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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Greg Egan Yeyuka

Greg Egan : nouvelles

Yeyuka

Pour mon dernier jour à Sydney, je passai en guise d'adieu la matinée à Bondi Beach. Je nageai une heure puis m'allongeai sur le sable et contemplai le ciel. Je m'assoupis un moment pour découvrir à mon réveil, répartis entre les amateurs de bains de soleil, une demi-douzaine de stands de tatouages solaires. C'était la dernière mode : sur un écran tactile de la taille d'un miroir en pied, on pouvait choisir un modèle et le personnaliser, ou en créer un à partir de zéro avec l'assistance d'un logiciel. Des gicleurs pilotés par ordinateur arrosaient la peau de pigments inactifs, qu'une heure d'exposition aux UV rendait visibles dans toutes leurs couleurs.

Tandis que la matinée s'avançait, je vis de gigantesques papillons jaunes perchés entre des omoplates, des torses enlacés par des dragons vert et violet, des corps tout entiers enveloppés de rangées d'hibiscus rouges. En regardant ces images se matérialiser autour de moi, je ne pouvais m'empêcher de me les représenter en banderoles célébrant une victoire. Pendant toute mon enfance, le mélanome, toujours menaçant, représentait le comble de la terreur ; et au tournant du millénaire, se couvrir de lycra de la tête aux pieds était du dernier chic. Vingt ans plus tard, ces décorations élaborées étaient conçues pour encourager l'irradiation, pour s'en vanter. Pour proclamer, non pas que le soleil avait été dompté, mais que nos corps l'avaient été. Pour affirmer la défaite du cancer.

Je touchai l'anneau à mon index gauche et sentis une pulsation rassurante à travers le métal. Le sang détourné d'une veine de mon doigt circulait en permanence dans le corps évidé de l'appareil. La surface interne de l'anneau était recouverte de milliards de capteurs minuscules, des structures en forme d'entonnoir tendues par un ressort, comme de microscopiques plantes carnivores larges d'une centaine d'atomes. Toute molécule d'une taille suffisante qui rencontrait un de ces pièges en circulant était capturée et fermement emballée le temps nécessaire pour déterminer sa forme et son identité chimique avant d'être relâchée.

De sorte que l'anneau n'ignorait rien de ce qui était dans mon sang. Il savait également ce qui était censé ou pas s'y trouver. Sous sa surveillance incessante, la signature biochimique d'une infection virale ou bactérienne, ou même d'une tumeur microscopique loin en aval, ne pouvait échapper longtemps à la détection ; et une fois le diagnostic effectué, le traitement était presque instantané. Près des capteurs étaient implantés des catalyseurs programmables, des molécules polyvalentes qui pouvaient être restructurées sous contrôle informatique. L'anneau pouvait fabriquer une gamme étendue de médicaments à partir de matières premières présentes dans le sang : il choisissait simplement la bonne séquence de structures pour ces catalyseurs, de manière à obtenir le contour désiré autour duquel s'ajustaient les ingrédients nécessaires, retenus dans des replis façonnés à cet effet.

L'administration du remède se faisait en quelques minutes, voire quelques secondes, ce qui permettait d'éradiquer les infections avant qu'elles ne puissent s'incruster, et de détruire les minuscules amas de cellules cancéreuses avant qu'ils puissent croître ou se répandre. Une liaison satellite permettait à l'anneau d'accéder à un vaste réseau de bases de données médicales, et à la puissance de calcul additionnelle nécessaire. Il me procurait ainsi une sorte de système immunitaire électronique, suffisamment rapide et intelligent pour terrasser n'importe quel adversaire.

Sur cette plage, tout le monde ne pouvait s'offrir son propre Médigarde, mais une séance hebdomadaire sur l'unité familiale, ou même un bilan mensuel chez le généraliste, étaient bien suffisants pour réduire de manière spectaculaire le risque de cancer. Et bien que les mélanomes fussent le dernier de mes soucis — avec ma peau claire, j'étais recouvert d'écran solaire, comme d'habitude car, mortel ou pas, un coup de soleil est toujours aussi douloureux —, j'avais fini par penser à l'anneau, ce chien de garde qui me protégeait de dix mille autres éventualités, comme à une partie vitale de mon organisme. Le jour où je l'avais installé, mon espérance de vie avait augmenté de quinze ans — et le logiciel d'évaluation des risques de ma banque avait manifestement supposé une extension similaire de ma vie professionnelle, dans la mesure où le remboursement du prêt que j'avais dû contracter pour l'achat me menait largement dans la soixantaine.

Je tirai doucement le bandeau de métal, jusqu'à ce que je ressente un avertissement impératif en provenance des tubes, fins comme des aiguilles, qui couraient profondément sous la peau. Ce modèle n'était pas conçu pour être enfilé ou retiré en un instant, comme les unités collectives, mais il ne faudrait qu'une petite chirurgie de quelques minutes sous anesthésie locale pour le retirer. En Ouganda, un Médigarde servait à quarante millions de personnes — ou plutôt aux quelques individus chanceux qui pouvaient y accéder. Arriver avec ma version personnelle paraissait presque aussi grossier que de débarquer avec un tatouage solaire géant. Très certainement, là où j'allais, le cancer n'avait pas été vaincu.

Ni d'ailleurs le paludisme, la typhoïde, la fièvre jaune, ou la schistosomiase. L'anneau pouvait m'immuniser contre tout ça et contre bien d'autres affections, avant que je le retire… mais le parasite du paludisme étant notoirement variable, une surveillance constante me procurerait une protection bien plus fiable. Ce n'était l'intérêt de personne que je me retrouve allongé sur un lit d'hôpital pendant la moitié de mon séjour. En outre, le villageois moyen ou l'habitant d'un bidonville ne reconnaîtrait même pas l'appareil et ne m'en tiendrait donc pas rigueur. Je devenais hypersensible.

Je rassemblai mes affaires et me dirigeai vers le parc à vélos. En me retournant vers la plage, je ressentis comme un pincement de regret, celui qui vous assaille quand vous émergez d'un impossible rêve emprunt de sérénité et de bonheur ; pendant un instant, mon seul désir fut de fermer les yeux et de m'y replonger.

Lisa vint me dire au revoir à l'aéroport.

« Ce n'est que pour trois mois. » dis-je. « Ça passera vite. » Ce n'était pas elle mais plutôt moi que je cherchais à rassurer.

« Il n'est pas trop tard pour changer d'avis. » Elle souriait d'un air calme ; pas de pression : la décision ne revenait qu'à moi. À ses yeux, je souffrais clairement de quelque chose (une sorte de poussée tardive d'idéalisme adolescent, ou bien la crise de la cinquantaine, un peu précoce) mais elle avait adopté le comportement strictement neutre du thérapeute. Ça me rendait fou.

— « Et rater ainsi ma dernière chance de jamais opérer un cancer ? » C'était légèrement exagéré ; il resterait toujours, et pour encore quelques années, quelques cas qui échapperaient au réseau Médigarde. Néanmoins, je m'occupais surtout de traumatismes, domaine qui subissait lui aussi des changements. Avec les garde-fous informatiques, les accidents de la circulation étaient devenus plus rares, et je soupçonnais que dans dix ans personne n'aurait plus l'occasion de coincer sa main dans un tapis de convoyage. Si le flux des blessures par balle ou à l'arme blanche, qui se maintenait pour le moment, venait à se tarir, je n'aurais plus qu'à me reconvertir dans la chirurgie esthétique du nez ou la reconstruction des joueurs de rugby. « J'aurais dû faire de l'obstétrique, comme toi. »

Lisa secoua la tête. « D'ici vingt ans, ils auront décrypté tous les signaux moléculaires qui apparaissent à l'intérieur de la mère et du fœtus ou qui passent entre les deux. Plus de naissances prématurées, plus de césariennes, plus de complications. Moi aussi, la Médigarde me mettra au chômage. » Elle ajouta, d'un visage de marbre : « Il faut que tu t'y fasses, Martin, nous sommes tous condamnés à l'obsolescence.

— Peut-être. Mais si c'est le cas… ça arrivera plus vite à certains endroits qu'à d'autres.

— Et quand ça arrivera, tu n'aurais qu'à partir là où on aura encore besoin de toi ? »

Elle se moquait de moi, mais je pris la question au sérieux. « Repose-moi la question à mon retour. Trois mois sans mods et je serai peut-être guéri pour de bon. »

On annonça mon vol. Nous nous embrassâmes. Je me rendis brusquement compte que je n'avais pas la moindre idée de ce qui me poussait à faire ça. L'état de santé de parfaits inconnus, à l'autre bout de la terre ? Qui espérais-je tromper ? Peut-être que j'avais essayé de me persuader de mon supposé altruisme — en espérant que Lisa m'en dissuaderait, m'offrant ainsi une excuse pour rester en sauvant la face. J'aurais dû savoir qu'elle me prendrait au mot.

« Tu vas me manquer. Vraiment beaucoup. » déclarai-je simplement.

— « J'espère bien. » Elle me prit la main, d'un air maussade, acceptant finalement ma décision. « Quel idiot tu es. Fais attention à toi.

— Bien sûr. » Je l'embrassai une dernière fois puis m'éclipsai.

Ce fut Magdalena Iganga qui vint me chercher à l'aéroport d'Entebbe. C'était une des cancérologues de la petite équipe qui avait été mise sur pied par Médecins Sans Frontières pour aider les services médicaux ougandais, très surchargés, à traiter le nombre grandissant de cas de yeyuka. Elle était tanzanienne, mais elle avait travaillé dans toute l'Afrique de l'est et, tandis qu'elle conduisait sa voiture à alcool cabossée pour faire les trente kilomètres qui nous séparaient de Kampala, elle me raconta quelques-uns de ses accrochages avec l'Organisation Mondiale de la Santé à Nairobi.

« J'ai essayé de les persuader de mettre en place une base de données épidémiologiques pour le yeyuka. Bonne idée, ont-ils dit. Présentez donc une proposition détaillée au comité d'experts en épidémiologie du cancer. Ce que j'ai fait. Votre projet nous plaît, a répondu le comité, mais, voyons, voyons, le yeyuka est une maladie contagieuse, donc c'est au comité d'experts en maladies contagieuses que vous devez le soumettre. Et je venais de manquer sa dernière réunion de l'année, d'une semaine. » Iganga sourit stoïquement. « Nous avons fini par le faire nous-mêmes, des collègues et moi, sur un vieux 386 et une ligne téléphonique d'emprunt.

— Trois cents quoi ? »

Elle secoua la tête. « Du jargon paléo-informatique ; c'est sans importance. »

Nous étions en plein sur l'équateur, et il était presque midi, mais la température ne devait pas dépasser 30 ; Kampala était largement au-dessus du niveau de la mer. Une légère brise provenait du lac Victoria, et des nuages bas défilaient au-dessus de nous. On les voyait s'amasser, menaçant, puis se dissiper, puis de regrouper et se disperser de nouveau, sans fin. On m'avait promis que mon séjour aurait lieu pendant la saison sèche ; il y aurait au pire quelques orages épisodiques.

À notre gauche, des hameaux composés de cabanes commencèrent à apparaître entre des bandes marécageuses. En approchant de la ville, nous traversâmes plusieurs strates de bidonvilles ; les plus anciens, mieux organisés, ressemblaient presque à des banlieues misérables, tandis que les autres tenaient plus du camp de réfugiés classique. Les tumeurs causées par le virus du yeyuka avaient tendance à se répandre vite mais à croître lentement. Elles rendaient souvent les gens partiellement invalides pendant des années avant de les tuer, de sorte que quand ils ne pouvaient plus se plier à la rigueur des travaux agricoles, ils se dirigeaient souvent vers la ville la plus proche dans l'espoir d'y trouver du travail. Le sud de l'Ouganda avait à peine récupéré du sida quand les cas de yeyuka étaient apparus, vers 2013 ; en fait, certains virologues pensaient que le yeyuka était issu d'une souche moins virulente qui avait pris pied dans la population immunodéprimée. Bien qu'il ne soit pas aussi contagieux que le choléra ou la tuberculose, la promiscuité, la pauvreté des installations sanitaires et la malnutrition chronique transformaient les bidonvilles en creuset de l'épidémie.

Nous roulions vers le nord entre deux collines et le centre de Kampala apparut devant nous, étalé sur sa propre hauteur. En comparaison de Nairobi, que j'avais survolée quelques heures auparavant, Kampala paraissait peu encombrée. Ses rues et ses bâtiments bas étaient disposés de manière largement espacée, soigneusement organisés mais sans la rigidité géométrique des quadrillages ou les cercles concentriques. La circulation était assez dense autour de nous, faite de cycles et de voitures, mais elle restait néanmoins fluide et, en dépit des cris et des coups de klaxon, les conducteurs paraissaient d'une bonne humeur remarquable.

Iganga fit un détour vers l'est en contournant la colline centrale. Il y avait des terrains de sport luxuriants et des parcours de golf sur notre droite, des bâtiments publics de l'ère coloniale et des ambassades protégés par de hautes clôtures sur notre gauche. Pas la moindre tour d'habitation délabrée en vue, mais on apercevait cependant des abris improvisés et même des jardins potagers dans certains espaces verts, indices que les bidonvilles gagnaient sur l'intérieur.

Abruti par le décalage horaire, je trouvais incroyable que cet endroit, que j'avais imaginé dans l'abstrait pendant des mois, fût composé de terrains réels, de bâtiments réels, de personnes réelles. Je n'avais de l'Ouganda que des aperçus par ouï-dire, provenant de reportages télévisés situés dans des zones de guerre ou de catastrophes ; de Sydney, il m'avait été presque impossible de me représenter ce pays comme autre chose qu'une séquence vidéo montée en pleine frénésie, remplie de soldats, de réfugiés et de cadavres recouverts de mouches. En fait, l'activité des rebelles restait confinée à une zone de plus en plus étroite située à l'extrême nord du pays ; la dernière vague de réfugiés zaïrois était, pour la plupart, repartie chez elle un an plus tôt, et même si le yeyuka constituait un problème sérieux, les gens n'en étaient pas à tomber raides morts en pleine rue.

L'université de Makerere se trouvait au nord de la ville ; Iganga et moi séjournions tous deux à la résidence universitaire. Un étudiant me montra ma chambre, simple mais d'une propreté impeccable ; je n'osais presque pas m'asseoir sur le lit, de peur de froisser les draps. Après m'être lavé et avoir défait mes bagages, je retrouvai Iganga et nous traversâmes le campus pour aller à l'Hôpital Mulago, affilié à la faculté de médecine. Une équipe de football s'entraînait de l'autre côté de la route lors de notre arrivée, vision d'une banalité rassurante.

Iganga me présenta à tous les infirmiers et à tous les brancardiers que nous croisions ; tout le monde avait l'air occupé mais accueillant, et je m'évertuais à mémoriser l'avalanche de noms qu'on me donna. Les salles étaient toutes pleines à craquer, avec des malades qui débordaient dans les couloirs, quelques-uns dans des lits mais la plupart sur des matelas ou des couvertures. Le bâtiment lui-même était délabré, et une partie de l'équipement devait bien avoir trente ans. L'environnement n'avait cependant rien de sordide : le linge était propre et l'aspect du sol, autant que son odeur, laissait penser qu'on pouvait opérer directement dessus.

Dans l'unité dédiée au yeyuka, Iganga me montra les six malades que je devrais opérer le lendemain. L'hôpital avait un scanner ; cela faisait six mois qu'il était en panne car on attendait d'avoir l'argent pour les pièces de rechange. De sorte que je ne pouvais espérer rien de mieux que des radiographies, et encore avec des agents de contraste économiques comme le baryum. La bonne vieille palpation, c'était tout ce dont nous disposions pour localiser et déterminer l'étendue de certaines tumeurs. Iganga guidait mes mains et m'empêchait d'appliquer une pression trop importante ; elle avait beaucoup plus d'expérience que moi en la matière, et un débutant trop zélé pouvait faire beaucoup de dégâts. Le monde où des images tridimensionnelles tourbillonnaient sur ma station de travail tandis qu'un logiciel me conseillait pour le choix d'incision était relégué au rang des rêves. Je m'astreignais cependant à faire le travail moi-même, à cartographier les tumeurs au toucher, à me les représenter dans la tête, à marquer les radios ou à faire des croquis.

J'expliquais à chaque patient où j'allais couper, ce que j'enlèverais et à quels effets on pouvait s'attendre. Quand c'était nécessaire, Iganga traduisait pour moi, soit en swahili soit en ce qu'elle appelait son “sabir lugandais”. Les nouvelles que j'apportais n'étaient jamais bonnes qu'à moitié, mais la plupart des gens semblaient les prendre avec une sorte d'optimisme las. La chirurgie guérissait rarement le yeyuka ; elle n'offrait en général qu'un répit de quelques années, mais c'était pour l'instant la seule possibilité. Les radiations et la chimiothérapie étaient sans effets, et la seule machine Médigarde de l'hôpital était incapable de générer des remèdes moléculaires personnalisés même pour un petit nombre de privilégiés. En sept ans d'épidémie, personne ne comprenait encore suffisamment bien le yeyuka pour écrire le logiciel nécessaire.

Quand j'en eus terminé, il faisait nuit dehors. « Est-ce que ça vous intéresse de suivre la dernière opération effectuée par Ann Collins ? » me demanda Iganga. C'était la volontaire irlandaise que je remplaçais.

— « Tout à fait. » À Sydney, j'avais passé en revue les vidéos de quelques-unes des opérations réalisées ici, mais il n'existait aucun scénario de réalité virtuelle permettant de véritables exercices pratiques, et d'ici quelques jours Collins ne serait plus là pour me superviser. C'était d'une ironie douloureuse : les chirurgiens étrangers seraient toujours inexpérimentés, mais personne d'autre ne disposait d'autant de temps libre. Les étudiants en médecine Ougandais devaient payer une petite fortune en frais d'études — la Banque Mondiale avait mis un terme à la brève expérience de formation subventionnée par l'État ébauchée par le nouveau gouvernement — et il semblait qu'on était parti pour une bonne dizaine d'années de pénurie en spécialistes diplômés.

Nous mîmes donc masques et blouses. La salle d'opération était comme tout le reste, propre mais dépassée. Iganga me présenta à Collins, l'anesthésiste Eriya Okwera, et le chirurgien stagiaire Balaki Masika.

Le patient, un homme d'âge moyen, était recouvert d'un drap chirurgical orange, trempé de Bétadine et disposé autour d'une longue incision abdominale. J'étais à côté de Collins et je l'observais, fasciné. Une masse grise de la taille de mon poing se développait dans la paroi musculaire de l'intestin grêle, distendant le péritoine, la “peau” translucide de l'organe, presque au point de rupture. Le passage de la nourriture était presque certainement bloqué ; le patient devait en être réduit depuis des mois à n'absorber que des liquides.

La tumeur n'était pas du tout adhérente, presque comme un gigantesque caillot de sang décoloré ; le plus dur serait d'éviter, en l'ôtant, de disséminer des cellules cancéreuses dans la circulation, qui iraient ensuite donner naissance à un autre foyer. Avant d'effectuer la moindre incision de la paroi intestinale, Collins utilisa un laser pour cautériser les vaisseaux sanguins tout autour de la tumeur, sans jamais la toucher. Une fois qu'elle fut libre, elle l'extirpa avec des clamps attachés au tissu environnant, en procédant avec autant de précaution que si elle était en train de retirer un sac percé rempli d'un poison létal. Peut-être que d'autres tumeurs étaient déjà en train de se développer, invisibles, dans d'autres parties du corps, mais faire de son mieux, ici et maintenant, se traduirait peut-être pour cet homme par un répit de trois ou quatre ans.

Masika commença à recoudre les extrémités sectionnées de l'intestin. Collins me prit à part et me montra les radios du patient sur un négatoscope. « Voici le site originel. » Il y avait une cavité clairement visible dans le poumon droit, d'à peu près la moitié de la taille de la tumeur qu'elle venait d'ôter. Les cancers ordinaires se développaient d'abord à un seul endroit, avant que des cellules mutantes de la tumeur primitive ne s'échappent pour donner naissance à d'autres foyers dans le reste du corps. Avec le yeyuka, il n'y avait pas de “tumeurs primitives” ; le virus délogeait lui-même les cellules infectées, dissolvait les adhésifs moléculaires normaux qui les maintenaient en place jusqu'à ce que l'organe touché semble complètement fondu. C'était de là que venait le nom yeyuka : fondre. Une fois libérées dans le flux sanguin, la plupart des cellules mouraient de causes naturelles, mais une partie d'entre elles se logeaient dans des petits capillaires, s'y bloquaient physiquement en dépit de leur manque d'adhérence, et pouvaient y rester tranquillement pendant suffisamment de temps pour se développer en tumeurs de taille respectable.

Après l'opération, je fus invité à un dîner de bienvenue dans un restaurant du centre-ville. La maison était spécialisée dans la cuisine italienne, apparemment très populaire, à Kampala du moins. Iganga, Collins et Okwera, en vieux collègues, se relaxaient bruyamment ; Okwera, un homme solide dans la quarantaine, était légèrement éméché et volubile ; il se mit à raconter des histoires d'horreur médicales datant de son passage dans l'armée. Masika, le chirurgien stagiaire, se montrait très discret et réservé. Je ressemblais moi-même à une sorte de zombie en raison du décalage horaire ; je ne contribuai pas beaucoup à la conversation, mais cette chaude réception me mit à l'aise.

J'avais toujours l'impression d'être un d'imposteur. Je n'avais pas eu le courage de faire machine arrière ; c'était la seule raison de ma présence ici. Mais personne n'allait m'interroger sur mes motivations. Tout le monde s'en moquait. Cela ne faisait pas la moindre différence que je me sois porté volontaire vraiment par compassion ou à cause d'un certain manque de confiance en moi-même par crainte de mon obsolescence à venir. De toute manière, j'étais venu avec mes deux mains et une expérience suffisante de la chirurgie générale pour me rendre utile. S'il avait fallu être un saint pour guérir quelqu'un, la médecine aurait été condamnée dès ses débuts.

J'étais nerveux lorsque j'incisais mon premier cas de yeyuka, mais à la fin de l'opération, après avoir extrait avec succès une tumeur de la taille d'une orange du poumon droit du patient, je me sentais beaucoup plus confiant. Plus tard dans la journée, on me présenta à une partie de l'équipe chirurgicale permanente de l'hôpital, me rappelant ainsi que, même après le départ de Collins, je serais loin de travailler seul. La seconde nuit, je m'endormis, épuisé mais rassuré. Je pouvais le faire ; c'était à ma portée. Je ne m'étais pas fixé une tâche impossible.

Je bus beaucoup trop au dîner d'adieu de Collins, mais le Médigarde en supprima les effets comme par magie. Mon premier jour en solo fut d'un calme inattendu : tout se déroula sans problème. Okwera, qui ne disposait pas de remèdes hi-tech contre la gueule de bois, avait perdu son entrain habituel tandis que Masika restait toujours aussi calme et aussi attentif.

Six jours par semaine, le monde se restreignit à ma chambre, le campus, le service et la salle d'opération. Je prenais mes repas à la résidence universitaire, et m'endormais en général une ou deux heures après le dîner ; avec le soleil qui piquait du nez derrière l'horizon, on avait dès huit heures l'impression qu'il était minuit. J'essayais d'appeler Lisa tous les soirs, mais quittais souvent la salle d'opération trop tard pour l'attraper avant son départ pour le travail, et je détestais laisser des messages tout autant que lui parler alors qu'elle était en train de conduire.

Okwera et sa femme m'invitèrent à déjeuner le premier dimanche, Masika et sa petite amie le suivant. Les deux couples se montrèrent d'une hospitalité parfaite, mais je me sentais comme un intrus en ce seul jour où ils pouvaient être ensemble. Le troisième dimanche, je déjeunai au restaurant avec Iganga, puis nous nous promenâmes à travers la ville, en un circuit impromptu.

Il y avait des bâtiments superbes, à Kampala, la plupart portant des cicatrices de guerre qu'on avait réparées avec amour. J'essayai de me décontracter et d'apprécier la vue, mais je n'arrêtais pas de penser à la routine, six opérations, six jours par semaine, qui m'attendait jusqu'à la fin de mon séjour. Lorsque j'en parlai à Iganga, elle se mit à rire. « Je vois. Le travail à la chaîne ne te suffit pas ? Je vais te prévoir une expédition à Mubende. Ils ont là-bas des patients trop malades pour être déplacés. Tumeurs multiples, tous en phase terminale.

— C'est d'accord. » Moi et ma grande gueule ; je savais bien que je n'avais pas vu les cas les pires, mais je n'avais pas beaucoup réfléchi à l'endroit où ils pouvaient bien se trouver.

Nous étions à l'extérieur d'un temple sikh, près d'une plaque commémorant l'expulsion par Idi Amin Dada de la communauté asiatique d'Ouganda en 1972. Kampala était parsemée de monuments à toutes sortes d'atrocités, et bien que le règne d'Amin Dada eût pris fin plus de quarante ans auparavant, il avait fallu parcourir un long chemin pour retrouver la normalité. Il semblait incroyablement injuste qu'actuellement, dans une ère de stabilité politique relative, tant de vies fussent ruinées par le yeyuka. Terminé les réfugiés défilant dans les campagnes, terminé les expulsions forcées — mais quelques cellules à la dérive dans le corps pouvaient apporter autant de souffrance.

« Qu'est-ce qui t'as amenée à la médecine ? » demandai-je à Iganga.

— « Les attentes familiales. C'était ça ou le droit. La médecine m'a semblé moins arbitraire ; un jugement en appel ne va pas renverser le cours de ce qui se passe dans le corps. Et toi ?

— Je voulais faire partie de la révolution. Celle qui allait en finir avec toutes les maladies.

— Ah, cette révolution-là…

— J'ai choisi le mauvais boulot, bien sûr. J'aurais dû être biologiste moléculaire.

— Ou ingénieur logiciel.

— Oui. Si j'avais vu le Médigarde arriver il y a quinze ans, j'aurais pu être au cœur du changement. Et je n'aurais jamais regardé derrière moi. Et encore moins à côté. »

Iganga hocha la tête avec sympathie, sans sembler le moins du monde perturbée à l'idée que la technologie moléculaire pût captiver suffisamment l'attention de quelqu'un pour faire disparaître de son champ de vision des petites choses comme l'épidémie de yeyuka. « J'imagine. Il y a sept ans, j'étais sur le point de faire fortune dans l'une des cliniques privées de Dar es Salaam. Des hommes d'affaires riches avec un cancer de la prostate, des trucs comme ça. J'ai eu de la chance, d'une certaine manière ; avant que ce marché ne disparaisse complètement, les fanatiques du yeyuka m'importunaient sans arrêt, n'arrêtaient pas d'insister, de passer des petits accords. » Elle se mit à rire. « Je ne compte plus le nombre de fois où l'on m'a promis d'être coauteur d'un papier révolutionnaire dans Nature Oncology si je donnais un coup de main dans une petite clinique de campagne, au milieu de nulle part. J'ai été traînée dans tout ça, résistant bec et ongles, au moment où tous mes anciens rêves partaient en fumée.

— Mais maintenant, le yeyuka est devenu ta vraie vocation ? »

Elle fit rouler ses yeux. « Oh, épargne-moi ça. Ma seule ambition, maintenant, c'est de prendre ma retraite en faisant du conseil très bien payé à Nairobi ou à Genève.

— Je ne suis pas sûr de te croire.

— Tu devrais. » Elle haussa les épaules. « C'est vrai, ce que je fais maintenant est cent fois plus utile que n'importe quel travail de bureau, mais ça ne rend pas les choses plus faciles. Tu sais aussi bien que moi que le sentiment de plénitude intérieure ne survit pas à mille patients ; si tu te battais pour chacun d'entre eux comme pour ta propre famille ou tes amis, tu deviendrais fou… alors ils sont ramenés à une série de cas cliniques qui, accessoirement, se trouvent être parés de chair humaine. Et c'est un dur combat que de continuer à travailler encore et encore sur les mêmes problèmes, même si tu es convaincu que c'est le travail le plus utile au monde.

— Alors pourquoi es-tu à Kampala en ce moment, au lieu d'être à Nairobi ou à Genève ? »

Iganga sourit. « Ne t'inquiète pas, j'y travaille. Je n'ai pas encore de date sur mon billet de départ, comme toi, mais quand l'occasion se présentera, crois-moi, je la saisirai aussi vite que je le pourrai. »

Ce n'est qu'à ma sixième semaine, et à ma deux cent quatrième opération, que je me suis enfin planté.

La patiente était une jeune adolescente avec des infestations multiples de cellules du colon dans le foie. Une partie non négligeable du lobe gauche de l'organe devait être retirée, mais le pronostic était relativement bon ; le lobe droit semblait complètement sain, et on pouvait espérer que le foie, directement en aval du colon, avait filtré le sang de toutes les cellules infectées avant qu'elles n'atteignent le reste du corps.

En essayant de fixer la partie gauche de la veine porte, je dérapai et la pince se referma solidement sur un kyste boursouflé à la base du foie, rempli de cellules blanc gris en provenance du colon. Il n'éclata pas, mais il eût peut-être mieux valu ; je ne pouvais pas vraiment voir où le contenu avait giclé, mais je pouvais imaginer très clairement la direction générale : en arrière, vers la jonction en Y de la veine, là où le flux transporterait des cellules cancéreuses vers le lobe droit, qui jusqu'à présent était resté sain.

Je jurai une dizaine de secondes, furieux de ma propre impuissance. Je n'avais aucun des outils d'urgence auxquels j'étais habitué : pas de médicament à injecter pour tuer les cellules répandues tant qu'elles étaient plus vulnérables qu'une tumeur établie, pas de vaccin sous la main pour stimuler une attaque par le système immunitaire.

« Dis aux parents que tu as des raisons de suspecter une fuite et qu'elle devra suivre des examens de contrôle réguliers, » dit Okwera.

Je jetai un coup d'œil à Masika, mais il garda le silence.

— « Je ne peux pas faire ça.

— Ça ne sert à rien de causer des problèmes.

— C'était un accident.

— Je te dis de ne rien lui dire, et rien non plus à sa famille. » Okwera me jeta un regard sévère, comme si ce que j'envisageais était à la fois dangereux et complaisant. « Cela n'aidera personne si tu te plonges dans la merde à cause de ça. Ni elle, ni toi. Ni l'hôpital. Ni le programme de volontariat. »

La mère de la jeune fille parlait anglais. Je lui dis qu'il y avait des signes montrant que le cancer pouvait s'être répandu. Elle pleura, et me remercia pour mon bon travail.

Masika ne dit pas un mot de l'incident, mais à la fin de la journée j'osais à peine le regarder. Après le départ d'Okwera, qui nous laissait tous deux seuls dans les vestiaires, je lui dis : « Dans trois ou quatre ans, il y aura un vaccin. Ou même un logiciel Médigarde. Les choses ne resteront pas toujours ainsi. »

Il haussa les épaules, d'un air gêné. « Oui…

— Je lèverai des fonds pour la recherche, dès mon retour. Des dîners au champagne avec des diapos de patients photogéniques s'il le faut. » Je savais que je me ridiculisais, mais je ne pouvais pas m'arrêter. « Nous ne sommes plus au dix-neuvième siècle. Nous ne sommes plus impuissants. Toutes les maladies se guérissent, une fois qu'elles sont comprises. »

Masika me jeta un coup d'œil dubitatif, comme s'il se demandait s'il devait oui ou non me prier de garder mes platitudes pour les dîners au champagne. Puis il dit : « Nous comprenons le yeyuka. Nous avons écrit un logiciel Médigarde ; il est prêt. Mais nous ne pouvons pas le faire tourner sur notre machine. Nous n'avons donc pas besoin de fonds pour la recherche ; ce qu'il nous faut, c'est une autre machine. »

Je restai sans voix quelques secondes, essayant de comprendre le sens de cette affirmation extraordinaire. « La machine de l'hôpital est cassée… ? »

Masika secoua la tête. « Nous n'avons pas de licence pour le logiciel. Si nous l'utilisons sur la machine de l'hôpital, notre contrat avec Médigarde sera annulé et nous en perdrons totalement l'usage. »

Je pouvais difficilement croire que toute la recherche nécessaire avait été entreprise sans la moindre publication à l'appui, mais je n'imaginais pas non plus que Masika pût me mentir. « Combien de temps avant que Médigarde n'approuve le logiciel ? Quand leur a-t-il été soumis ? »

Masika commençait visiblement à penser qu'il aurait mieux fait de garder ça pour lui, mais il ne pouvait pas faire machine arrière. « On ne le leur a pas soumis. » admit-il prudemment. « On ne peut pas… c'est bien là le problème. Nous avons besoin d'une machine de contrebande, un modèle au rebut, avec le lien satellite débranché, de manière à pouvoir faire tourner le logiciel yeyuka sans qu'ils le sachent.

— Pourquoi ? Pourquoi ne doivent-ils pas savoir ? »

Il hésita. « Je ne sais pas si je peux vous le dire.

— C'est illégal ? Il a été volé ? » Mais si c'était le cas, pourquoi les propriétaires légaux n'avaient-ils pas licencié ce satané logiciel pour que les gens puissent l'utiliser ?

Masika répondit froidement. « Volé non, réapproprié oui. Nous nous sommes réapproprié la seule partie que vous pourriez qualifier de “volée”. » Il détourna le regard un bref instant, essayant en fait de se contrôler. Puis il dit : « Êtes-vous sûr de vouloir connaître toute l'histoire ?

— Bien sûr.

— Alors je vais devoir passer un coup de fil. »

Masika me mena à ce qui semblait être une résidence, des chambres d'étudiant dans l'un des faubourgs proches du campus. Il marchait à vive allure, sans me laisser le temps de poser des questions ni même de m'orienter dans l'obscurité. J'avais l'impression qu'il aurait aimé me bander les yeux, mais ça n'aurait pas fait une grande différence ; quand nous arrivâmes, je n'aurais pu dire où nous nous trouvions à un kilomètre près.

Une jeune femme, de dix-neuf ou vingt ans peut-être, ouvrit la porte. Masika ne fit pas les présentations, mais je supposai que c'était la personne à qui il avait téléphoné de l'hôpital puisqu'il était clair qu'elle nous attendait. Elle nous conduisit à une pièce du rez-de-chaussée ; quelqu'un jouait de la musique à l'étage mais il n'y avait personne d'autre en vue.

Dans la pièce se trouvait un bureau avec un clavier à l'ancienne et un moniteur, et à côté sur le sol il y avait un engin extraordinaire, un rack électronique de la taille d'une commode, plein de cartes et de circuits à l'air libre, refroidis par un ventilateur de cinquante centimètres de large.

« Qu'est-ce que c'est ? »

La femme fit un sourire. « Nous l'appelons modestement le super-ordinateur de Makerere. Cinq cent douze processeurs, en parallèle. Coût total, cinquante mille shillings. »

Ce qui faisait environ cinquante dollars. « Comment… ?

— Du recyclage. Il y a vingt ou trente ans, l'industrie informatique a monté une escroquerie assez sophistiquée : les sociétés de logiciel écrivaient des programmes délibérément inefficaces pour que les gens n'arrêtent pas d'acheter de nouvelles machines plus puissantes… et puis ils s'assuraient que ces ordinateurs plus rapides nécessitaient de nouveaux logiciels pour fonctionner. Les gens jetaient des stations parfaitement fonctionnelles tous les trois ou quatre ans. Certaines ont terminé enfouies dans les décharges, mais des millions ont pu être sauvées. Il existe depuis longtemps un marché mondial des processeurs au rebut ; les plus lents coûtent maintenant à peu près le même prix qu'un bouton. Et tout ce qu'il faut pour en tirer vraiment de la puissance, c'est un peu d'ingéniosité. »

Je n'arrivais pas à détacher mon regard du merveilleux engin. « Et vous avez écrit le logiciel yeyuka sur ça ?

— Tout à fait. » Elle sourit fièrement. « D'abord, le logiciel caractérise les molécules d'adhésion de surface endommagées — il y en a toujours quelques-unes dans le sang, et leur forme exacte dépend de la souche de yeyuka, et des cellules spécifiques qui ont été infectées. Puis des médicaments sont conçus sur mesure pour repérer ces molécules d'adhésion endommagées, et tuer les cellules infectées en faisant éclater leur membrane. » En même temps qu'elle parlait, elle tapait sur le clavier et faisait apparaître des animations pour illustrer les étapes du processus. « Si nous pouvons mettre ceci sur une vraie machine… nous pourrons guérir trois personnes par jour. »

Guérir. Pas simplement les charcuter pour retarder l'inévitable.

— « Mais d'où viennent les données brutes ? Le séquencement de l'ARN, les études de diffraction aux rayons X..? »

Le sourire de la femme s'évanouit. « Un employé de Médigarde les a trouvées dans les archives de la société, et nous les a envoyées par le réseau.

— Je ne comprends pas. Quand ont-ils fait ces études ? Pourquoi ne les ont-ils pas publiées ? Pourquoi n'ont-ils pas écrit eux-mêmes le logiciel ? »

Elle jeta un coup d'œil hésitant à Masika. « La société mère de Médigarde a collecté le sang de cinq mille personnes dans le sud de l'Ouganda en 2013. » dit-il. « Soi-disant pour contrôler l'efficacité de leur vaccin contre le sida. Ce qu'ils voulaient, en fait, c'était un large échantillon de cellules métastasées, pour pouvoir parfaire la protection contre le cancer, qui est le meilleur argument de vente de Médigarde. Le yeyuka leur offrait la manière la plus simple et la moins chère d'obtenir les données dont ils avaient besoin. »

Je m'étais à moitié attendu à quelque chose comme ça depuis les commentaires de Masika à l'hôpital, mais j'étais quand même secoué. Collecter les données de manière malhonnête était déjà particulièrement discutable, mais enterrer ensuite l'information alors que la moitié du chemin vers le remède était accomplie — simplement pour éviter de payer ce qu'ils avaient pris — était tout bonnement inqualifiable.

—« Mais traînez ces salauds en justice ! » dis-je. « Rassemblez tous ceux à qui l'on a prélevé du sang et entamez une action collective : redevances et pénalités. Vous obtiendrez des centaines de millions de dollars. Et vous pourrez acheter autant de machines que vous le désirez. »

La femme eut un rire amer. « Nous n'avons aucune preuve. Les fichiers nous ont été envoyés de manière anonyme, sans aucun moyen d'authentifier leur origine. Et vous imaginez ce que Médigarde dépenserait pour se défendre ? Nous ne pouvons nous permettre de perdre les vingt prochaines années en batailles juridiques, pour la seule satisfaction de clamer la vérité sur les toits. La seule manière pour utiliser ce logiciel à coup sûr, c'est d'avoir une machine de contrebande, sans faire de vagues. »

Je fixai l'écran, la simulation du remède qui aurait dû être utilisé trois fois par jour à l'hôpital de Mulago. Elle avait cependant raison. Aussi dur que cela fût à admettre, il aurait été futile d'attaquer Médigarde bille en tête.

Sur le chemin du retour vers le campus, avec Masika, je n'arrêtais pas de penser à la fille et à l'infestation de son foie, et à la possibilité d'annuler cet instant de maladresse qui, sinon, la tuerait presque certainement. « Peut-être puis-je mettre la main sur une machine de contrebande à Shanghai. » dis-je. « Si je savais à qui demander, où chercher. » Elles seraient certainement chères, mais bien moins qu'un modèle en service, avec ses logiciels et sa maintenance.

Ma main fit un mouvement presque inconscient pour vérifier la présence de la pulsation métallique à mon index gauche. Je tins l'anneau dans la lumière. « Je vous le donnerais bien, s'il était à moi. Mais ce ne sera le cas que dans trente ans. » Masika ne répondit pas, trop poli pour suggérer que si j'avais vraiment été propriétaire de l'anneau, je n'aurais pas même évoqué cette possibilité.

Nous atteignîmes le hall de l'université ; je savais désormais retrouver mon chemin vers la résidence. Mais je ne pouvais pas en rester simplement là, je ne pouvais pas affronter six autres semaines de chirurgie sans savoir qu'il adviendrait quelque chose des révélations de cette nuit. « Écoutez, » dis-je, « je n'ai pas de relations avec le marché noir, je n'ai pas la moindre idée de la manière dont on peut obtenir une machine. Mais si vous trouvez ce que je dois faire, et que c'est en mon pouvoir… je le ferai. »

Masika eut un sourire, et me remercia d'un hochement de tête, mais je voyais qu'il ne me croyait pas. Je me demandai combien d'autres personnes avaient fait des promesses comme celle-là avant de s'envoler vers leur Monde Sans Maladies tandis que les services de yeyuka continuaient à déborder.

Comme il se tournait pour partir, je lui mis une main sur l'épaule pour l'arrêter. « Je suis on ne peut plus sérieux. Quoi que cela implique, je le ferai. »

Ses yeux rencontrèrent les miens dans l'obscurité, essayant de percevoir quelque chose de plus profond, au-delà de cette complaisante protestation de sincérité. Je ressentis une soudaine étincelle de honte ; j'avais complètement oublié que j'étais un imposteur, que je n'avais jamais vraiment voulu venir ici, que deux mois auparavant, quelques mots de Lisa m'auraient fait jeter mon billet avec reconnaissance.

— « Je suis désolé d'avoir douté de vous. » dit alors tranquillement Masika. « Et je vous prendrai au mot. »

Mubende était une capitale de région, à une demi-journée de voiture à l'ouest de Kampala. Iganga retarda le voyage promis vers la clinique de yeyuka jusqu'à ma dernière quinzaine, et une fois arrivé je compris pourquoi. C'était tout ce que j'avais redouté : absence de fonds, manque de personnel et surcharge de patients. On demandait aux parents des malades de fournir les draps et les couvertures, et de les laver. Il semblait également que la moitié d'entre eux apportaient des antalgiques et d'autres médicaments achetés sur les marchés locaux, certains authentiques, d'autres frauduleux ne contenant rien d'autre que du glucose ou du sulfate de magnésium.

La plupart des patients avaient quatre ou cinq tumeurs distinctes. Je traitais deux personnes par jour, avec des opérations qui duraient de six à huit heures. En dix jours, sept personnes moururent devant moi ; des dizaines d'autres expiraient dans les pavillons en attendant d'être opérées.

Ou en attendant quelque chose de mieux.

Je partageais une pièce bondée avec Masika et Okwera, à l'arrière de la clinique, mais même lors des rares moments où je me trouvais seul avec Masika, il semblait réticent à discuter des détails de l'acquisition d'une machine Médigarde de contrebande. « Pour le moment, » dit-il, « moins vous en savez, mieux c'est. Lorsque l'heure viendra, je vous mettrai au courant. »

Le calvaire des patients était abominable, mais je plaignais encore plus l'unique médecin de la clinique et ses deux infirmières ; pour eux, ça n'était jamais fini. Le matin où nous rangeâmes notre équipement dans le camion et où nous reprîmes la route de Kampala, j'avais l'impression d'être un déserteur dans une guerre stupide et vaine : coupable vis-à-vis des collègues que j'abandonnais, mais presque euphorique de soulagement d'en sortir moi-même. Je savais que je n'aurais pas pu rester là — ou même à Kampala —, mois après mois, année après année. J'aurais vraiment voulu avoir cette force mais je comprenais maintenant que ce n'était pas le cas.

Un staccato sonore et bref se fit entendre, avant que le camion ne s'arrête dans un crissement. Nous étions tous quatre à l'arrière, à protéger l'équipement des nids de poule, et la bâche bloquait complètement la vue à l'exception d'une étroite fenêtre à l'arrière. Je jetai un coup d'œil aux autres ; quelqu'un, à l'extérieur, cria quelque chose en lugandais à Akena Ibingira, le chauffeur, qui se mit à crier en retour.

« Des bandits. » dit Okwera.

Je sentis mon cœur s'emballer. « Vous plaisantez ? »

Il y eut une autre rafale de coups de feu. J'entendis Ibingira sortir de la cabine, en marmonnant avec fureur.

Tout le monde regardait Okwera en quête de conseils. « Contentez-vous de coopérer. » dit-il. « Donnez-leur ce qu'ils veulent. » J'essayai de lire son visage ; il semblait grave mais pas désespéré ; il s'attendait à une expérience désagréable, mais pas à un massacre. Iganga était assise sur le banc à côté de moi ; je lui pris la main presque sans réfléchir. Nous tremblions tous deux. Elle pressa mes doigts un instant, puis se libéra.

Deux hommes de grande taille, souriant dans leur tenue de camouflage marron et sale, apparurent à l'arrière du camion et nous firent signe avec leurs armes de descendre. Okwera sortit le premier mais Masika, qui était assis à côté de lui, resta en arrière. Iganga était plus proche que moi de la sortie mais j'essayai de passer devant elle ; j'avais le vague sentiment que cela diminuerait le risque qu'elle fût enlevée et violée. Quand l'un des bandits me bloqua le passage et lui fit signe d'avancer, je pensai que cela confirmait mes craintes.

Masika me saisit le bras et quand je tentai de me libérer, il accentua sa prise et me tira vers l'arrière du camion. Je me retournai vers lui, furieux, mais avant que je puisse dire un mot, il chuchota : « Ne craignez rien pour elle. Dites-moi simplement si vous acceptez qu'ils prennent l'anneau ?

— Quoi ? »

Il jeta un coup d'œil nerveux vers la sortie, mais les bandits avaient déplacé Okwera et Iganga hors de vue. « Je les ai payés pour ça. C'était le seul moyen. Mais il vous suffit d'un mot pour que je leur donne le signal et ils ne toucheront pas à l'anneau. »

Je le regardai fixement, tandis que je sentais un engourdissement progressif me gagner au fur et à mesure que je comprenais ce qu'il était en train de dire.

— « Vous auriez pu l'enlever sous anesthésie. »

Il secoua la tête avec impatience. « Il envoie en permanence des données à Médigarde : cortisol, adrénaline, endorphines, prostaglandines. Ils auront un enregistrement de vos niveaux de stress, de peur, de douleur… Si nous l'enlevions sous anesthésie, ils sauraient que vous l'avez donné de votre plein gré. De cette manière, cela ressemblera à un vol regrettable. Et votre compagnie d'assurance vous en donnera un autre. »

Sa logique était imparable ; je n'avais pas de réponse. J'aurais pu commencer à protester à propos de fraude à l'assurance, mais ça, c'était dans le futur, c'était un tout autre problème. Le choix, ici et maintenant, était de le laisser ou non avoir l'anneau par la seule méthode qui ne prêterait pas à suspicion.

L'un des bandits était de retour, l'air impatient. « Alors, est-ce que j'annule ? J'ai besoin d'une réponse. » demanda simplement Masika. Je me tournai vers lui, sur le point de prétendre qu'il m'avait délibérément mal compris, de soutenir qu'il avait abusé de mon offre généreuse de l'aider, et mis nos vies en danger.

Seulement, ça n'aurait été que des foutaises. Il m'avait très bien compris. Tout ce qu'il avait fait, c'était de me prendre au mot.

— « Laissez-les faire. » lui dis-je.

Les bandits nous alignèrent à côté du camion, et nous firent vider nos poches dans un sac. Puis ils se mirent à prendre les montres et les bijoux. Okwera n'arrivait pas à enlever son alliance, mais resta immobile, l'air renfrogné, lorsque l'un des bandits essaya avec plus de force. Je me demandai si j'aurais besoin d'une prothèse, si je pourrais toujours opérer, mais quand le bandit s'approcha de moi, je ressentis une étrange bouffée de confiance.

Je tendis la main et regardai vers le ciel. Je savais qu'on pouvait guérir n'importe quoi, à condition de l'avoir compris.

Première publication

"Yeyuka" ›››  Meanjin, vol. 56/1, 1997.

Traduit par Francis Lustman et relu par Quarante-Deux. Première publication en français le 11 mars 2004. Paru ensuite sur papier dans la même traduction : Bifrost, nº 45, janvier 2007. Paru ensuite sur papier dans une traduction entièrement révisée par Quarante-Deux : ´Océanique´. le Bélial’ & Quarante-Deux, novembre 2009.

La version originale est lisible en ligne sur le site anglais infinity plus.