière elle, la main contre son dos, comme s'il la poussait doucement en avant.
Je perdis tout intérêt à jouer à l'anthropologue. Je m'ouvris un chemin à travers la foule, jusqu'à atteindre le bord du bassin, puis je me retournai pour m'adresser aux personnes qui faisaient la queue. « Ces hommes sont des escrocs ! Il n'y a rien de mystérieux à ce qui se passe ici. Je peux vous expliquer précisément ce qui se trouve dans l'eau : c'est une simple drogue, une substance naturelle sécrétée par des créatures qui sont emprisonnées ici lorsque les vagues se retirent. »
Je m'accroupis et m'apprêtai à tremper ma main dans le bassin. L'un des gardiens se précipita en avant et m'agrippa le poignet. C'était un vieillard, j'aurais pu faire ce que je voulais, mais certaines personnes commençaient à huer, et je ne voulais pas provoquer une émeute en me bagarrant avec lui. Je m'écartai de lui et repris la parole.
« J'étudie cette drogue depuis plus de dix ans à l'université de Mitar. Elle est présente dans toutes les eaux de la planète. Nous en buvons, nous nous baignons dedans, nous nageons dedans tous les jours. Mais ici, elle est concentrée, et si vous ne comprenez pas ce que vous faites en l'utilisant, cela peut vous faire du mal ! »
Le gardien qui m'avait attrapé par le poignet se mit à rire. « Le rêve de l'océan est puissant, c'est vrai, mais nous n'avons pas besoin de vos conseils sur ce point ! Depuis cinquante ans, mon ami et moi avons étudié son pouvoir, jusqu'à ce que nous soyons assez forts pour nous tenir debout dans l'eau sacrée. » Il fit un geste vers ses pieds tannés ; je n'avais aucun doute sur le fait que la circulation s'y était suffisamment ralentie pour limiter la dose à un niveau tolérable.
Il étendit son bras mince et musclé vers moi. « Alors foutez le camp et retournez à Mitar, habitant de l'intérieur ! Foutez le camp vers vos livres et vos machines sans âme ! Que pouvez-vous savoir de l'océan ?
— Je pense que vous ne savez pas de quoi vous parlez », dis-je.
Je m'avançai dans le bassin. Il commença à hurler à propos de la pollution de l'eau par mon corps impur, mais je le bousculai pour passer. L'autre gardien se mit à me poursuivre, mais bien que mes pieds fussent ramollis après toutes ces années pendant lesquelles j'avais porté des chaussures, je ne fis pas attention aux bords coupants des rochers et continuai à me diriger vers l'embouchure. Les zooamines m'aidaient. Je sentais l'ancienne euphorie, l'ancienne paix, l'ancien “amour” ; tout cela constituait un puissant anesthésique.
Je jetai un coup d'œil en arrière, par-dessus mon épaule. Le deuxième homme avait arrêté de me poursuivre ; il semblait honnêtement avoir peur d'aller plus loin. J'enlevai ma chemise et la roulai avant de la lancer sur un rocher en bordure du bassin. Puis j'avançai, dans la direction du “point focal de l'énergie”.
L'eau m'arrivait aux genoux. Je sentais mon cœur battre, plus fort que jamais depuis que j'avais quitté l'enfance. Les gens hurlaient vers moi depuis le bord du bassin — les uns indignés devant mon sacrilège, les autres apparemment inquiets pour ma sécurité en présence de forces qui me dépassaient. Sans me retourner, je criai du plus fort que je pouvais : « Il n'y a pas d'“énergie” ! Il n'y a rien de “sacré” ! Il n'y a rien d'autre ici qu'une drogue… »
Les vieilles habitudes ont la vie dure ; je faillis commencer par prier. S'il te plaît, Sainte Béatrice, ne me laisse pas retrouver la foi.
Je m'allongeai dans l'eau et la laissai recouvrir mon visage. Ma vision tourna au blanc ; je me sentais comme si j'étais en train de quitter mon corps. L'amour de Béatrice me dévorait, et rien n'avait changé : Sa présence était plus palpable, plus indéniable que jamais. Je savais que j'étais aimé, accepté, pardonné.
J'attendis, les yeux baignés de lumière, m'attendant presque à entendre une voix, à avoir une vision, une hallucination. C'était arrivé à certains Noyés. Qui avait la force de recouvrer la santé mentale, après ça ?
Mais pour moi, il n'y avait que l'émotion elle-même, irrésistible mais sans ornements. Je ne m'en lassais pas, j'aurais pu me prélasser pendant des jours. Mais je comprenais, maintenant, que ça ne me disait rien de plus sur ma place dans le monde que la chaleur du soleil sur ma peau. Il n'y avait plus de confusion possible avec un attouchement réel.
Je me relevai et ouvris les yeux. Des images rémanentes, violettes, dansaient devant mes yeux. Cela me prit quelques taus pour reprendre ma respiration et me sentir d'aplomb. Ensuite, je me retournai et commençai à me rapprocher de la rive.
Le silence était tombé sur la foule. Était-ce du dégoût, ou du respect concédé malgré eux ? Je n'en avais aucune idée.
« Il n'y en a pas qu'ici », dis-je. « Pas seulement dans l'eau. C'est en nous, maintenant, dans notre sang. » J'étais toujours à moitié aveugle ; je ne voyais pas si l'on m'écoutait. « Mais du moment que vous le savez, vous êtes déjà libre. Du moment que vous êtes prêt à affronter la possibilité que tout ce qui vous fait reprendre courage, tout ce qui vous remonte le moral et vous remplis le cœur de joie, tout ce qui vous rend la vie digne d'être vécue… est un mensonge, une déformation, un sentiment sans signification — vous ne pouvez plus être enchaîné. »
Ils me laissèrent m'en aller sain et sauf. Je me retournai pour regarder la queue qui se reformait ; la petite fille n'était pas dedans.
Je me réveillai en sursaut, du même rêve familier.
Je faisais descendre ma mère dans l'eau, par l'arrière du bateau. Ses mains étaient liées, ses pieds lestés de poids. Elle avait peur, mais elle avait mis sa confiance en moi. « Tu me ramèneras sans prendre de risques, n'est-ce pas, Martin ? »
J'acquiesçais d'un air rassurant. Mais une fois qu'elle avait disparu sous les vagues, je pensais : qu'est-ce que je suis en train de faire ? Je ne crois plus à ces conneries.
Alors je prenais mon couteau et commençais à sectionner la corde…
Je ramenai les genoux sur la poitrine et me recroquevillai sur ce lit inconnu, dans l'obscurité. J'étais dans une petite ville sur la ligne de chemin de fer, à mi-chemin de Mitar. Et à mi-chemin entre minuit et l'aube.
Je m'habillai et quittai l'hôtel. Le centre de la ville était désert et le ciel dense d'étoiles. Comme à la maison. À Mitar, tout disparaissait dans un brouillard de lumière.
Les trois étoiles citées par diverses autorités comme le soleil de la Terre étaient au-dessus de l'horizon. Si l'une d'elles était la bonne, peut-être que je vivrais suffisamment pour contempler une image de la planète au télescope. Mais la perspective de rechercher le contact avec les Anges — s'il en restait vraiment un groupe là-bas, dans les étoiles — me laissait de marbre. Je hurlai silencieusement vers les étoiles : votre descendance abâtardie n'a pas besoin de votre aide ! Pourquoi devrions-nous vous rejoindre ? Nous allons vous surpasser !
Je m'assis sur les marches au bord de la place, et me couvris le visage. La bravade ne m'était d'aucune aide. Rien ne l'était. Peut-être que si j'avais grandi en affrontant la vérité, j'aurais été plus fort. Mais quand je me réveillais au milieu de la nuit, en sachant que ma mère était tout simplement morte, que tous ceux que j'avais jamais chéris la suivraient, que je disparaîtrais moi-même dans un néant identique, c'était comme d'être enterré vivant. C'était comme de me retrouver dans l'eau, ligoté et lesté, avec la certitude que personne ne me remonterait.
Quelqu'un me mit la main sur l'épaule. Je levai la tête, surpris. C'était un homme de mon âge ou à peu près. Son allure n'était pas menaçante ; il avait même l'air de se méfier un peu de moi.
« Vous avez besoin d'un toit ? » demanda-t-il. « Je peux vous laisser entrer dans l'église, si vous le désirez. » Un peu derrière lui, il y avait un chariot rempli de matériel de nettoyage.
Je secouai la tête. « Il ne fait pas si froid. » J'étais trop gêné pour lui expliquer que j'avais une chambre tout à fait adéquate non loin d'ici. « Merci. »
Alors qu'il s'éloignait, je l'appelai : « Est-ce que vous croyez en Dieu ? »
Il s'arrêta et me dévisagea un moment, comme s'il se demandait où était le piège — si j'étais au service des paroissiens locaux, avec la charge de mener une enquête approfondie sur sa légitimité théologique. Ou peut-être voulait-il simplement faire preuve de diplomatie envers quelqu'un de suffisamment désespéré pour s'asseoir sur la grand place au milieu de la nuit et demander du réconfort à un étranger.
Il secoua la tête en signe de dénégation. « Quand j'étais enfant, je croyais. Plus maintenant. C'était une idée séduisante… mais elle n'avait aucun sens. » Il me regarda d'un air sceptique, ne comprenant toujours pas bien ma motivation.
« Mais alors, la vie n'est-elle pas insupportable ? » demandai-je.
Il rit. « Pas tout le temps. »
Il retourna à son chariot, et commença à le faire rouler vers l'église.
Je restai sur les marches, à attendre l'aube.