L'éternité est trop longue pour être affrontée en solitaire.
(« L'intimité » avais-je déclaré un jour à Sian après que nous avions fait l'amour, « est le seul remède au solipsisme. ». Elle avait éclaté de rire avant de répondre : « Tu ne crois pas que tu y vas un peu fort, Michael ? Jusqu'à maintenant, ça ne m'a même pas guérie de la masturbation. ».)
Le solipsisme n'a en fait jamais été mon vrai problème. Dès la première fois où je m'étais posé la question, je m'étais résigné à l'impossibilité de prouver la réalité du monde extérieur, sans parler de l'existence d'autres esprits. J'avais également considéré qu'il n'y avait pas d'autre solution que de croire à cette réalité pour affronter la vie quotidienne.
La question qui m'obsédait plutôt était la suivante : en supposant que les autres personnes existaient, comment appréhendaient-elles cette existence ? Comment ressentaient-elles le fait d'être ? Pourrais-je jamais vraiment comprendre ce qu'était l'expérience de la conscience pour quelqu'un d'autre, mieux que je ne pouvais le faire dans le cas d'un singe, d'un chat, ou d'un insecte ?
Si ce n'était pas le cas, j'étais donc seul.
Je voulais croire désespérément que les autres étaient d'une certaine manière connaissables, sans pouvoir pour autant me résigner à l'accepter sans justification. Tout en sachant qu'une preuve absolue était hors de portée, je voulais être persuadé, j'avais besoin d'être convaincu.
Je n'avais jamais pu me convaincre tout à fait qu'une œuvre littéraire, une poésie ou une pièce de théâtre, m'ouvrait une fenêtre sur l'âme de l'auteur, même quand j'y avais trouvé un important degré de résonance personnelle. Le langage avait évolué pour faciliter la coopération dans la conquête du monde physique, pas pour décrire la réalité subjective. L'amour, la colère, la jalousie, le ressentiment, le chagrin étaient tous définis, en dernière analyse, en termes de circonstances externes et d'actions observables. Quand une image ou une métaphore sonnait juste à mes oreilles, cela prouvait seulement que je partageais avec l'auteur un ensemble de définitions, une liste d'associations de mots résultant de notre culture. Après tout, beaucoup d'éditeurs utilisaient couramment des programmes informatiques (des algorithmes hautement spécialisés mais pas si sophistiqués que cela, dépourvus en tout cas de la moindre parcelle de conscience d'eux-mêmes) pour produire de la littérature, aussi bien que de la critique littéraire, parfaitement indiscernable d'un écrit d'origine humaine. Et pas uniquement des âneries préformatées ; à plusieurs reprises, j'avais été profondément affecté par des œuvres dont je n'avais que plus tard découvert qu'elles avaient été produites par un logiciel non conscient. Cela ne prouvait pas que la littérature humaine ne communiquait rien de la vie interne de son auteur, mais laissait assez clairement une bonne place pour le doute.
Contrairement à beaucoup de mes amis, je n'avais pas eu la moindre appréhension quand, à dix-huit ans, était venu pour moi le moment de “basculer”. On me débarrassa de mon cerveau organique pour confier le contrôle de mon corps à mon “cristal” (le Dispositif Ndoli) un réseau neuronal implanté peu après ma naissance. Il avait, avec le temps, appris à imiter mon cerveau jusque dans ses moindres neurones individuels. Cela ne m'avait posé aucun problème, non par conviction que le réseau et le cerveau vivaient pareillement la conscience, mais parce que, dès mon plus jeune âge, je m'étais identifié uniquement à mon cristal. Mon cerveau était une sorte de mécanisme de mise en route, rien de plus, et pleurer sa perte aurait été aussi ridicule que de se lamenter sur la disparition d'un stade primitif de mon développement neurologique embryonnaire. Basculer, c'était tout bonnement ce qui se faisait chez les humains d'aujourd'hui, une partie établie de notre cycle de vie, même si elle était d'ordre culturel et non génétique.
Se voir mourir les uns les autres, observer la décrépitude progressive de leurs corps, devait avoir convaincu les humains de l'ère pré-Ndoli de leur humanité commune ; en tout cas, la littérature regorgeait de références au pouvoir égalisateur de la mort. Peut-être le fait d'admettre que l'univers continuerait sans eux engendrait-il une sensation partagée de désespoir, ou d'insignifiance, qu'ils percevaient comme une définition de leur humanité.
Selon le credo actuel, d'ici quelques milliards d'années les physiciens trouveraient une solution pour que nous continuions sans l'univers, et non le contraire. Ce chemin vers l'égalité spirituelle avait donc perdu tout support logique, en supposant qu'il en ait jamais eu un.
Sian était ingénieur en télécommunications. J'étais rédacteur d'informations pour l'holovision. Nous nous étions rencontrés pendant un direct sur l'ensemencement de Vénus par des nanomachines de terraformation — un sujet d'intérêt général puisque la plus grande partie de la surface « pour le moment encore inhabitable » avait déjà été vendue. La retransmission avait connu plusieurs problèmes techniques potentiellement désastreux, mais à nous deux nous les avions résolus, et sans même qu'on les remarque. Nous n'avions fait que notre boulot, rien de plus, mais cela avait suscité en moi une euphorie tout à fait disproportionnée. Il m'avait fallu vingt-quatre heures pour m'apercevoir — ou décider — que j'étais amoureux.
Cependant, quand je l'approchai le lendemain, elle me fit clairement comprendre qu'elle ne ressentait rien pour moi ; l'alchimie que j'avais imaginée “entre nous” n'existait que dans ma tête. J'étais consterné mais pas autrement surpris. Le travail ne nous réunit plus par la suite mais je l'appelai régulièrement et, six semaines plus tard, ma persévérance finit par payer. Je l'amenai à une représentation d'En attendant Godot par des perroquets génétiquement améliorés. Je m'amusai follement, mais ne la revis plus de tout un mois…
J'avais presque abandonné tout espoir quand elle apparut à ma porte un soir sans prévenir, pour me traîner à un “concert” d'improvisation interactive par ordinateur. L'“auditoire” était rassemblé dans ce qui ressemblait à une pseudo-boîte de nuit berlinoise des années 2050. Un programme, conçu à l'origine pour la création de musiques de film, recevait l'image provenant d'une caméra qui survolait le plateau. Les gens dansaient et chantaient, hurlaient et chahutaient, faisaient vraiment n'importe quoi dans l'espoir d'attirer l'objectif et d'influencer la musique. Au début, j'étais intimidé, mais Sian ne me laissa pas d'autre choix que de me joindre à la fête.
C'était une vraie pagaille, complètement démente, parfois même terrifiante. Une femme en poignarda “à mort” une autre à la table d'à côté. J'étais vraiment choqué par ce divertissement écœurant — et coûteux —, mais quand une émeute finit par éclater et que les gens se mirent à fracasser le mobilier — délibérément fragile — je suivis Sian dans la mêlée avec enthousiasme.
La musique — qui ne servait que de prétexte à l'événement — était affligeante, mais je m'en foutais. Quand nous sortîmes en titubant dans la nuit, contusionnés, meurtris mais morts de rire, je savais que nous avions partagé quelque chose qui nous avait rapprochés. Elle me ramena chez moi et nous nous couchâmes, trop endoloris et épuisés pour faire autre chose que de dormir. Mais quand nous fîmes l'amour le lendemain matin, je me sentais déjà tellement à l'aise avec elle que j'avais de la peine à croire que c'était notre première fois.
Nous devînmes vite inséparables. Nos goûts en matière de divertissements étaient très différents, mais je survécus à la plupart de ses “formes d'art” préférées, et plus ou moins en un seul morceau. Elle emménagea dans mon appartement, sur ma suggestion, et mit nonchalamment en pièces les rythmes bien réglés de ma petite vie domestique.
Je dus reconstituer moi-même par bribes les détails de son passé. Elle aurait trouvé bien trop ennuyeux de consacrer du temps à m'en donner un récit cohérent. Sa vie avait été aussi peu remarquable que la mienne : elle avait grandi en banlieue dans une famille de la classe moyenne, avait fait des études dans une optique professionnelle et trouvé un boulot. Comme presque tout le monde, elle avait basculé à dix-huit ans. Elle n'avait pas de convictions politiques fortes. Elle était compétente dans son travail, mais mettait dix fois plus d'énergie dans sa vie sociale. Elle était intelligente, mais détestait ce qui était ouvertement intellectuel. Elle était impatiente, agressive, et bourrue dans sa tendresse.
Et je n'arrivais pas à imaginer une seule seconde ce que cela pouvait faire que d'être dans sa tête.
Pour commencer, j'avais rarement la moindre idée de ce à quoi elle pensait — au sens de prévoir ce qu'elle m'aurait répondu si je lui avais demandé, du tac au tac, de décrire ses pensées avant qu'elles ne fussent interrompues par ma question. À plus long terme, je percevais mal ses motivations, l'image qu'elle se faisait d'elle-même, de sa personnalité, de ses actions et de leurs ressorts. Même à la manière ridicule et rudimentaire d'un romancier prétendant “exposer” un personnage, je n'aurais pas pu expliquer Sian.
Et même si elle m'avait commenté son état mental en continu, si elle m'avait remis un rapport hebdomadaire expliquant ses actions dans le jargon le plus actuel de la psychodynamique, je n'aurais jamais disposé que d'un tas de mots inutiles. Si j'avais pu me représenter moi-même dans les situations qu'elle vivait, m'imaginer avec ses croyances et ses obsessions, me mettre dans un état d'empathie me permettant d'anticiper ses moindres mots, ses moindres décisions, je n'aurais encore pas pu comprendre ne fût-ce que le simple instant où elle fermait les yeux, oubliait son passé, n'avait aucun désir et se contentait d'exister.
La plupart du temps, cela n'avait bien sûr aucune importance. Nous étions assez heureux ensemble, étrangers ou pas l'un à l'autre — que mon “bonheur”, que le “bonheur” de Sian fussent ou non de même nature.
Les années passant, elle devint moins introvertie, plus ouverte. Elle n'avait aucun secret honteux à partager, ni de traumatisme infantile à raconter. Mais elle me laissa entrevoir ses petites peurs, ses névroses quotidiennes. J'en fis autant et allai même jusqu'à lui expliquer, maladroitement, mon obsession personnelle. Elle n'en fut pas choquée. Seulement intriguée.
« Qu'est-ce que ça pourrait bien vouloir dire, de toute façon, de savoir ce que c'est que d'être quelqu'un d'autre ? Il faudrait avoir ses souvenirs, sa personnalité, son corps — tout. Et alors, on serait juste lui, et plus soi-même, et on ne saurait rien de plus. Ça n'a aucun sens. »
Je haussai les épaules. « Pas nécessairement. Bien sûr, une connaissance parfaite serait impossible, mais on pourrait déjà se rapprocher. Ne penses-tu pas que plus nous faisons de choses ensemble, plus nous vivons des expériences communes, plus nous devenons proches ? »
Elle prit un air renfrogné. « Si, mais ce n'est pas ce que tu voulais dire il y a cinq secondes. Deux ans, ou deux mille ans d'“expériences communes” vues par des yeux différents ne changent rien à l'affaire. Quel que soit le temps que deux personnes passent ensemble, comment peut-on savoir qu'elles ont ne serait-ce qu'un bref instant ressenti de la même manière ce qu'elles étaient en train de vivre ?
— Je sais bien, mais…
— Si tu admets que ce que tu désires est impossible, peut-être que tu vas arrêter de te tracasser pour ça. »
J'éclatai de rire. « Qu'est-ce qui te fait penser que je suis aussi rationnel ? »
Quand la technologie fut disponible, ce fut l'idée de Sian, et pas la mienne, que nous essayions toutes les permutations somatiques à la mode. Sian était toujours pressée d'expérimenter les choses nouvelles. « Si nous sommes vraiment partis pour vivre éternellement, » disait-elle, « nous ferions mieux de garder un peu de curiosité si nous voulons conserver notre santé mentale. »
J'étais réticent, mais la résistance que je lui opposais flairait bon l'hypocrisie. De toute évidence, ce jeu n'aboutirait pas à la connaissance parfaite dont je rêvais — et que je savais inatteignable — mais je ne pouvais nier la possibilité que cela fût un premier petit pas dans la bonne direction.
Nous commençâmes par échanger nos corps. Je découvris ce que ça faisait d'avoir des seins et un vagin — ce que ça me faisait, en fait, pas ce que ça faisait à Sian. La durée de notre expérience fut à vrai dire suffisamment longue pour émousser le choc, et même l'attrait de la nouveauté. Mais jamais je ne sentis que j'avais réellement eu un commencement d'expérience de ce qu'elle savait du corps dans lequel elle était née. Mon cristal ne fut qu'a peine modifié pour me permettre de contrôler cette machine inhabituelle, c'est-à-dire guère plus que ce qui aurait été nécessaire pour un autre corps mâle. Le cycle menstruel avait été abandonné des décennies auparavant, et bien que j'eusse pu prendre des hormones pour me permettre d'avoir des règles, et même de tomber enceinte — malgré les pénalités qui, ces dernières années, étaient en hausse drastique pour décourager la reproduction —, cela ne m'aurait absolument rien dit sur Sian, qui n'avait essayé ni l'un ni l'autre.
En ce qui concerne le sexe, le plaisir de l'acte restait grossièrement le même — ce qui n'était pas très surprenant puisque les nerfs du vagin et du clitoris étaient tout simplement câblés à mon cristal de la même manière que s'ils venaient de mon pénis. Même le fait d'être pénétrée faisait moins de différence que ce à quoi je m'étais attendu ; à moins que je ne fisse un effort spécial pour rester conscient de nos géométries respectives, je trouvais difficile de m'intéresser à qui faisait quoi à qui. Les orgasmes étaient néanmoins meilleurs, je dois l'admettre.
Au travail, personne ne leva le moindre sourcil quand je me présentai en Sian, car plusieurs de mes collègues avaient déjà expérimenté ce genre de choses. La définition légale de l'identité avait été récemment transférée de l'empreinte ADN vers le numéro de série du cristal. Quand la loi-même est au diapason de vos actions, c'est que celles-ci ne sont probablement pas très radicales, ou très profondes.
Au bout de trois mois, Sian en avait eu assez. « Je ne m'étais jamais rendu compte que tu pouvais être aussi maladroit, » me dit-elle, « ou que l'éjaculation était aussi ennuyeuse. »
Ensuite, elle se fit faire un clone d'elle-même, pour que nous puissions être tous deux des femmes. Ces corps de remplacement privés de raison (les Réservistes) coûtaient très cher à l'époque où ils devaient être élevés à un rythme biologique quasiment normal, et maintenus constamment actifs pour être en bonne santé au moment où l'on en avait besoin. Mais les effets physiologiques de l'exercice, comme ceux du passage du temps, ne sont en rien magiques. À un niveau suffisamment bas, ils se réduisent à l'émission de signaux biochimiques, qu'on peut donc reproduire. Les Réservistes adultes, avec des os solides et un tonus musculaire parfait, pouvaient maintenant être produits en une année : quatre mois de gestation et huit mois de coma. Cela permettait à leurs cerveaux d'être encore plus vides qu'auparavant, apaisant ainsi les scrupules éthiques de ceux qui s'étaient toujours demandé ce qui se passait au juste dans la tête des anciennes versions plus actives.
Lors de notre première expérience, le plus dur pour moi, c'était non pas de voir Sian quand je me regardais dans un miroir, mais de me voir moi-même en voulant regarder Sian. Elle m'avait manqué, bien plus que je ne m'étais manqué à moi-même. Maintenant, j'étais presque heureux que mon corps fût absent, stocké et maintenu en vie par un cristal basé sur le cerveau minimal d'un Réserviste. J'aimais la symétrie apportée par le fait d'être sa jumelle ; nous étions certainement plus proches que jamais. Avant, nous avions simplement échangé nos différences physiques. Maintenant, nous les avions abolies.
La symétrie était illusoire. J'avais changé de sexe, elle non. J'étais avec la femme que j'aimais ; elle vivait avec une parodie d'elle-même.
Un matin, elle me réveilla en martelant mes seins si fort qu'elle y laissa des marques. Quand j'ouvris les yeux et me protégeai, elle me regarda d'un air méfiant. « Tu es là-dedans ? Michael ? Je deviens folle. Je veux que tu reviennes. »
Pour mettre un point final à tout cet épisode bizarre, et peut-être pour découvrir par moi-même ce que Sian venait de vivre, j'acceptai la troisième permutation. Il n'y avait pas besoin d'attendre un an, mon Réserviste ayant été élevé en même temps que le sien.
D'une certaine manière, je fus beaucoup plus désorienté d'être confronté à “moi-même” sans être camouflé dans le corps de Sian. J'étais incapable de déchiffrer mon propre visage. La fois où nous avions échangé nos corps, cela ne m'avait pas gêné, mais maintenant ça me rendait nerveux, et par moments presque paranoïaque, sans aucune explication rationnelle.
Il me fallut un peu de temps pour m'habituer au sexe. Je finis par trouver cela agréable, d'une manière troublante et quelque peu narcissique. Le sentiment très fort d'égalité que j'avais ressenti, quand nous faisions l'amour en tant que femmes, ne revint jamais avec la même force quand nous nous sucions l'un l'autre. Sian n'avait à vrai dire jamais affirmé ressentir une telle chose quand nous étions des femmes. C'était le produit de ma seule imagination.
Le jour de notre retour à l'état antérieur — ou presque, puisque nous remisâmes nos corps décrépits de vingt-six ans pour élire résidence dans nos Réservistes, en meilleur état —, je vis un reportage européen sur une option que nous n'avions pas encore essayée, et qui s'annonçait comme la prochaine folie : des jumeaux identiques et hermaphrodites. Nos nouveaux corps pourraient être nos enfants biologiques — à la manipulation nécessaire pour obtenir l'hermaphrodisme près — avec un apport égal de chacun d'entre nous pour ce qui était des caractéristiques. Nous aurions tous les deux changé de sexe, tous les deux perdu notre partenaire. Nous serions égaux en tout.
Je fis une copie du fichier pour Sian. Elle l'examina attentivement avant de dire : « Les limaces sont hermaphrodites, non ? Elles restent suspendues en plein air sur un fil de bave. Je suis sûre qu'il y a même quelque chose dans Shakespeare sur le spectacle somptueux des limaces en train de copuler. Imagine un peu ça : toi et moi, faisant l'amour comme des limaces. »
Je me roulai par terre de rire.
Et m'arrêtai soudain. « Où ça, dans Shakespeare ? Je ne pensais même pas que tu avais lu Shakespeare. »
Finalement, j'en vins à croire, avec les années qui passaient, que je connaissais Sian un peu mieux — au sens traditionnel, celui qui semble suffisant à la plupart des couples. Je savais ce qu'elle attendait de moi, et comment ne pas la blesser. Nous avions nos discussions, nos disputes, mais il devait exister une sorte de stabilité sous-jacente, puisque nous finissions toujours par décider de rester ensemble. Son bonheur était important pour moi, très important, et j'en arrivais à me demander comment j'avais pu penser que c'était la totalité de son expérience subjective qui me restait fondamentalement étrangère. Chaque cerveau, et donc chaque cristal, était unique, mais il y avait quelque chose d'extravagant à supposer que la nature de la conscience pût être radicalement différente entre les individus, alors qu'on retrouvait le même matériau de base, et les mêmes principes de topologie neurale.
Certes. Mais je me réveillais parfois la nuit, et je me tournais vers elle en murmurant, de manière inaudible, sans pouvoir m'en empêcher : « Je ne te connais pas. Je n'ai aucune idée de qui tu es, de ce que tu es. » Je restais allongé comme ça, et j'envisageais de faire mes valises pour m'en aller. J'étais seul ; et c'était grotesque de jouer la comédie, de prétendre qu'il en allait autrement.
Et puis, d'autres fois, je me réveillais absolument convaincu que j'étais en train de mourir, ou quelque chose d'aussi absurde que ça. Sous l'influence d'un rêve à moitié oublié, toutes sortes de confusions sont possibles. Rien de tout ça n'avait de sens, et, au matin, j'étais toujours à nouveau moi-même.
Quand je vis la dépêche sur le service de Craig Bentley — il appelait ça “recherche” mais ses “volontaires” payaient pour le privilège de prendre part à ses expériences —, j'eus du mal à me résoudre à l'inclure dans le bulletin, alors que mon jugement professionnel m'indiquait que c'était exactement ce que nos spectateurs attendaient d'un flash technologique de choc : bizarre, et même légèrement déconcertant sans être trop difficile à appréhender.
Bentley était cyberneurologue ; il étudiait le Dispositif Ndoli, comme les neurologues de jadis s'intéressaient au cerveau. Imiter ce dernier avec un ordinateur neuronal n'avait pas exigé une compréhension en profondeur de ses structures de haut niveau. La recherche continuait, dans la nouvelle incarnation. Le cristal était, par rapport au cerveau, plus facile à observer et aussi à manipuler.
Dans son dernier projet, Bentley offrait aux couples quelque chose d'un peu plus haut de gamme qu'un simple aperçu de la vie sexuelle des limaces. Il leur proposait huit heures avec des esprits identiques.
Je fis une copie des dix minutes du reportage original qui était arrivé par la fibre, puis laissai ma console d'édition choisir pour la retransmission les trente secondes les plus accrocheuses. Elle fit du bon travail : elle avait fait ses classes avec moi.
Je ne pouvais pas mentir à Sian. Je ne pouvais pas lui cacher l'annonce, ni prétendre que ça ne m'intéressait pas. La seule chose honnête que je pouvais faire, c'était de lui montrer le fichier en lui disant exactement ce que j'en pensais avant de lui demander ce qu'elle, elle désirait.
C'est donc ce que je fis. Quand l'image s'estompa sur la HV, elle se tourna vers moi, haussa les épaules et dit doucement : « D'accord, essayons. Ça a l'air amusant. »
Bentley portait un tee-shirt avec neuf portraits réalisés sur ordinateur, dans une grille de trois par trois. En haut à gauche Elvis Presley, en bas à droite Marilyn Monroe et entre les deux des états intermédiaires.
« Voilà ce qui va se passer. La transition va prendre vingt minutes, durant lesquelles vous serez désincarnés. Au cours des dix premières, vous accéderez de manière symétrique à la mémoire de l'autre. Pendant les dix suivantes, vous serez tous deux conduits, petit à petit, vers une personnalité de compromis.
À ce moment, vos Dispositifs Ndoli seront identiques — au sens que les deux auront les mêmes connexions neurales avec les mêmes pondérations — mais elles seront presque certainement dans des états différents. Je devrai vous mettre K.-O. pour corriger ça. Et puis vous vous réveillerez… »
Qui se réveillera ?
« …dans des corps électromécaniques identiques. On n'arrive pas à faire des clones suffisamment semblables.
Vous passerez huit heures seuls, dans des pièces en tout point équivalentes. Plutôt des suites d'hôtel, à vrai dire. Vous aurez la HV pour vous distraire si vous en ressentez le besoin — sans le module de vidéophonie, bien sûr. Vous pourriez penser que si vous appelez simultanément le même numéro ça va sonner occupé mais, en fait, l'équipement de commutation laisse arbitrairement passer l'un des deux appels, ce qui rendrait vos environnements différents.
— Pourquoi ne pouvons-nous pas nous téléphoner ? » demanda Sian. « Ou encore mieux, nous rencontrer ? Si nous sommes identiques, nous dirons et ferons les mêmes choses, et nous serons une partie identique de plus dans l'environnement de l'autre. »
Bentley plissa les lèvres et secoua la tête. « Peut-être que j'autoriserai quelque chose comme ça dans une expérience future, mais pour le moment j'estime que ce serait potentiellement trop… traumatisant. »
Sian me décocha un regard en coin, qui signifiait : ce type est un rabat-joie.
« La fin sera identique au commencement, mais à l'envers. Vous récupérerez tout d'abord vos personnalités. Puis vous perdrez l'accès aux souvenirs de l'autre. L'expérience elle-même ne sera bien sûr pas altérée dans votre mémoire. Pas par moi, en tout cas. Je ne peux pas prédire les actes de vos personnalités séparées, une fois celles-ci rétablies : filtrage, suppression, réinterprétation, vous pouvez en quelques minutes vous retrouver avec une idée très différente de ce que vous avez vécu. Je ne peux garantir qu'une chose : pendant les huit heures en question, vous serez tous deux identiques. »
Nous en discutâmes longuement. Sian était enthousiaste, comme toujours. Elle ne se souciait pas beaucoup de ce à quoi ça ressemblerait ; tout ce qui lui importait, c'était d'accumuler une expérience originale de plus dans sa collection.
« Quoi qu'il arrive, nous redeviendrons nous-mêmes à la fin. » dit-elle. « Il n'y a rien à craindre. Tu connais la vieille plaisanterie Ndoli.
— Quelle plaisanterie Ndoli ?
— Tout est supportable… du moment qu'il y a une fin en vue. »
Je n'arrivais pas à me faire une opinion. Malgré le partage des souvenirs, nous ne connaîtrions en fin de compte pas vraiment l'autre mais tout simplement une troisième personne artificielle et éphémère. Et néanmoins, pour la première fois de nos vies, nous aurions vécu exactement la même chose, avec le même point de vue — même si l'expérience consistait seulement à passer huit heures enfermés dans des pièces séparées, avec le point de vue d'un robot asexué en crise d'identité.
C'était un compromis, mais je n'avais aucune proposition réaliste pour l'améliorer.
J'appelai Bentley pour réserver notre place.
En privation sensorielle totale, mes pensées semblaient se dissiper dans l'obscurité qui m'entourait avant même d'être à moitié formées. Cette isolation ne dura toutefois pas très longtemps ; quand nos mémoires à court terme fusionnèrent, nous accédâmes à une sorte de télépathie. Quand l'un de nous deux pensait un message, l'autre se “rappelait” l'avoir formulé, et y répondait de la même manière.
« Je n'en peux plus d'attendre de découvrir tous tes infâmes petits secrets.
— Je pense que tu vas être déçue. Ce que je ne t'ai pas encore révélé, je l'ai probablement refoulé.
— Mais refoulé, ça n'est pas effacé. Qui sait ce qui va apparaître ?
— Nous, et bien assez tôt. »
J'essayai de retrouver tous les péchés véniels que je devais avoir commis au fil des ans, toutes les pensées honteuses, égoïstes, indignes, mais rien ne me vint à l'esprit qu'un vague bruit blanc de culpabilité. Je réessayai et obtins pour tout résultat une image de Sian enfant. Un jeune garçon glissant sa main entre ses jambes avant de pousser des hurlements de frayeur et de la retirer. Mais elle m'avait décrit cet incident longtemps auparavant. Était-ce en provenance de sa mémoire, ou simplement la reconstruction que j'en avais faite ?
« Ma mémoire. Je pense. Ou peut-être ma reconstruction. Tu sais, la moitié du temps, quand je t'ai raconté quelque chose qui m'est arrivé avant notre rencontre, le souvenir de la narration est devenu bien plus vivace que l'événement à proprement dit. Presqu'au point de prendre sa place.
— Pareil pour moi.
— Alors dans un certain sens, nos souvenirs ont déjà évolué vers une sorte de symétrie, depuis des années. Nous nous rappelons tous deux ce qui a été dit, comme si nous l'avions entendu d'un tiers. »
Acquiescement. Silence. Un instant de confusion. Et puis :
« Cette division bien précise entre “mémoire” et “personnalité” que Bentley utilise, est-elle vraiment aussi tranchée ? Les cristaux sont des ordinateurs neuronaux ; on ne peut pas parler de “données” et de “programmes” de manière absolue.
— Pas en général, non. Sa classification doit être plus ou moins arbitraire. Mais qu'est-ce que ça peut faire ?
— Si, c'est important. S'il restaure la “personnalité” mais permet aux “souvenirs” de persister, une erreur de classification nous laisserait…
— Comment ?
— Cela dépend. À la limite, si complètement “restaurés”, si indemnes, que toute l'expérience pourrait aussi bien ne pas avoir eu lieu. Et à l'autre extrême…
— Définitivement…
— Plus proches.
— Ce n'est pas ça qu'on cherche ?
— Je ne sais plus. »
Silence. Hésitation.
Je me rendis alors compte que je ne savais plus si c'était à mon tour de répondre.
Je me réveillai, allongé sur un lit, légèrement perplexe, comme si j'attendais la dissipation d'un passage à vide. Je ressentais une certaine gaucherie dans mon corps, mais moins que quand je m'étais réveillé dans le Réserviste de quelqu'un d'autre. J'examinai le plastique pâle et lisse de mon torse et de mes jambes, puis agitai la main devant mon visage. Je ressemblais à un de ces mannequins unisexes qu'on voit dans les vitrines — mais Bentley nous avait déjà montré les corps ; ce n'était donc pas un grand choc. Je m'assis lentement, puis me mis debout et fis quelques pas. Je me sentais un peu engourdi et vide, mais mon sens des mouvements, ma proprioception, semblait adapté ; je me sentais localisé entre mes yeux, et j'acceptais ce corps comme le mien. Comme pour toutes les transplantations modernes, on avait directement manipulé mon cristal pour l'adapter au changement et éviter une physiothérapie de plusieurs mois.
Je fis le tour de la pièce d'un coup d'œil. Le mobilier était réduit : un lit, une table, une chaise, une horloge, un poste de HV. Sur le mur, une reproduction encadrée d'une lithographie d'Escher, Lien infini, un portrait de l'artiste et, probablement, de sa femme, leurs visages formant comme des hélices d'écorce de citron pelé réunies en un seul ruban jointif. Je suivis l'extérieur de la surface du début à la fin et fus déçu de découvrir qu'il lui manquait la torsion d'un ruban de Moebius, à laquelle je m'attendais.
Pas de fenêtre, une porte sans poignée. Un miroir en pied, encastré dans le mur près du lit. Je me levai un instant pour contempler ma forme ridicule. Il me vint soudain à l'esprit que si Bentley aimait vraiment les jeux de symétrie, il avait pu construire une pièce comme le miroir de l'autre, modifier le poste de HV en conséquence, et altérer un cristal, une des copies de moi-même, en échangeant gauche et droite. Ce qui semblait un miroir pouvait alors n'être rien d'autre qu'une vitre entre les deux chambres. Je fis une grimace maladroite avec mon visage de plastique ; mon reflet exprima une gêne appropriée à cette vue. L'idée me plaisait, aussi improbable qu'elle fût. Il aurait fallu au moins une expérience de physique nucléaire pour révéler une différence… mais non, un pendule libre d'effectuer un mouvement de précession, comme celui de Foucault, aurait tourné dans le même sens dans les deux pièces, révélant ainsi l'astuce. Je marchai vers le miroir et lui donnai un grand coup. Il ne donna pas la moindre impression de vouloir céder, mais cela pouvait aussi bien s'expliquer par un mur de briques que par un coup d'intensité égale dans le sens opposé.
Je haussai les épaules et me détournai. Bentley aurait pu faire n'importe quoi — pour ce que j'en savais, tout ce qui m'entourait pouvait aussi bien n'être qu'une simulation informatique. Mon corps ne comptait pas. La pièce ne comptait pas. Le problème, c'était…
Je m'assis sur le lit. Je me souvins de quelqu'un — Michael, probablement — qui se demandait si je paniquerais lorsque je m'attarderais sur ma propre nature, mais je ne trouvais aucune raison de m'affoler pour ça. Si je m'étais réveillé dans cette pièce sans souvenirs récents, et que j'avais essayé de comprendre qui j'étais à partir de mon ou de mes passés, je serais sans aucun doute devenu fou ; mais je savais exactement qui j'étais, et mon état présent résultait naturellement de deux longs trains de pensée qui l'anticipaient. La perspective de redevenir Sian ou Michael ne me dérangeait pas le moins du monde ; le désir qu'avait chacun d'eux de récupérer son identité séparée perdurait en moi, fortement, et mon aspiration à une intégrité personnelle se manifestait par un sentiment de soulagement à la pensée qu'ils réémergeraient, et non par une peur à l'idée de ma propre disparition. En tout cas, mes souvenirs ne seraient pas effacés, et je n'avais pas le sentiment d'avoir des objectifs que l'un ou l'autre n'aurait pas désiré poursuivre. Je me voyais comme leur plus petit dénominateur commun plutôt que comme un suresprit en synergie. J'étais moins, et non plus, que la somme de mes parties. Ma raison d'être était strictement délimitée : goûter l'étrangeté de la situation pour Sian, et répondre à une question pour Michael. Quand le moment viendrait, je serais heureux de bifurquer et de reprendre les deux existences que je me rappelais et que j'appréciais.
Comment ressentais-je ma propre conscience ? Comme Michael ? Comme Sian ? Pour ce que je pouvais en dire, je n'avais pas subi de changements fondamentaux, mais alors même que je faisais ce constat, je commençais à me demander si j'étais apte à en juger. Est-ce que les souvenirs d'avoir été Michael, et ceux d'avoir été Sian, contenaient tellement plus que ce qu'ils auraient tous deux pu s'exprimer l'un à l'autre au travers des mots ? Savais-je vraiment quelque chose de la nature de leur existence, ou ma tête était-elle simplement remplie d'une description de seconde main, intime et détaillée, mais en dernière analyse aussi opaque que le langage ? Si mon esprit était radicalement différent, cette dissimilitude me serait-elle perceptible, ou l'acte d'évoquer mes souvenirs aurait-il pour effet de reformuler ceux-ci en termes familiers ?
Après tout, le passé n'était pas plus connaissable que le monde extérieur. Son existence même était aussi un acte de foi et, si on en acceptait la réalité, il pouvait lui aussi induire en erreur.
Je me pris la tête entre les mains, découragé. Je représentais ce qu'ils pouvaient faire de mieux et qu'était-il advenu de moi ? Les espérances de Michael restaient tout aussi raisonnables — et aussi peu démontrées — qu'auparavant.
Au bout d'un moment, mon humeur s'améliora. Au moins, la quête de Michael était-elle terminée, même si elle s'était soldée par un échec. Il n'aurait maintenant plus d'autre choix que de l'accepter et de passer à autre chose.
J'arpentai la pièce un moment, en allumant et en éteignant la HV. Je commençais en fait à m'ennuyer, mais je n'allais pas gâcher huit heures et quelques milliers de dollars à m'asseoir pour regarder des feuilletons.
Je songeai à diverses manières de saboter la synchronisation de mes deux copies. Il était inconcevable que Bentley ait pu faire coïncider les pièces et les corps si précisément qu'un ingénieur digne de ce nom ne puisse trouver quelque chose pour briser la symétrie. Un simple pile ou face aurait suffi, mais je n'avais pas de pièce. Lancer un avion en papier ? La très forte sensibilité du processus aux courants d'air ouvrait des perspectives prometteuses, mais le seul papier dont je disposais était l'Escher, et je ne pouvais me résoudre à cet acte de vandalisme. J'aurais pu fracasser le miroir et observer la forme et la taille des fragments, avec en prime une réponse à mes spéculations antérieures, mais au moment où je soulevai la chaise, je changeai soudainement d'avis. Deux ensembles contradictoires de souvenirs à court terme m'avaient déjà suffisamment dérouté pendant les quelques minutes de privation sensorielle ; pendant plusieurs heures d'interaction avec un environnement physique, cela pourrait être complètement invalidant. Il était préférable de reporter ça au moment où j'aurais désespérément besoin de distractions.
De sorte que je m'allongeai sur le lit et me mis à ce que la plupart des clients de Bentley finissaient probablement par faire.
Au moment de la fusion, Sian et Michael avaient tous deux craint pour leur intimité. Pour compenser, voire même pour se défendre, chacun avait émis des déclarations mentales de franchise, pour que l'autre ne pense pas qu'il avait quelque chose à cacher. Leur curiosité avait également été ambivalente : ils avaient voulu se comprendre l'un l'autre, mais en évitant bien sûr d'être indiscrets.
Toutes ces contradictions continuaient en moi mais là, les yeux fixés sur le plafond à essayer de ne pas regarder l'horloge pendant au moins trente secondes, je n'avais pas vraiment de décision à prendre. Quoi de plus naturel que de laisser mon esprit vagabonder, de leurs points de vue respectifs, le long de leur vie commune.
Ce fut une réminiscence très bizarre. Presque tout semblait en même temps vaguement surprenant et complètement familier, comme une crise prolongée de déjà-vu. Ce n'était pas qu'ils se fussent souvent délibérément menti sur des choses importantes, mais tous ces mensonges innocents, ces dissimulations de ressentiments futiles, ces tromperies nécessaires, louables, indispensables, affectueuses, qui les avaient maintenus ensemble malgré leurs différences, tout cela emplissait ma tête d'un nuage de trouble et de désenchantement.
Ce n'était en aucune manière une conversation ; je n'avais pas une personnalité multiple. Sian et Michael n'étaient tout simplement pas là pour se justifier, s'expliquer, se remettre à mentir à l'autre avec les meilleures intentions du monde. Peut-être aurais-je dû essayer de faire tout ça à leur place, mais j'étais en permanence incertain de mon rôle, incapable de me positionner. Alors je restai là, paralysé par la symétrie, et je laissai couler leurs souvenirs.
Après ça, le temps passa si vite que je n'eus pas l'occasion de briser le miroir.
Nous essayâmes de rester ensemble.
Une semaine.
Conformément à la loi, Bentley avait fait une sauvegarde de nos cristaux avant l'expérience. Nous aurions pu y revenir — et lui demander de nous expliquer pourquoi — mais l'auto-aveuglement n'est un choix facile que s'il est fait à temps.
Nous ne pouvions pardonner à l'autre, puisqu'il n'y avait rien à pardonner. Nous n'avions rien fait que l'autre ne puisse comprendre, et même auquel il ne puisse souscrire, autrement que complètement.
Nous nous connaissions trop bien, c'était tout. Jusque dans le moindre détail de merde le plus microscopique. Ce n'était pas que la vérité fît mal ; ça n'était plus le cas. Mais elle nous anesthésiait. Elle nous étouffait. Nous ne nous connaissions pas l'un l'autre comme nous nous connaissions nous-mêmes, c'était pire que ça. Dans le moi, les détails se fondent dans les processus mêmes de la pensée ; l'auto-analyse est possible mais elle demande un effort important. Notre dissection mutuelle ne demandait en revanche aucun effort ; elle était l'état naturel dans lequel nous tombions en présence l'un de l'autre.
Nous avions fait éclater notre coquille, mais ce n'était pas notre âme que nous avions ainsi révélée. Sous cette enveloppe nous n'arrivions à discerner que des rouages en train de tourner.
Et maintenant, je savais que ce que Sian avait toujours surtout recherché chez un amant : l'étrange, l'inconnaissable, le mystérieux, l'opaque. Pour elle, tout l'intérêt d'être avec quelqu'un d'autre était ce sentiment d'affronter l'altérité. Sans ça, pensait-elle, autant se parler à soi-même.
Je découvris que je partageais maintenant cette opinion, un changement dont je ne désirais pas vraiment approfondir l'origine… mais bon, j'avais toujours su qu'elle avait la personnalité la plus forte ; j'aurais bien dû me douter que quelque chose déteindrait sur moi.
Ensemble, c'était exactement comme si nous étions seuls ; alors quel autre choix avions-nous que de nous séparer ?
L'éternité est trop longue pour être affrontée en solitaire.