À Jeanne Crouzet, cette histoire de famille, pour beaucoup d'autres.
Oh, l'histoire de mon grand-père, Julien Deville, est fameuse dans la famille et au-delà. Ceux qui ne l'auraient pas entendue ne prêtent sans doute guère l'oreille aux récits des anciens. La voici, à toutes fins utiles, une fois encore.
Disons d'abord que sur mes quatre grands-parents, trois sont des Cévenols pur schiste. Je ne l'ai jamais connu vivant, Pépé Julien, le Hollandais, le Parisien, l'aventurier, le héros de Spion Kopje, le manchot de la Somme, et j'en passe. Il est mort en 1936, un an avant ma naissance. Il n'était âgé que de soixante-trois ans, mais il avait laissé un poumon dans les Flandres (son pays ou presque) avant de perdre le bras gauche à Montdidier, en mars 1918, et il était revenu très affaibli de la Grande Guerre.
Par où commencer ? Par la géographie ou par l'histoire ? Vous connaissez mieux les Cévennes que la guerre des Boers, alors suivons plutôt Julien Deville, aux environs de Saint-Jean, un matin d'automne 1900. On ramassait les châtaignes quand il est arrivé dans nos montagnes. Le chemin de fer de Saint-Jean ne devait pas être encore en service.
Julien Deville est arrivé ici avec une mission bien précise, qu'il avait d'ailleurs quelque peu tardé à accomplir. À Saint-Jean, il a trouvé un brave homme qui a bien voulu le conduire avec son cheval à Tresfonts, le Mas des Trois fontaines, le vieux mas de la famille.
Il s'était fait annoncer par le notaire plusieurs semaines à l'avance… La vie allait tout doucement en ce temps-là. Elle suivait plutôt le pas des moutons dans nos drailles que la course des grands express qui traversaient déjà l'Europe.
Le visiteur n'est pas tout à fait le bienvenu chez les Jourdan de Tresfonts, d'abord parce qu'on est en retard dans la cueillette des châtaignes, et pour une autre raison aussi… Toute la famille ou presque est dans les faïsses au-dessus du mas. Trois générations vivent et travaillent ensemble. La jeune Élisabeth a seize ans et va jouer dans l'histoire un joli rôle. Sa mère, Séraphine, qui doit avoir à l'époque une quarantaine d'années, et le grand-père, Emmanuel, qui en a près de soixante-quinze. Paul Jourdan, l'époux de Séraphine et père d'Élisabeth, est en train de labourer plus bas, avec ses mules.
Emmanuel et Séraphine s'avancent au-devant du “monsieur de Paris” et, par un effet de leur extrême bonté, lui accordent une entrevue, debout, au pied d'un châtaignier. Bons lecteurs de la Bible et des psaumes, comme la plupart des protestants cévenols, les Jourdan parlent assez bien le français et le comprennent parfaitement, même s'ils emploient plutôt l'occitan (le patois) pour les affaires ordinaires.
Julien soulève son canotier et prend sa canne de dandy sous son bras pour s'incliner devant les paysans. Il demande si le notaire a bien transmis sa lettre. Deux hochements de tête en mesure répondent oui. La lettre a été reçue, et lue. Comprise ? Julien n'ose poser la question trop nettement. Emmanuel Jourdan, nous connaissons par une photo unique son chapeau relevé sur un profil d'aigle, sa moustache droite, sa barbe courte et drue, son regard tendu vers les cimes de l'Aigoual ou du Liron. « Pas commode. » disent ses voisins. Intransigeant, même, sur ce qu'il considère comme essentiel, et il va le montrer.
« Vous venez donc de la part des Jourdan du Transvaal ?
— Oui, enfin de l'État libre d'Orange. »
Emmanuel esquisse un geste de la main, par-dessus son épaule.
— « C'est la même chose, n'est-ce pas ?
— La famille Jourdan s'est établie dans la région de Bloemfontein, près du Cap. Mais il existe une autre branche, sans doute parente, du côté de Majuba Hill, à la limite du Natal…
— Et cette famille a changé son nom de Jourdan en Jordans ? C'est bien la preuve ! »
Julien Deville fronce les sourcils, joue avec sa canne.
— « La preuve ? Que voulez-vous dire ?
— La preuve qu'ils avaient quelque chose à se reprocher, ou du moins leur ancêtre, ce François Jourdan, qui a disparu de chez nous en 1702, après une bien mauvaise affaire. On ne change pas son nom quand il est sans tache ! »
Le vieil Emmanuel fixe Julien en silence. Et Julien baisse la tête, les mains nouées derrière le dos. Il ne comprend ni les réflexions du père Jourdan, ni le jugement cinglant du Cévenol. Jourdan, Jordans… de nombreux descendants de huguenots émigrés en Afrique du Sud ont dû modifier leur nom sous la pression des Hollandais. Bien peu parlent encore le français. Lui-même n'a pu converser avec les combattants boers que grâce à sa bonne connaissance de la langue batave et à un lexique afrikaner publié par les Anglais.
Il relève la tête, cherche le regard du vieux Cévenol.
— « Je crois que vous vous trompez sur… »
Emmanuel le coupe d'un ton sec.
— « Le général Joubert a bien gardé son nom français !
— Ce n'est pas François Jourdan qui a changé de nom, mais ses petits-fils, vers 1790. Et six générations sont passées depuis ce temps, Monsieur. »
Emmanuel caresse sa courte barbe, pareille à celles des patriarches boers que Julien a connus en Orange et au Transvaal. Son regard s'adoucit, devient presque moqueur.
— « Je sais compter, mon ami. Six générations, justement, ce qui en fait huit, depuis François Jourdan, le déserteur de Soudorgues, et je ne vois pas ce que nous veulent ces gens, deux siècles plus tard.
— Ces gens » dit Julien, « sont très sensibles au soutien moral des Français dans leur guerre d'indépendance contre l'Angleterre, qui est d'ailleurs perdue. Ils ont reçu des lettres d'encouragement, dont certaines écrites par les élèves d'une école des Cévennes. Quelques descendants de huguenots se sont rappelé à cette occasion le pays de leurs ancêtres, qu'ils ne connaissent pas et qu'ils imaginent mal. À ma connaissance, bien peu venaient des Cévennes, les Cévenols chassés par la Révocation de l'Édit de Nantes, vous le savez mieux que moi, ont plutôt choisi de se fixer en Prusse. Mais j'ai rencontré à la bataille du Spion Kopje, où j'étais en reportage, les frères Jordans. Pieter Jordans, l'aîné, a été blessé et je l'ai… j'ai aidé à le ramener et je l'ai accompagné à l'hôpital de Bloemfontein. Ainsi, nous avons parlé. »
Emmanuel Jourdan se frotte les yeux. Il souffre de cataracte, sa vue commence à baisser. Il mourra aveugle pendant la grande guerre. Il soupire, tourne la tête vers sa belle-fille Séraphine, qui s'est approchée pour suivre la conversation.
— « Dommage que mon fils Paul soit au vallat, il aurait su apprécier votre démarche mieux que moi. Voyez-vous, en Cévennes, on n'oublie jamais. Enfin, c'est que m'ont enseigné mes parents et que j'ai enseigné à mes enfants… Au début de la guerre — je veux parler de la guerre des Camisards, naturellement —, François Jourdan a quitté son poste, un soir, et laissé les hommes du capitaine Poul surprendre ses compagnons, dont plusieurs ont été capturés et suppliciés. Cela se passait à Soudorgues, du côté de Lasalle, et le capitaine Poul était un des officiers les plus féroces du maréchal Broglio. On a cru, on a raconté que François Jourdan avait trahi les siens pour une cassette d'or. Il n'en est rien, voyez-vous, mon ami, c'est presque pire. Il est parti ce soir-là voir une jeune fille qui l'a retenu une partie de la nuit !
— Pourquoi dites vous que c'est presque pire ? »
Emmanuel s'exprime d'une voix exercée à la lecture des psaumes, forte, claire, solennelle et sonore.
— « Nos ennemis faisaient aux enfants de Dieu la réputation d'une vie dissolue. Ne reconnaissant pas les mariages de la “religion”, ils qualifiaient de “maîtresses” les épouses légitimes des combattants. Alors, les nôtres se devaient d'être irréprochables pour éviter tout soupçon de péché. Peu importe que François Jourdan n'ait pas commis le mal, cette nuit-là. Le motif de sa fugue s'étant ébruité, il a donné aux catholiques une occasion de blâmer une fois de plus les mauvaises mœurs des “barbets”, comme ils appelaient nos ancêtres. Sa désertion a coûté en outre plusieurs vies aux enfants de Dieu. Il méritait de toute façon une punition sévère. Bien des pauvres gens ont été lapidés pour moins que cela. Mais il était protégé par Cavalier, qu'il a d'ailleurs accompagné plus tard dans sa trahison, avant de passer en Hollande et de là en Afrique du Sud, où il a fait souche, hélas ! »
Une jeune fille, que Julien avait remarquée parmi les ramasseurs de châtaignes, est venue rejoindre sa mère, à distance respectueuse (quelques pas) des deux hommes. Un foulard dénoué cache mal les lourds bandeaux de cheveux blonds qui la coiffent. Elle se mêle soudain, bravement, de la conversation.
— « Grand-père, j'ai lu que cette relation des événements était niée par certains. On dit que François Jourdan aurait pu accomplir, cette fameuse nuit, une mission à lui confiée par Jean Cavalier… »
Emmanuel, agacé, pose sur sa petite fille son regard naturellement sévère, mais adouci par une tendresse amusée.
— « Élisabeth, laisse-nous s'il te plaît. C'est une affaire d'hommes ! »
Élisabeth frappe une pierre de la pointe de son sabot. Ses yeux bleus flamboient un instant.
— « S'il y a une tache sur notre nom, elle est aussi sur moi. Si je me marie un jour, je la transmettrai à mes enfants. Mais je ne crois pas à ces accusations lancées par les agents du roi. À mon avis, François Jourdan avait une mission à accomplir, un remplaçant avait été désigné comme sentinelle, mais il n'a pas pris sa place pour une raison… pour une raison… »
La jeune fille écarte les bras d'un geste rageur, les poings serrés.
« Pour une raison inconnue ! »
Julien lui sourit. Elle détourne les yeux.
— « Mais quel âge avait donc François Jourdan au moment des faits ? » demande le visiteur.
— « À peine dix-neuf ans. » répond Élisabeth.
Emmanuel secoue la tête d'un geste vif.
— « L'âge n'a pas d'importance. Les enfants de Dieu comptaient dans leurs rangs des combattants de seize ans. Roland avait vingt-trois ans en 1703, quand il est devenu leur chef. Et des jeunes filles, presque des enfants, prenaient part à la lutte sans faiblesse aucune ! »
Il fait signe à sa petite-fille.
« Notre visiteur a entendu ton point de vue. Maintenant, va travailler. Toi aussi, Séraphine, s'il te plaît. »
Les deux femmes s'en vont, mais Élisabeth tourne la tête, fixe Julien une seconde, lui décoche un sourire étrange, et s'éloigne d'un pas vif, sous le couvert des châtaigniers. Emmanuel, à son habitude, contemple son horizon familier, les lignes de crêtes qui se chevauchent à l'infini, tassées les unes sur les autres et hérissées de rares pics veillant sur la montagne et ses gouffres bleus. On dirait un enfant de Dieu qui s'emplit les yeux et le cœur de son cher pays, avant de partir aux galères… Il s'adresse enfin à Julien, sur un ton pensif, presque rêveur, qui ne lui est pas, on le sent, tout à fait ordinaire.
« C'est vrai, en Cévennes on n'oublie pas. Mais on peut quelquefois pardonner… tout cela est si loin. »
Julien fait un moulinet de sa canne.
— « Vous voulez dire que vous seriez prêt, avec un effort, à pardonner aux Jordans d'Afrique du Sud une faute que leur ancêtre a peut-être commise, sans qu'on en soit sûr…
— On en est sûr. » dit Emmanuel avec douceur.
— …il y a deux siècles, à cinq mille kilomètres de leur pays, quand il avait dix-neuf ans ? »
Emmanuel relève le bord de son chapeau et se frotte les yeux à deux mains.
— « Le temps et la distance ne font rien à l'affaire. »
Julien lui tourne le dos et s'éloigne, furieux, en balançant sa canne. Oubliant son compagnon, l'homme de Saint-Jean, qui se roule paisiblement une cigarette devant le cheval, il s'élance n'importe où, au hasard.
Fils d'un attaché d'ambassade aux Pays-Bas, qui avait épousé une Hollandaise, Julien Deville est né à Amsterdam en 1873, et a vécu dans cette ville une bonne partie de son enfance, avant d'aller étudier à Paris. Son père (mon arrière-grand-père) souhaitait pour lui, bien entendu, une carrière diplomatique. Julien a préféré les lettres et le métier de journaliste. Il a débuté vers 1898 à l'Écho de Paris, où Pierre Loti l'avait recommandé.
En 1900, éclate la deuxième guerre des Boers. Comme vous savez, il s'agit d'un conflit entre l'Angleterre, installée au Cap et à Johannesburg, et les Afrikaners, descendants des colons hollandais, allemands et français, débarqués à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècles. La France et l'Europe entière se passionnent pour ce combat inégal d'un petit peuple paysan contre le plus grand empire du monde. En outre, cela se passe juste quelques années après l'affront de Fachoda… lorsque la mission Marchand a dû reculer devant Kitchener et renoncer au Nil. On est bien près d'un renversement des alliances : dans leur rage contre l'Angleterre, les Français en oublient un moment l'Alsace-Lorraine et la revanche de 1870.
Quelques Européens rejoignent même la petite armée des “libres Burghers”, comme s'appellent entre eux les Boers. Un officier français, le colonel comte de Villebois-Mareuil, va se battre, coude à coude avec un artilleur prussien, contre les soldats de la toujours perfide Albion. La presse s'enflamme. On peut lire ce genre de commentaire, dans l'Écho de Paris, le journal de Julien Deville, justement :
Depuis que la guerre a été déclarée entre le Royaume Uni et le Transvaal, l'Univers a les yeux fixés sur ce coin de l'Afrique du Sud, où un petit peuple vaillant et libre résiste au choc formidable d'une armée de deux cent mille hommes, commandée par des maîtres éprouvés de la science militaire.
Quel que soit le sort réservé aux Boers, la lutte héroïque et inégale qu'ils ont soutenue pendant de longs mois, défendant pied à pied leur territoire contre l'invasion étrangère, leur a conquis l'admiration de tous, celle même de leurs adversaires…
Parmi les plus admiratifs figurent les protestants cévenols, car la “guerre du Transvaal” et ses généraux barbus, Joubert, Cronje, Meyer, De Wet, évoquent pour eux l'épopée des Camisards, toujours présente dans les mémoires et les cœurs — on n'oublie jamais en Cévennes. Sur une photo publiée par les journaux et les almanachs, madame Joubert, l'épouse du commandant en chef, a tout à fait l'air d'une Cévenole, avec son visage long, maigre, taillé à la serpe, ses cheveux plats, son col de clergyman, son regard impérieux derrière les lunettes de métal…
Julien Deville, en 1899, ne connaît encore ni l'Afrique du Sud ni les Cévennes. Moderniste, laïc — c'est, en France, l'époque des ministères Combes qui aboutira un peu plus tard à la Séparation de l'Église et de l'État —, Julien se souvient à peine qu'il a été élevé par sa mère dans la religion protestante. Il n'est alors qu'un débutant dans le métier de reporter, mais grâce à sa connaissance du hollandais, il est choisi pour accompagner au Transvaal un journaliste chevronné… qui n'ira jamais plus loin que Le Cap. Devenu correspondant de guerre en titre de son journal, Julien se mêle aux libres Burghers pour suivre leurs combats, à la frontière de l'État libre d'Orange et du Natal, de la fin 1899 au début 1900. Il est au siège de Ladysmith, il assiste au combat de Colenso, où sir Redvers Buller est battu, le 11 décembre 1899. Il guette la division anglaise Warren qui franchit la Tugela, au gué de Potgieter, le 19 janvier 1900. Potgieter sera peut-être son plus grand reportage de guerre. La “rivière” Tugela est en réalité un fleuve côtier tumultueux, qui prend sa source quelque part au milieu du Drakensberg et se jette dans l'océan Indien, entre Durban et le Mozambique… Julien est quelques jours plus tard au Spion Kopje, une montagne dominant la haute vallée de la Tugela, que se disputent Anglais et Boers. La bataille, furieuse, dure cinq jours, du 23 au 28 janvier 1900. Les Boers l'emportent finalement, et Julien voit sir Redvers Buller repasser la Tugela en direction de la côte, après avoir perdu deux mille cinq cents hommes.
Entre-temps, il a lâché le crayon du reporter pour se muer en infirmier et brancardier. Selon le témoignage d'un confrère allemand, il aurait aidé à sauver une demi-douzaine de blessés boers. Lui parlait surtout des frères Pieter et Waldo Jordans. Ce dernier, le cadet, étant touché assez légèrement, a pu reprendre le combat presque aussitôt. Pieter est évacué en direction de Bloemfontein, dans l'État libre d'Orange. Julien l'accompagne et veille sur lui, alors que la situation des blessés est particulièrement difficile, à travers un front qui évolue sans cesse. Début mars, les Boers abandonnent Bloemfontein et se replient vers le Nord. Julien rejoint à Pretoria son ami Pieter, qui a subi une amputation de la jambe. L'aîné des Jordans raconte au Français l'histoire de sa famille, ou du moins ce qu'il en connaît. Pieter est atteint de gangrène gazeuse. « J'ai toujours rêvé de connaître ces Cévennes, le berceau de mes ancêtres. Mais je vais mourir, et même si je survis avec une jambe de bois, je n'irai jamais bien loin ! »
Alors, Julien promet à Pieter d'aller lui-même, dès qu'il le pourra, rechercher ses lointains parents du Gard ou de l'Ardèche et de lui écrire une sorte de rapport, photographies à l'appui. Le blessé s'attache à cette idée, à cet espoir, qui l'aide à survivre. Rappelé en France par son journal, Julien renouvelle son engagement. Dès son arrivée, il charge un collègue du Petit Provençal de rechercher les lointains cousins des Jordans. Il apprend que François Jourdan avait deux frères et deux sœurs. Le frère aîné aurait seul survécu à la répression royale de 1702-1705 et aurait fait souche dans le canton de Saint-Jean-du-Gard. Le journaliste du Petit Provençal met Julien en rapport avec le notaire de Saint-Jean… Mais à cette époque, le “héros du Spion Kopje” voyage beaucoup pour l'Écho de Paris et doit retarder plusieurs fois son voyage dans le Gard, jusqu'à ce jour d'automne où il se retrouve au Mas des Trois Fontaines, face à Emmanuel Jourdan, pour s'entendre raconter une obscure histoire d'abandon de poste vieille de deux siècles… « On n'oublie jamais en Cévennes ! »
Terrible déception. Certes, il pourra toujours photographier le paysage, qui n'est pas sans évoquer certains contreforts du Mont aux Sources, sur la rive gauche de la Tugela — et aussi, pourquoi pas, le patriarche Emmanuel Jourdan, qui a presque l'air d'un général boer ! Mais que raconter dans le “rapport” qu'il a promis à Piet ? Avouer au pauvre diable qu'il n'a jamais pu retrouver ses “cousins” de France ? Ce serait le plus simple, mais tiendrait en moins d'une page… Dire la vérité, en tout cas, lui semble impossible.
Et puis, Julien pleure son rêve évanoui. Son rêve d'effacer l'espace et le temps pour lier deux mondes à la fois si parents et si lointains… Son désir fou de reporter sur les descendants des Camisards l'admiration que lui ont inspirée les libres Burghers !
Il se dit, en souriant malgré lui, qu'un patriarche boer aurait sans doute, à sa place, la même réaction que le Cévenol Emmanuel Jourdan.
Il est arrivé, en marchant au hasard, tout en bas d'une pente, au bord d'un chemin qui descend vers le Gardon. Il gesticule et se tient à lui-même le discours qu'il n'adressera jamais à son ami Piet Jordans : « Ces gens-là… ces gens-là, au fond, vous ressemblent beaucoup. Vous les comprendrez sûrement… ». Il lève la tête et voit une jeune fille blonde dévaler un sentier qui coupe les faïsses par une succession de petits escaliers, raides et étroits, taillés dans les murs de pierre des terrasses. Élisabeth, cheveux dénoués, fait un signe à Julien de la main qui tient son fichu. Le visiteur monte quelques pas à sa rencontre, soulève son canotier d'un geste ample. Enfin, elle se tient en face de lui, haletante, comprimant sa poitrine sous ses poignets croisés.
« Monsieur… monsieur… »
C'est tout ce qu'elle peut dire. Julien l'admire et lui sourit.
— « Mademoiselle… »
La jeune Élisabeth Jourdan, qui n'a que seize ans, baisse les yeux sous le regard du “monsieur de Paris”. Elle ne peut savoir que sa destinée est en train de se jouer, et si son intuition féminine lui en soufflait un mot, elle ne pourrait pas le croire. Elle ne pense qu'à ses “cousins” d'Afrique du Sud. Elle ose enfin rendre son regard et son sourire à Julien.
— « Monsieur, s'il vous plaît, pardonnez à mon grand-père. Il est tellement attaché à nos traditions, à notre religion et… il voit… il voit le mal partout ! »
Julien fixe rêveusement le paysage.
— « Vous, les Cévenols, ressemblez beaucoup aux libres Burghers. J'ai entendu une femme boer dire froidement : “C'est le troisième fils que je perds pour le pays. Dieu sauve la République !”. C'est pourquoi je comprends la réaction de votre grand-père. »
La jeune fille retient à peine un élan vers l'étranger.
— « Moi, je suis sûre que François Jourdan n'a ni trahi ni abandonné son poste. On ne saura peut-être jamais la vérité, mais je n'ai aucun doute. Et puis maintenant, ça n'a plus d'importance. Si même François Jourdan avait commis une faute, ses descendants l'ont rachetée, n'est-ce pas ? N'est-ce pas ? »
Elle insiste. Julien se recoiffe, approuve. Un instant avant, il l'admirait. Maintenant, il la trouve admirable. Et si belle, dans sa fraîcheur, sa ferveur !
Elle, mains baissées, collées contre sa robe bleu foncé, au tissu épais, rêche, ose enfin lever les yeux sur le jeune Parisien, vêtu à la dernière mode, l'œil brillant et la moustache en pointe.
« S'il vous plaît, vous leur direz ? Vous le direz à Pieter Jordans quand vous retournerez là-bas ? »
Retourner là-bas ? L'Écho de Paris ne le renverra pas au Transvaal avant longtemps, sauf en cas de rebondissement de la guerre. Depuis la prise de Pretoria par les Anglais, on est passé à une phase de guérilla et de répression. De Wet, Erasmus, Meyer harcèlent les troupes de lord Roberts, coupent ses communications avec Le Cap. Les troupes anglaises brûlent les maisons des Boers, et enferment les femmes dans des camps de prisonnières. Rien de tout cela n'est assez spectaculaire pour passionner les Français. Mais Julien n'ose décevoir la jeune Élisabeth. Il approuve d'un signe. Pieux mensonge… Alors, elle rougit, s'avance, lui prend une main dans les siennes, la serre un instant.
« Oh, merci ! Et vous reviendrez, plus tard, me raconter ? »
Puis elle tourne les talons et s'enfuit. Julien la regarde monter d'un pas leste, à travers les terrasses. Il reste piqué au bas de la pente, longtemps après qu'elle a disparu sous le couvert des châtaigniers.
Il sait par les leçons de sa mère que les Calvinistes ne badinent pas avec la vérité, et que toute promesse vaut pour eux un serment. Il s'est engagé bien légèrement pour les beaux yeux d'une enfant.
Tout au long de son retour à Paris, le roulement rythmé du train chante sans fin dans sa tête : « S'il vous plaît, vous leur direz… S'il vous plaît, vous leur direz… S'il vous plaît… ». Et le souvenir d'Élisabeth flotte sur ses jours, flotte sur ses nuits.
Alors, il part. Il se met en congé et s'embarque, à ses frais, pour Le Cap, pour le Transvaal anglais. Il retrouve Pieter Jordans, qui a survécu à la gangrène et au désespoir, et qui l'attendait. Il lui remet le message de la fille des Cévennes. « S'il vous plaît, vous leur direz. S'il vous plaît… »
« Et vous reviendrez, plus tard, me raconter ? Vous reviendrez ? » Environ un an plus tard, il est de retour à Saint-Jean. Élisabeth a dix-sept ans.
« Vous êtes revenu…
— Je suis revenu. »
Elle rêve. Ils s'écrivent. L'année suivante, Julien fait de nombreuses visites au Mas des Trois Fontaines, en profitant de la nouvelle voie de chemin de fer qui monte d'Anduze à Saint-Jean. Élisabeth a dix-neuf ans quand il demande sa main.
Séraphine, la mère de la jeune fille, l'encourage de son mieux et exerce une sourde pression sur les hommes, son mari et son beau-père, qui ne partagent pas son penchant pour l'étranger, l'aventurier. Par chance, Julien Deville “est de la religion”. Emmanuel, le patriarche, pèse longuement le pour et le contre. La réponse de Paul, qui traduira finalement la décision du vieux, se fait attendre des mois.
Elle tombe enfin. C'est oui…
« À condition que vous cherchiez du travail dans le pays et que vous habitiez le canton ou les environs. Et plus question d'aller courir le monde ! »
Alors que tant de Cévenols ont, depuis toujours, quitté leurs montagnes pour chercher fortune à la grande ville ou au-delà des frontières ? C'est comme ça. Libre à ceux d'ici de partir, mais ceux qui viennent doivent payer le prix.
« Et ne vous mettez pas en tête de vivre de vos rentes. » ajoute Emmanuel. « Ma petite-fille ne mange pas de ce pain-là ! »
La condition est terrible pour le jeune reporter, déjà habitué à “courir le monde”. Eh bien, il doit choisir entre Élisabeth et le monde. Nous sommes là, à raconter cette histoire ou à l'entendre, car il a choisi Élisabeth.
Le mariage a été célébré au temple de Saint-Jean-du-Gard, en 1904. Ma grand-mère avait vingt ans.
Mon grand-père a trouvé un poste de professeur de lettres à Alès. « Mes études » disait-il, « me servent enfin à quelque chose. Heureusement que je n'ai pas fait les sciences politiques ! »
Les premières années de son mariage se passent dans la fièvre et la passion. Emmanuel accorde au jeune couple un voyage à Paris tous les ans. Puis les enfants naissent, un, deux, trois, quatre, et l'argent manque. Adieu voyages et villégiatures !
Julien raconte aux élèves sa “guerre des Boers”. Il s'invente des aventures qu'il a seulement rêvées. Il tient de sa mère hollandaise un beau poil feu, et les gamins le surnomment Barberousse.
« Barberousse » disaient-ils gentiment, « est un peu fou. » La vérité est qu'il a le cœur en deux morceaux. Ma grand-mère en tient une moitié, mais l'autre est restée avec les libres Burghers, en Orange et au Natal, ces gens qu'il ne désespère pas de revoir un jour — puis vient le désespoir. Et enfin, la résignation, un bonheur triste. Un souvenir le hante : Potgieter, la Tugela…
On le voit souvent guetter, sur les collines ou les falaises dominant le Gardon, en amont de Saint-Jean. Il guette, sans nul doute, le chapeau relevé, la main en visière sur les yeux — mais que guette-t-il ? Une légende veut qu'on l'ait surpris à marmonner : « La Tugela, oh, la Tugela… ».
Il est mobilisé en 1914 comme sous-lieutenant. Aveugle, le vieil Emmanuel bénit son départ d'un geste auguste : « Va, mon garçon, fais ton devoir. Pour la République ! ».
Il rentre pendant l'été 1918, à cause de sa mutilation. Il fixe longuement les Cévennes par la vitre du train : « Sacrées montagnes ! ». Puis le Gardon, à l'étiage : « Sacrée rivière ! ».
Sur le quai de la gare, il lève son képi à trois galons.
« C'est bon de se retrouver chez soi… »
Chez soi.