Iva n'a pas eu le temps de sauter de sa charrette. Les gens ont surgi sur la place du village en poussant des cris joyeux et en l'appelant par son prénom : « Iva ! Iva ! ». L'âne Culotte salue la foule d'un braiment convivial et secoue la charrette, d'où un gros paquet de courrier glisse et tombe sur le pavé herbu.
Deux ou trois enfants se précipitent pour ramasser les enveloppes et les journaux qu'ils tendent à Iva. Elle s'assure d'un regard que rien n'est resté par terre, puis elle commence sa distribution virtuelle.
— « Encore une belle journée d'été. Regardez-moi ce soleil ! »
Virtuels aussi, bien sûr, l'été et le soleil. N'importe. Quand il pleut, d'une douce et tiède pluie hors saison, la distribution du courrier se fait sous le marché couvert, que les gens nomment la halle. C'est encore mieux !
À chacun, elle tend son dû, enveloppes de tous formats, publicités ou magazines. Les colis sont acheminés par la voie matérielle, pour le moment, mais on n'arrête pas le progrès : un jour viendra… Et tous les villageois ont droit à un mot ou un signe d'amitié : elle connaît les mille abonnés de sa tournée virtuelle, leur nom, leur prénom, leur métier, leur famille… Elle serre quelques mains, pose une bise sur une joue d'enfant. Elle est payée pour ça, tout autant que pour remettre les messages à leur destinataire : la messagerie, le réseau s'en chargerait bien tout seul — Mais la vie vaudrait-elle d'être vécue ? Son métier, c'est aussi de connaître les gens, beaucoup, beaucoup de gens. Et puis elle aime son travail, elle aime ce monde découpé en une multitude de villages virtuels, plus vrais que la réalité. Le temps de sa tournée, elle oublie la planète surpeuplée et les métropoles étouffantes.
Mais l'avantage de ce mode de vie va beaucoup plus loin. Les trois quarts, ou peut-être les neuf dixièmes des déplacements sont désormais virtuels. L'activité fiévreuse de la société post-industrielle se déroule dans une quasi-immobilité : on a, du même coup, cessé de gaspiller l'énergie et de polluer l'atmosphère avec un trafic inutile.
Le Virtuel a sauvé la Terre. Enfin, peut-être.
Iva ôte d'un seul geste ses lunettes et le bandeau plastique qui ont remplacé le casque lourd et encombrant des débuts. Maintenant, les gants, les senseurs… Elle est libre. Elle retombe dans la réalité de sa cabine de travail.
Elle a hâte de rejoindre son studio, à dix minutes de marche. Déjà, la musique du rêve joue dans sa tête. Le cerveau humain contient l'univers virtuel le plus prodigieux qui existera jamais. Et les nouvelles technologies musicales aident merveilleusement à la conquête de cet univers : le rêve lucide est désormais à la portée de tous. La musique, le voyage, les mers du sud.
Iva est prête. Davy lui fait signe depuis le pont du voilier, ancré sur la plage de l'Île aux Oiseaux. Elle court, le rejoint d'un bond. Un dauphin bleu salue d'une pirouette son arrivée. Partir… Rêver peut-être.