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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury les Colmateurs

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

les Colmateurs

Voiles carguées, le Dehekahar avançait à la force de son moteur. Les quatre voyageurs avaient déjà parcouru plusieurs centaines de miles dans l'océan Indien. Jiménez jouait au capitaine. Barano dormait dans la minuscule cabine. Le noir Ney Varagan tenait la barre. Et David, unique passager du bateau, était assis à l'avant et scrutait l'horizon.

Ney Varagan affirmait que Lohenwa, l'île mystérieuse, était maintenant proche.

Fixez ! Balayez ! Projetez ! Colmatez !

Une voix mécanique criait les Quatre Commandements dans la tête de David. Et ces mots, tant de fois entendus, tant de fois répétés, étaient le seul lien que le chef de division David Nadun gardait avec la réalité.

Fixez ! Balayez ! Pro… Il dut faire un effort pour revenir au canot qui l'emportait.

Fixez ! Ba…

La mer révélait maintenant des profondeurs glauques et angoissantes. On eût dit qu'un ciel couvert de gros nuages en fuite se reflétait sous l'eau. Mais le ciel, au-dessus de l'embarcation, était clair, pur et vide. Lohenwa se trouvait, disait-on, à l'extrême sud de l'archipel des Maldives. Et comme le Dehekahar filait vers le sud-ouest, il n'y avait aucune terre droit devant.

Lohenwa, c'était à peine quelques centaines d'hectares de sable et de rocher, peuplés surtout d'oiseaux et de coquillages, avec une cinquantaine de lépreux et une poignée d'aventuriers… Qui aurait songé à inscrire ces sept lettres sur une carte, au temps de Jules Verne ? Afin de guider quels voyageurs ? Mais pour des demi-forbans en quête de repaire, l'île constituait une base parfaite.

Le Dehekahar louvoya, toujours guidé par la main précise du Noir, s'engagea dans un chenal presque invisible, qu'un terrien n'eût pas soupçonné… David ne distinguait ni banc ni chenal et il n'apercevait toujours pas Lohenwa que Ney Varagan et Jiménez cherchaient maintenant d'un regard inquiet, dans la brume violette, la main en visière au-dessus des yeux.

« Par Nemo ! » s'exclama Jiménez. « Il faut être un vrai requin pour aborder cette salope d'île ! Un vrai requin, ah, ah.

— Il y a quelque chose que je ne comprends pas. » commença David.

Les deux Espagnols le regardèrent sans aménité. David préféra se taire et il regretta les deux cent cinquante arabos qu'il avait payés pour le voyage. Varagan eut un rire moqueur.

« Vous me laisserez à l'hôtel Lion le plus proche ! » dit David.

Barano, qui venait de se lever, eut un grognement de mauvaise humeur. Il se mit à préparer quelques brasses de chaîne pour ancrer. Lohenwa venait enfin de surgir, nimbée d'un brouillard pâle, à deux ou trois encâblures du bateau.

Longtemps après, le Noir répondit à David : « Au sujet de l'hôtel, camarade, tu n'auras qu'à demander au capitaine Komar. C'est lui l'hôtelier de Lohenwa ! »

David Nadun avait rencontré ce trio bizarre grâce aux indications d'un fonctionnaire de la Gulf Union avec qui il s'était lié lors d'un séjour à l'ashram de Ramaville. La description d'Ahmed Gupta était fidèle. De loin, dans un bar de Trivandéram, il avait reconnu Juan Jiménez (trapu, chauve, calme, sans âge) puis Pablo Barano (grand, musclé, velu, bronzé)… Enfin, le jeune Noir, Ney Varagan, mince, beau, fort et souriant, ses mains puissantes, son regard intelligent et froid…

Les trois hommes étaient-ils des associés égaux ? Jiménez donnait parfois l'impression de commander les autres. Barano prenait volontiers des intonations de chef-né. Mais le plus souvent, l'initiative semblait revenir à Ney Varagan.

Jiménez avait fixé le prix de l'excursion, pension comprise, retour à la grâce de Dieu — s'il existait — : deux cent cinquante arabos, le prix d'un billet de superjet pour Paris et les deux tiers de la fortune présentement détenue par David Nadun.

Mais David voulait voir Lohenwa.

L'île mystérieuse était minuscule, sablonneuse au sud, sur le rivage où les voyageurs avaient débarqué, rocheuse à l'ouest et au nord, dans la zone réservée aux lépreux. La végétation n'y était pas belle ni abondante. Quelques cocotiers croissaient pourtant sur le plateau central, large d'environ un kilomètre. Heureusement, les poissons pullulaient dans les criques, et les côtes étaient riches en coquillages d'espèces diverses. Jiménez et Barano pratiquaient un négoce très prospère : celui des armes. L'île devait leur servir de dépôt. Il était question, dans l'histoire, d'un cargo qui venait décharger ses fusils à radiation, ses lasers et ses grenades atomiques…

Fixez ! Balayez ! Projetez ! Colmatez !

De la pointe de ses doigts brunis par le tabac, le chef de division de colmatage David Nadun pianota sur son front plissé et brûlant. Il n'était pas en plongée de colmatage. Il se contentait de suivre un vieux movid. Et pourtant…

Movid : spectacle-action hautement sophistiqué, réalisé à l'aide d'un psychord, utilisant la suggestion subliminale. Le spectateur a généralement l'impression d'être mêlé aux personnages du récit et de prendre part, plus ou moins, à l'action.

Certains psychiatres ont accusé les movids d'être à l'origine de troubles mentaux de type schizoïde ou hallucinatoire.

Et certains géoprogrammateurs pensent que les movids auraient pu être à l'origine des “brèches fines” par lesquelles les éléments “légers” ou “captateurs” ont commencé à s'infiltrer dans le réel présent vers la fin du xxive siècle.

… L'Île mystérieuse était un movid d'aventures, comme David en avait vu cent ou plus, sur l'Anneau, aux Archives ou sur Géosud Base 5. Une fois de plus, le mécanisme de la projection avait joué parfaitement. David ne se trouvait plus au creux de son fauteuil gonflable mais au pays du rêve standard, avec les héros d'une histoire bâtie environ un siècle plus tôt par des techniciens de la création, sous la houlette d'un ordinateur spécialisé, moins qu'à moitié inventif.

David Nadun marchait sur le sable blanc de l'île, en compagnie d'un inquiétant trio de trafiquants d'armes. Il interrogeait maintenant Ney Varagan sur la vie à Lohenwa.

Mais Jiménez intervint : « Oui, camarade, on habite ici avec quelques lépreux et le capitaine Komar !

— Vous avez dit Komar… pas Nemo ?

— Que la Vierge me bénisse ! » s'écria Jiménez « C'est bien Komar. Komar le Sombre… »

Pour la première fois depuis que David l'avait rencontré, le Noir se mit à rire, à pleine gorge, les yeux hors de la tête.

— « Mais moi, » gronda-t-il, « je suis plus sombre que le Sombre ! »

Par Nemo ! songea David, ça ne colle pas avec Jules Verne, même revu et corrigé par n'importe quel faiseur de movids !

Fixez ! Balayez ! Projetez ! Colmatez !

Fixez ! Balayez ! Le chef de division David Nadun fixa et balaya les images qui l'envahissaient mais qui n'existaient que dans sa tête et il se retrouva dans son fauteuil.

Il se frotta les yeux, rassembla ses souvenirs. Il soupçonnait les lépreux de Lohenwa d'être en réalité — en réalité ? — des victimes d'une guerre mystérieuse, qui souffraient de la maladie des radiations… Mais il ne devinait pas le rôle du capitaine Komar. Komar le Sombre ?

Quel que soit le danger, il lui fallait plonger encore pour pouvoir faire son rapport au géoprogrammateur Jonathan Groomb…

La maison des aventuriers se trouvait à cent pas de la berge. C'était une vieille carcasse de navire, démâtée, à demi enfoncée dans le sable et cernée par une barrière de bois. Carlos, un gros dogue aux babines pendantes, accueillait les voyageurs par quelques grognements affectueux et bourrus. Jiménez lui demanda d'une voix rude s'il n'avait pas mangé ses provisions. L'Espagnol accompagna sa question d'un mouvement expressif des mâchoires.

« Il n'a même pas touché à son poisson séché ! » vociféra Jiménez. « Regarde-moi ce sac à graisse ! Tu as été bouffer chez le capitaine Komar, hein ? Bouffer de l'Homme !

— Le capitaine Komar donne de la viande humaine à votre chien ? » demanda David. « Où la prend-il donc ?

— La viande humaine ne manque pas, ici ! » fit Barano.

— « Qui est Komar ?

— Un fou qui se prend pour le maître de Lohenwa ! » dit Varagan.

— « Que la Vierge me pardonne ! » fit Jiménez. « Il n'est pas fou et je le regrette.

— Je voudrais le connaître. » fit David.

Puis, aussitôt, il pensa : Danger !

Fixez ! Balayez ! Projetez ! Colmatez !

Une touche, placée sur l'accoudoir de son fauteuil, lui permit de couper la projection. En même temps, il appliquait d'instinct les Quatre Commandements. Un grand voile de lumière se déploya à l'intérieur de la movisphère et s'éteignit lentement. David “fixa” le vide obscur qui avait succédé à l'explosion lumineuse. Il “balaya” quelques images persistantes. Il “projeta” le décor neutre d'une salle de Géosud Base 5 et il chercha en vain une brèche à “colmater”… Aucune brèche… C'était presque dommage.

Il redevint conscient peu à peu. Il était le chef de division David Nadun et il venait de suivre quelques séquences d'un movid d'aventures tiré d'un roman de Jules Verne : l'Île mystérieuse. Un movid considéré comme très suspect par les analystes, d'où son intervention. Et les analystes n'avaient pas tort !

Ce movid était sans nul doute “envahi”. Le suivre jusqu'au bout aurait pu être dangereux. Même pour lui, un colmateur chevronné. Peut-être fallait-il ordonner la destruction de tous les exemplaires existants. Ou de tous ceux qu'on retrouverait… Il le fallait sans doute, mais David était sûr que cela ne servirait à rien. Pour une brèche colmatée ici, deux ou dix s'ouvraient ailleurs, dans l'espace ou le temps ou qui sait quoi. Il regarda sa montre. Il devait rencontrer le géoprogrammateur Groomb dans une heure seulement. Il s'accorda un moment de réflexion.

Il avait lu toute l'œuvre originale de Verne. Ou presque…

Les livres étaient peu perméables à l'invasion. Du moins pour le moment, pensa David. Rien ne prouve que des brèches ne sont pas en train de se produire dans quelque roman ignoré, au fond d'une bibliothèque oubliée… L'œuvre de Jules Verne semblait une voie de pénétration privilégiée des “éléments légers”, surtout à cause des nombreux movids qu'on avait tirés de ses romans, dans le deuxième quart du siècle dernier, à l'occasion du cinq-centenaire de sa naissance. En fait, il s'agissait le plus souvent d'adaptations très libres et fortement modernisées.

La Lohenwa du movid n'avait rien à voir avec l'île mystérieuse de Jules Verne. Mais il ne servait à rien de comparer l'intrigue du roman à celle du film. Il aurait fallu posséder le script du movid. Les Archives de l'Anneau pourraient peut-être le retrouver. De toute façon, c'était du travail d'analyste, non de colmateur. Et David n'avait nul besoin du script pour sentir que cette “île mystérieuse” était complètement envahie.

À la porte, une plaque clignotante indiquait : Géoprogrammateur john grant. John Grant ? Un nom un peu trop vernien. Et le géoprogrammateur que David allait voir s'appelait Groomb… Bon Dieu !

Fixez ! Balayez ! Projetez ! Colmatez !

Même ici, au cœur de l'impénétrable Géosud Base 5… Après vingt ans de pratique, la technique de colmatage était pour David tout à fait instinctive. Il fixa la plaque envahie. Il balaya le nom John Grant. Il projeta à la place Jonathan Groomb. Il colmata soigneusement la brèche floue ouverte dans le décor environnant, le couloir, la porte… la porte qui s'ouvrit devant lui. L'opération n'avait pas duré plus d'une seconde. La rapidité d'action était le secret du colmatage. Il le répétait sans cesse à ses aspirants : « Dix secondes pour repérer un mirage, pour le chasser, pour mettre en place l'image réelle et pour fermer la brèche ? Oui, eh bien, c'est dix fois trop ! ».

Au fond de lui-même, il n'y croyait plus, mais les jeunes n'avaient pas besoin de le savoir. Fixez, balayez, projetez et colmatez, mes enfants, c'est la vie…

« Je viens d'écouter votre rapport codé. » dit Jonathan Groomb. « Il semble que nous ayons vraiment affaire à une nouvelle forme d'invasion, Nadun ?

— En somme, des éléments ultra-légers ? » suggéra David.

— « Et fortement captateurs… »

Le géoprogrammateur était un homme trapu, avec un visage carré et une épaisse barbe noire. On le voyait rarement sourire ; mais un géoprogrammateur ne sourit pas. Un chef de division non plus, d'ailleurs.

David s'assit et Groomb regarda ses ongles comme s'il craignait de les voir envahis par des griffes de chat ou des sabots de cerf.

« Donc, pas de doute !

— Aucun doute. » fit David. « Je ne sais pas d'où vient ce movid, mais c'est une vraie passoire.

— Une enquête est en cours pour préciser son origine.

— Il y a une copie aux Archives ?

— Oui.

— Les analystes vont travailler sur tout ça ?

— Qu'en pensez-vous, Nadun ?

— Il y a des risques. Les analystes ne sont pas des colmateurs, même s'ils ont une bonne formation théorique. Moi, je détruirais l'exemplaire que nous avons ici. Bien que ce soit un peu dommage.

— Pourquoi, dommage ?

— Cette île de Lohenwa me plaît assez. J'aimerais savoir qui est au juste le capitaine Komar…

— Nous ne pouvons pas nous permettre de détruire un vecteur envahi sans l'avoir étudié.

— Je sais. Le géoprogrammateur général est convaincu que les brèches sont dues à une action concertée de quelques mystérieux ennemis. Il veut que tous les vecteurs envahis soient analysés de façon approfondie, dans l'espoir d'identifier l'adversaire…

— C'est ça. Qu'est-ce que vous en pensez, vous ?

— Vous connaissez mon opinion, monsieur le Géoprogrammateur. Ce n'est pas un secret. Je crois que l'invasion est due à un gigantesque déséquilibre psychosociologique. Ou, si vous préférez, c'est un phénomène provoqué par la pollution de l'infosphère terrestre !

— Vous me l'avez dit. Mais si on creuse un peu votre idée, elle signifie que nous sommes tous fous. Voilà l'inconvénient.

— Je ne suis pas d'accord. Je comparerai plutôt l'invasion à la fièvre. La fièvre est une tentative de l'organisme pour lutter contre la maladie. L'infosphère est malade. Elle lutte par l'invasion.

— C'est un point de vue peu orthodoxe. Mais vous êtes un excellent colmateur et… Ah, autre chose, Nadun. J'ai une mauvaise nouvelle pour vous. »

David ferma les yeux. Puis les rouvrit et regarda Groomb d'un air sarcastique. Fixez ! Balayez ! Projetez ! Colmatez ! Une seconde ou deux, il joua à traiter son supérieur comme un mirage. Il se projeta à sa place. Mais il ne put colmater la brèche inversée. La réalité revint au galop. C'était quand même un demi-succès.

— « Je vois. » dit-il. « Mon stage de géoprogrammation est remis à des jours meilleurs. Une fois de plus. La dernière, car je ne ferai pas d'autre demande.

— Vous renoncez ? C'est peut-être mieux. Je vous répète ce que je vous ai toujours dit. Vous êtes un colmateur hors ligne et un des meilleurs chefs de division que je connaisse. Mais vous êtes un homme d'action. Vous n'êtes pas un concepteur ni un organisateur. Je ne vous vois pas… »

David se leva.

— « L'affaire est entendue, Monsieur. Je ne vous ennuierai plus avec ça.

— Il se peut que j'aie une mission intéressante pour vous, bientôt. »

Avant de sortir, David se retourna.

— « Je dois vous avouer que je suis très pessimiste pour l'avenir. »

Il se retrouva à la porte de son appartement sans avoir eu conscience de changer d'étage. Géosud Base 5 comportait vingt-six niveaux. C'était une île artificielle qui flottait dans l'Atlantique, entre l'Afrique et l'Amérique du Sud… La lumière jaillit à son entrée dans le studio aux murs gris, éclaira les meubles d'un rustique douteux que Maria avait choisis et qu'il détestait. Le divan était défait et les draps pendaient comme des loques sur le tapis rouge, usé et sale.

« Qu'est-ce que j'ai bien pu faire ? » demanda-t-il tout haut. « C'est un coup sur la tête, une cuite, ou quoi ? »

Puis il se souvint : le movid envahi. Après avoir assisté à la projection d'un vecteur contaminé, on restait toujours déphasé pendant quelques heures. Le phénomène se manifestait par des crises de plongées qui n'étaient pas sans risque…

Maria n'était pas là et elle n'avait laissé aucun message. Il avala un comprimé de normostat avec un demi-verre d'eau du robinet qui avait un goût de saumure. Une station de dessalement en panne, peut-être. Ou une nouvelle forme d'invasion… Il erra un moment, sans but, dans les deux pièces où régnait une chaleur suffocante. S'il avait été géoprogrammateur, il aurait eu six pièces, ou huit, ou dix. Mais les géoprogrammateurs appartenaient à la classe dirigeante planétaire. Il y avait une solution de continuité entre leur caste et la hiérarchie des colmateurs.

David Nadun savait que sa carrière plafonnait. Il ne posséderait jamais un appartement de six pièces à la base Géosud. Mais… eh bien, il pouvait toujours s'offrir une brèche !

Il fouilla dans sa bibliothèque avec l'espoir de trouver un livre de Jules Verne. Il devait en avoir un ou deux. Impossible de mettre la main dessus. D'ailleurs, ça n'avait aucune importance. Jules Verne n'était pour rien dans l'invasion. Il n'était qu'un imagineur parmi d'autres.

Le téléphone sonna. Il répondit en maugréant.

« Ney Varagan ? » demanda son interlocuteur.

Il avait une voix rude et un accent étranger.

— « Quel Varagan ? » demanda le chef de division Nadun.

— « Vous êtes bien Ney Varagan, le pilote ?

— Non. Varagan est un Noir. » dit-il. « Il se trouve que je suis blanc. Et pas plus fier pour ça.

— Tu veux rigoler ou tu te fous de moi ? » maugréa l'inconnu en coupant la communication.

David haussa les épaules. Les brèches phoniques étaient considérées comme peu dangereuses ; elles étaient aussi très difficiles à colmater. Il décida de laisser courir.

Il baissa machinalement les yeux sur ses mains. Noires ! Fixez ! Balay… Non. C'était le moment de s'offrir une brèche à la santé du géoprogrammateur Groomb ! Il courut se regarder à la glace de la salle de bains. Il était noir. Il était un jeune Noir, grand, mince, musclé… et beau, incroyablement beau. Ney Varagan…

Il aurait pu balayer l'image, coller sur le miroir son portrait de quadragénaire blême, aux traits tirés et aux yeux bouffis, en une seconde à peu près. Plus une seconde pour colmater le décor. Facile. Mais à quoi bon ? Il accepta d'être, pour quelques secondes ou quelques minutes, Ney Varagan.

Faute professionnelle grave. Refus de colmatage par un colmateur de haut rang : de quoi se retrouver pour le restant de ses jours aux danaïdes subjectives ! Mais on verrait bien…

La lumière s'éteignit. David se heurta à un objet dur et perdit l'équilibre. La lumière s'alluma. Il se releva en massant son genou douloureux. Maria était devant lui, nue, les cheveux tombants, les seins dressés, attirante et moqueuse.

« Qu'est-ce qui se passe, David chéri ? Tu ne fais que parler en dormant ! Tu deviens somnambule, ou quoi ?

— Mais je ne dormais pas !

— Tu es très fatigué, n'est-ce pas, Chéri ?

— Oui, je suis fatigué. » reconnut David. « Je suis un peu découragé, aussi.

— Ton stage ?

— Essaie de te faire à l'idée que je ne serai jamais géoprogrammateur.

— Oh ! »

Il se jeta à plat ventre sur le lit, cacha sa tête dans le creux de l'oreiller. Quelque chose de tiède et visqueux toucha sa main pendante. Il se retourne en hurlant.

— « Un chien ! Qu'est-ce qu'il fout ici, ce sale clebs ? »

Hein, quoi, un chien dans un appartement de l'Île Standard ? Île Standard… non… je confonds avec un truc de Jules Verne !

Fixez ! Balayez ! Projetez ! Colmatez ! C'est une brèche… Le chien refusa de disparaître. Quelque chose ne marchait pas. Par Nemo !

— « C'est moi qui l'ai amené ! » dit Maria d'une voix pensive.

— « Comment ? Où l'as-tu trouvé ? Que… »

Non, c'était impossible. Le gouverneur Bikerstaff ne tolérait pas d'animaux sur Standard Island… sur Géosud Base 5. Maria était-elle aussi envahie ?

David éclata de rire.

« Ce n'est pas un chien d'appartement, par Enoch ! »

Carlos était un grand dogue efflanqué, avec un regard fuyant, une oreille cassée et la peau du dos couverte de plaques eczémateuses.

« Il pue, Chérie. Il pue la charogne. Fous-le à la porte puisqu'il t'obéit ! »

Le chien parut comprendre ; il partit se coucher sous un meuble, une sorte de bahut en imitation de rustique ancien. Un objet qu'il dut accrocher au passage s'abattit bruyamment sur le parquet. Puis un autre par-dessus. David contempla les fusils d'un regard haineux. Mais il ne tenta pas de balayer la scène ni de colmater le décor.

Il se “payait une brèche”, comme disaient les colmateurs dans leur jargon.

« Bon Dieu, d'où vient cet attirail ? »

L'odeur de Carlos lui soulevait l'estomac. Je vais être malade ! pensa-t-il. Un chef de division qui dégueule à cause d'une brèche méphitique… De quoi rigoler jusqu'à Géonord Base 11 !

Le téléphone sonna. Attention, David Nadun, tu n'as que deux secondes pour… Fixez ! Balayez ! Projetez ! Colmatez !

Il existait un double lien entre le chien et les fusils. Lohenwa, d'abord, Carlos et le trafic d'armes ; puis un lien sémantique dans la vieille expression “chien de fusil”. Fixé, mon vieux ! Et maintenant, au Diable ! La bête et les armes disparurent en même temps. David badigeonna mentalement la brèche, sans forcer, en appuyant sur la touche du comset.

L'hélice de navire, symbole du gouverneur ; le géoprogrammateur de premier rang Jack Simcoe apparut sur l'écran. Le visage de l'homme demeura caché dans une ombre vert bleu.

« Ici le gouverneur, Nadun.

— À vos ordres, Monsieur.

— Il paraît que nous sommes envahis. Qu'en pensez-vous ? Est-ce grave ?

— Votre nom est-il Simcoe, monsieur le Gouverneur ?

— Quoi ? Mon nom ? Bien entendu, je m'appelle Jack Simcoe ! Je… »

L'écran s'éteignit. David se rappela que le nom du gouverneur était en réalité Adam Reith. Par Nemo ! Nous sommes envahis…

L'écran se ralluma. Le gouverneur se montra, clignant les yeux, le front plissé. Il fourragea dans sa barbe blonde et dit : « Très bien, Nadun. Tout le monde sait que je m'appelle Kiku Abendsen. Il y a des brèches un peu partout. Je vous mobilise donc. Qu'allons-nous faire ?

— Je connais au moins une source de contamination. » fit David. « Quoi que le géoprogrammateur général puisse en penser, il faut détruire immédiatement, au laser, les cristaux-processeurs d'un movid intitulé l'Île mystérieuse !

— Encore Jules Verne !

— Un Jules Verne que l'auteur n'aurait certainement pas reconnu. »

Le movid le plus pourri que j'aie jamais vu !

— « Merci. » dit le gouverneur. « On va faire ce que vous dites. Quoi que le géoprogrammateur général puisse en penser ! Après tout, il y va de notre sécurité. Je vous attends dans un quart d'heure, niveau 23, poste 1 ! »

Kiku Abendsen ou Adam Reith, ou Jack Simcoe, enfin le patron de la Base 5, quel que fût son nom, coupa la communication, et David courut au bar de son bloc-cuisine pour se verser un verre de kakelune.

Il s'offrait le luxe de jouer sur les deux tableaux. D'un côté, il était le chef de division Nadun, colmateur intransigeant qui n'hésitait pas à demander la destruction d'un matériel contaminé, malgré les consignes officielles. D'un autre côté, il était ce vétéran désabusé qui se payait une brèche à l'occasion et prenait plaisir à se mettre dans la peau d'un jeune Noir, play-boy et aventurier.

Mais il y avait pire. Désormais, le vecteur de contamination n'était plus le movid ; c'était lui-même. La plupart des théoriciens niaient le phénomène car ils ne pouvaient l'expliquer. David avait acquis la certitude que le cerveau humain pouvait servir de vecteur d'invasion, aussi bien que n'importe quel support électronique, magnétique ou cristallique… Mieux valait pour lui que les autorités de la base ne fussent pas conscientes du danger qu'il représentait. Le géoprogrammateur général aurait peut-être eu moins de scrupules à faire passer au laser un colmateur encombrant qu'un movid vieux d'un siècle !

Maria dormait d'un sommeil profond. Réaction assez courante après une invasion, surtout la première fois. David s'habilla, prit son colt de colmatage et sortit.

On était le 26 octobre 2426, dans la mesure où l'on pouvait se fier au calendrier. L'invasion de la nuit n'avait pas eu de suite. Le movid fautif avait été lasérisé. Le nom du gouverneur de Géosud Base 5, Paul Haderach, avait été affiché partout, afin de prévenir toute nouvelle tentative d'invasion par la tête.

On avait été informé d'une manière officielle de la perte de Géosud Base 1. Les colmateurs savaient depuis longtemps que cette île, envahie en 2417, était pourrie jusqu'à la moelle et sans doute irrécupérable. David avait participé à deux assauts en 2418 ; il avait conduit une vaine opération de reconnaissance en 2425. On se demandait comment la base, ou ce qu'il en restait, pouvait encore tenir sur l'eau. Et aussi pourquoi le géoprogrammateur général ne la faisait pas couler par les satellites…

Lorsque David arriva à son cours, à l'étage 14, c'était le grand sujet de conversation des aspirants. Il en conclut que les jeunes n'avaient pas eu connaissance de l'invasion de la nuit. D'ailleurs, de nouvelles informations au sujet de l'ex-Base 1 étaient arrivées et lui-même les ignorait encore. On avait réussi à amener l'île à proximité de la côte, dans le secteur géoprogrammé 944, et on l'avait échouée sur des hauts fonds. À partir de là, les supputations fusaient.

Les aspirants, une quinzaine de garçons et une douzaine de filles, entourèrent le chef de division pour l'interroger. « Qu'est-ce que vous pensez de ça, Monsieur ? On va la détruire ? Non, si on avait voulu la détruire, on ne l'aurait pas amenée à la côte… Croyez-vous qu'on va tenter un nouvel assaut ? S'il y avait un assaut, est-ce que vous pourriez y participer, monsieur le Chef de division ? Et nous ? Et nous ? Si on faisait une demande, est-ce qu'on aurait une chance ? Est-ce que… »

Une tunique dorée de géoprogrammateur se montra à la porte de la salle.

— « Fixez ! » cria David.

— « Balayez ! » reprirent en chœur les élèves, avec le geste habituel du bras droit. David remarque une fille qui avait balayé avec le bras gauche, et il se demanda si cette erreur était tout à fait involontaire.

— « Projetez ! » dit mollement le géoprogrammateur Jonathan Groomb.

Les aspirants scandèrent le quatrième Commandement en claquant des mains avec un bel ensemble.

« Je suis venu pour vous dire de n'attacher aucune importance aux rumeurs d'invasion qui circulent ici et là… »

Jonathan Groomb observa les jeunes recrues d'un regard terne et ajouta : « Mes amis, il n'y a pas un bouton de guêtre pourri dans cette base ! Toute allusion à quelque chose de ce genre pourrait valoir à son auteur une heure de pilori subjectif !

— Avec branchement ? » demanda une fille.

Le géoprogrammateur chercha des yeux l'aspirante.

— « Avec branchement. » confirma-t-il. « Et si ça vous arrive à vous, je me brancherai avec plaisir. »

Un éclat de rire général répondit à cette fine plaisanterie et l'atmosphère se détendit.

« Je m'occupe personnellement de recenser les volontaires au cas où un assaut serait donné à la Base 1. » dit Groomb. « Il se peut qu'un certain nombre d'aspirants soient de la fête. Qui n'est pas volontaire, ici ? »

Seule la fille qui avait déjà interrompu le géoprogrammateur leva la main.

« Très bien, Miss. Vous pouvez foutre le camp d'ici tout de suite. Incidemment, je vous signale que le secteur 944 est bourré d'usines de nourriture et de dessalement. On vous déposera en passant ! »

Il se tourna vers David.

« À propos, ma demande s'applique aussi aux vétérans, même chefs de division !

— À vos ordres, monsieur le Géoprogrammateur ! » fit David en prenant la position du premier Commandement.

Après cet incident, il n'était plus question de faire un cours normal. David s'installa au milieu des aspirants et se mit à feuilleter des notes manuscrites. L'écrit était considéré comme le support le moins réceptif à l'invasion. En outre, il n'était jamais un vecteur direct…

Le chef de division fumait beaucoup. Quand il eut allumé sa troisième shumway de la séance, les élèves s'enhardirent jusqu'à l'imiter. La salle baigna bientôt dans une fumée propice aux mirages. Mais aucune brèche n'apparut.

David raconta quelques-unes de ses expériences de colmatage. Il répondit à un certain nombre de questions. L'humeur générale fit que l'on s'orienta vers un historique de l'invasion et du colmatage. David rappela que les premiers “éléments lourds” s'étaient infiltrés au début du siècle dernier. Une Panzerdivision allemande au grand complet, issue du milieu du xxe siècle, était apparue dans la région du Cap. Mais, selon certains historiens, les phénomènes d'invasions et de brèches avaient commencé beaucoup plut tôt, pour ainsi dire dès la naissance de l'infosphère planétaire.

L'infosphère s'était constituée pendant et après la deuxième guerre mondiale (1939-1945), à cause de l'utilisation massive de la radio. Puis la télévision avait commencé à se répandre. On était entré dans l'ère des mass-media… et des objets volants non identifiés ! Les fameux ovni étaient sans nul doute les premiers envahisseurs de l'infosphère terrestre. Leur origine restait énigmatique ; ils s'apparentaient plus aux éléments légers actuels, aux “imaginaires” issus des movids ou d'ailleurs, qu'aux éléments lourds, aux “reflux historiques” du siècle dernier. Les éléments lourds n'étaient pas captateurs : les Panzerdivisionen germaniques, les cuirassés japonais, les blindés du Pacte de Varsovie, les escadres volantes du Strategic Air Command ne trompaient personne. Personne ne les prenait pour réels, à part un plaisantin ou un schizophrène qui avait reçu chez lui le général Sepp Dietrich… Déjà au xxe siècle, des témoins avaient eu des contacts avec les hommes verts ou bleus des soucoupes volantes ; certains racontaient de bonne foi des histoires d'enlèvement ou d'agression ; des traces de passage des appareils envahisseurs étaient relevées…

« C'est bien ce que nous appelons aujourd'hui le “pourrissement”. » précisa David. Les éléments légers, ultra-pénétrants, s'infiltrent dans la réalité à partir de ce qu'on appelle les “vecteurs”, et ils laissent parfois des traces durables de leur invasion dans les êtres et les choses… Actuellement, des brèches d'un type nouveau apparaissent. Elles sont produites le plus souvent par des vecteurs du genre vernien, notamment dans les movids du cinq-centenaire, tournés vers 2325-2330. Elles sont très riches en imaginaires purs, qui n'ont pas grand-chose à voir avec Jules Verne, et la force de captation de ces éléments est considérable. Il semble aussi qu'une certaine résistance au colmatage caractérise certains éléments légers. Je me demande donc si le changement de style de l'invasion n'est pas dû, tout simplement, à notre action. Si l'on compare les brèches qui apparaissent de nos jours dans l'infosphère avec les grandes invasions du passé, ce qui est frappant, c'est la cohérence de ces dernières face à l'incohérence actuelle. Par exemple, la grande vague d'ovni de 1980-1990 était un phénomène aussi vaste, aussi important que l'invasion contemporaine d'imaginaires. Mais à l'époque, le colmatage n'existait pas. Les soucoupes volantes et les extraterrestres de tout poil pouvaient alors se manifester sans aucune répression. D'où la cohérence des apparitions. Maintenant, les éléments envahisseurs sont pourchassés partout et sans arrêt. Pour pénétrer dans une infosphère aussi protégée que la nôtre, ils sont en quelque sorte obligés de changer constamment de forme, d'apparence et de vecteur. L'invasion est un phénomène de plus en plus complexe et subtil…

— Vous avez parlé des ovni » intervint un aspirant, « et vous avez dit que l'infosphère n'existait que depuis le milieu du xxe siècle. Mais les fantômes, la hantise, toutes ces choses qui se manifestent depuis que le monde est monde, ou presque, est-ce que ce ne sont pas aussi des brèches, des invasions, des troubles de l'infosphère ?

— Vous avez raison. » répondit David, qui était d'humeur conciliante. « L'infosphère moderne est née effectivement au xxe siècle, avec les mass-media, et surtout avec la télévision et l'informatique. Mais, au sens large, l'infosphère peut être considérée comme une sorte de couronne psychique recouvrant la biosphère. Pendant les deux premiers millénaires de notre ère, il existait une infosphère d'essence religieuse, qui était envahie par les fantômes et des phénomènes de ce type. On peut dire que les exorcistes étaient les ancêtres des colmateurs. Leurs techniques semblent peu rationnelles, mais elles avaient peut-être une certaine efficacité dans une infosphère religieuse ! »

David regarda sa montre d'un air pensif. La fin du cours était arrivée, et même un peu dépassée. Il n'avait pas le courage de lancer les Quatre Commandements qui terminaient de façon rituelle chaque séance. Ces mots qu'il avait prononcés avec conviction pendant vingt ans, cette technique qu'il avait appliquée tant de fois sans hésitation, lui semblaient tout à coup dépourvus de sens, périmés et néfastes.

La jeune fille qui avait déjà interpellé le géoprogrammateur et qui avait refusé d'être volontaire pour le secteur 944 leva la main. David lui sourit, attendant sa question avec un certain plaisir et pas mal d'anxiété.

— « Vous tous, les colmateurs, les géoprogrammateurs et je ne sais qui, » dit-elle, « vous vous comportez comme si vous étiez les anges du bien, chargés de balayer le mal qui envahit notre monde. Vade retro Satanas ? C'est bien ce que disaient les exorcistes, vos ancêtres, hein ? Et qu'est-ce qui se passerait si on arrêtait la répression ? Je veux dire : si on arrêtait de repousser les forces et les images qui essaient de pénétrer dans notre monde ? »

C'était une question que David se posait parfois. Une question qu'il se posait de plus en plus souvent, surtout depuis la nuit dernière. Qu'est-ce qui se passerait si les colmateurs se mettaient en grève et si on laissait les mondes imaginaires envahir toute la réalité ?

Serait-ce l'utopie ou la mort ?

En tout cas, la planète ne cesserait pas de tourner !

— « Allez donc faire un tour au secteur 944. » dit-il. « Vous verrez peut-être les héros de Jules Verne démolir les usines de dessalement… Bien que ça ne soit pas leur genre ! »

Les troupes de la 77e division de Colmateurs de Marine se tenaient à la lisière d'une forêt tropicale, déployées en deux ou trois lignes confuses.

« Par Nemo ! » fit le petit chef de section, à droite de David.

Impossible de se rappeler son nom… Imbécile, tu ne l'as jamais su ! Tu ne connais le nom de personne ici. Tu n'es même plus très sûr du tien ; chef de division David Nadun ? Pourvu que ça dure !

Le secteur semblait extraordinairement tranquille, sans une molécule de pourriture. David savait qu'il ne fallait pas s'y fier, mais… il laissa glisser de son épaule le lourd fusil triplex b.p.c. qu'il portait quand il se mêlait à la troupe. Il n'avait pas l'habitude de traîner des engins de ce poids. Les b.p.c. étaient destinés au balayage-projection-colmatage des brèches importantes. Ils étaient munis d'un dispositif qui permettait la synchronisation du tir entre plusieurs dizaines ou plusieurs centaines de tireurs.

Le petit officier enleva son casque, puis ses lunettes. Ce matériel, relié à un ordinateur, servait à l'application du premier Commandement… David considérait l'efficacité de cet équipement, triplex, casque et tout le reste, comme extrêmement douteuse. Cela convenait peut-être bien à une intervention contre des éléments lourds. Mais l'invasion par les éléments légers était beaucoup trop subtile, individualisée et intériorisée, pour que l'utilisation du gros matériel fût possible. Évidemment, tout ce barzin rassurait les soldats…

Les hommes de la section couraient en tous sens, le nez en l'air, cherchant la brèche. Certains avaient atteint le rivage et pataugeaient dans l'eau, avec des airs moqueurs et des gestes joyeux. L'officier fronça les sourcils et porta à sa bouche un petit mégaphone dissimulé dans sa paume.

« Attention, section ! Fixez ! Balayez ! Projetez ! Colmatez ! »

Les soldats obéirent sans conviction aux Quatre Commandements, prirent successivement les positions, brandissant leurs triplex avec des gestes un peu mous. La routine…

— « Qu'est-ce qui se passe, au juste ? » demanda une voix féminine un peu tremblante.

— « Ah, tu es là, toi ! »

David sourit à Loryn, la jeune aspirante de la Base 5 qui avait fini par être volontaire pour la mission dans le secteur 944 et qui se trouvait là pas tout à fait par hasard.

« Rien. » dit-il. « Pour le moment, il ne se passe rien. On se rapproche de l'objectif en attendant que l'ennemi se manifeste. Du moins, s'il existe !

— S'il existe ! » fit le chef de section d'un air indigné.

Loryn porta les deux mains à la base de son casque pour le soulever. Il n'y avait pas de jugulaire mais une fermeture magnétique. L'officier s'approcha pour l'aider. Un soldat se mit à rire en trépignant sur le sable.

— « Gardez vos casques ! » dit David.

C'était uniquement pour embêter le chef de section, et celui-ci le savait.

— « Juste une minute. » plaida Loryn. « J'ai envie de croire que je suis en vacances ! »

David leva les yeux. La mer et le ciel ressemblaient à deux grands miroirs qui se reflétaient l'un dans l'autre. On voyait de minuscules voiliers blancs voguer très au-dessus de l'horizon et de lourds oiseaux gris nager à grands coups d'aile sous les lames frisées. Était-ce normal ? Fixez ! Balay… Ah non, laisse tomber. On verra bien.

Il régla ses lunettes pour observer le soleil qui était presque au zénith et jetait sur la plage 944 31D une pluie de lumière verticale et une chaleur quasi électrique. Mais quand il leva la tête, dans la mesure où son casque le lui permettait, l'impression changea. Le ciel devint plat et le soleil, large disque pâle, énorme pastille collée sur l'espace lisse, glissa d'un coup vers l'horizon, tandis que ses rayons basculaient en oblique, couvrant la mer de petites flammes argentées, dansantes…

Une brèche. Projetez ! Col… David mobilisa toutes ses forces pour résister à son instinct. Il regarda Loryn qui s'était laissée tomber sur le sable, les jambes allongées et les bras en croix. Les hommes la regardaient aussi. Par Nemo ! Elle avait un pantalon beaucoup trop collant pour être réglementaire… Mais David pensait surtout à ce qu'elle lui avait dit à la Base 5 : « Si on arrêtait de repousser les forces et les images qui essaient de pénétrer dans notre monde… ».

Eh bien, qu'est-ce qui se passerait ? Mais pourquoi le chef de section ne se rendait-il pas compte que le paysage était envahi ? Ah, cet imbécile a quitté son casque. Et puis si je suis le vecteur, moi, son supérieur, et de loin, il ne peut pas se méfier…

David sortit son miniord de campagne de la poche de poitrine de son blouson et il programma sur l'écran une carte de secteur. Il se tourna vers le jeune officier.

« Oberleutnant, je vois que tout va bien chez vous. Nous allons donc vous quitter. Je continue mon inspection vers l'ouest.

— À vos ordres, Sir. Votre plate-forme…

— Non. L'aspirant et moi nous déplaçons à pied. Avec une plate-forme, même en volant très doucement, on peut s'engouffrer dans une brèche sans avoir eu le temps de fixer quoi que ce soit.

— Je comprends. » dit l'Oberleutnant.

Beaucoup trop longs pour être réglementaires, les cheveux blond vénitien de Loryn cascadaient dans son dos, sur l'étoffe verte d'un blouson de haute fantaisie. Officier et soldats seraient bien partis, eux aussi, en mission d'inspection avec un aspirant de ce genre, à pied ou en plate-forme. Le regard de l'Oberleutnant frôla les seins pointus que le blouson ne cachait guère, descendit au-dessous de la ceinture, cherchant visiblement la brèche… David remit son triplex à l'épaule.

— « Allez, on y va !

— Fixez ! » cria l'Oberleutnant. David répondit : « Balayez ! » en même temps que les soldats. Loryn eut, en riant, le mot de la fin.

Le chef de division et l'aspirant s'éloignèrent sur la plage en direction de l'ouest, vers le sous-secteur 944 32A où l'ex-Base 1 s'était en principe échouée.

« Mets ton casque ! » ordonna David à Loryn.

— « Tu te fous de moi ? » dit la jeune fille. « Regarde ! »

La section des colmateurs de marine qui occupaient le terrain entre le sous-secteur 31D et le 32A semblait s'être totalement libérée de la condition militaire. Les hommes avaient tous quitté leur casque ; beaucoup avaient ôté leur chemise ou leur blouson d'uniforme ; certains étaient en slip ; deux ou trois étaient complètement nus… Ils allaient et venaient sur toute la largeur de la plage, couraient sur l'estran ou nageaient maladroitement à proximité du rivage. Plusieurs erraient au bord de la forêt, bambous et cocotiers ou quelque chose de ce genre. Et les triplex abandonnés jonchaient le sol.

« Tu vois ? » dit Loryn. « Qu'est-ce que tu fous ici, au juste, David ?

— Comme tu le sais, j'ai été promu il y a deux heures chef de division de rang exceptionnel. C'est d'ailleurs grâce à cette promotion que tu es avec moi. De même coup, je suis devenu inspecteur général des Colmateurs de Marine. Et nous voilà, toi et moi, en mission d'inspection !

— J'aime assez ça. » convint la jeune aspirante.

David observa mieux la forêt et il la trouva étrange. Les premiers arbres avaient un aspect normal : des sortes de cocotiers, avec une jungle épaisse au-dessous. Mais derrière eux, se profilaient les cimes de plus en plus hautes des pins parasols, d'eucalyptus, de sapins et de séquoias. En admettant que ce mélange fût possible, il concordait mal avec le secteur 944. La forêt devait commencer à être envahie aussi. Nous sommes au beau milieu d'une brèche ! Et ces imbéciles qui se croient en vacances… Oh, ils ont raison, après tout.

— « Loryn, » dit-il, « si on s'arrêtait pour faire l'amour. L'occasion me paraît…

— Bon, je suppose que c'est la règle du jeu. » dit l'aspirante.

— « Non, » fit David, « ce n'est pas la règle du jeu. Mais j'aimerais bien.

— D'accord. »

La jeune fille jeta son casque et, une main sur la hanche, l'autre en visière sur les yeux, examina le paysage et ses occupants d'un regard critique.

« La forêt ou la mer ?

— À ton choix. Cette forêt ne me dit rien qui vaille. Mais au bord de la mer, nous aurons beaucoup de spectateurs…

— Pourquoi pas ici ? On se creuse un trou dans le sable et on se laisse envahir ! »

David et Loryn marchaient sur la plage. Ils continuaient d'avancer vers l'ouest et ils avaient perdu de vue les troupes de colmatage. Plus personne. Ils étaient seuls avec les oiseaux, les crabes et les vers. D'énormes vers roses qui grouillaient dans le sable rose… Des lueurs roses flottaient sur la mer beige pâle, au-dessus et au-dessous d'un gros soleil couleur saumon. Des nuages brouillés, blanc et jaune, donnaient au ciel un aspect laiteux.

Un petit oiseau rose frôla le sol, les ailes à demi fermées. Un ver essaya de le happer en se dressant mais le manqua et retomba avec un sifflement rageur. L'oiseau se posa au bord de l'eau et se mit à boire — pas l'eau elle-même — un liquide rose, un peu visqueux, qui suintait du sable en minces rigoles.

Invasion en rose. Même l'uniforme de Loryn avait pris cette teinte. L'amour était maintenant le vecteur de contamination. David et sa jeune compagne s'étaient laissés complaisamment capter. La brèche s'ouvrait jusqu'à l'horizon…

Trop beau pour être vrai ? Trop beau pour durer, en tout cas. Le ciel fondait comme de la graisse. L'horizon se défaisait. L'espace se fêlait.

Au sol, les crabes et les vers se multipliaient. Ils devenaient de plus en plus dégoûtants et agressifs. Le liquide rose qui suintait du sable devenait plus collant et plus fétide.

David et Loryn marchaient lentement. Leurs pieds nus — nus ? — creusaient un sillon qui se remplissait de liquide rose, grouillant de vers. Le sable se changeait en boue. Le casque de David pesait sur son crâne douloureux, lui blessant la nuque. La sueur bouillonnait entre ses cheveux et le liège.

« Jette-le ! » dit Loryn.

Il obéit machinalement. Il n'avait plus son fusil. Son uniforme avait changé de couleur. Il était maintenant d'un gris presque blanc. Par contre, ses mains et ses bras brunissaient très vite…

Tout cela n'était, bien entendu, qu'une illusion. Ou plus exactement un phénomène de captation. Même s'il l'avait voulu, David n'aurait pu résister à l'invasion, d'abord parce qu'il était lui-même, avec Loryn, le vecteur de contamination, et aussi parce qu'ils s'étaient tous les deux enfoncés trop profondément à l'intérieur de la brèche. Ils ne pouvaient que continuer pour trouver la réponse à la question posée par la jeune fille sur Géosud : « Qu'est-ce que qui se passerait si… ». Ils arrivèrent à la mer.

Ils découvrirent un gros canot à voile et à moteur au fond d'une crique sablonneuse. David reconnut le Dehekahar. Ney Varagan, le Noir, s'affairait sur le bateau. Jiménez et Barano se tenaient debout sur la plage. Ils semblaient attendre les voyageurs…

Ce vieux movid pourri ! songea David. Normal. Il avait été contaminé par le film. Il était devenu lui-même le vecteur de l'Île mystérieuse.

« Viens, on embarque ! » dit-il à Loryn.

La jeune fille le suivit, les yeux fixés sur le Noir.

— « Bienvenu, señor, señorita ! » dit Jiménez.

— « À Lohenwa ! » dit David en sautant dans le bateau.

— « Y a plus d'île ! » dit Barano. « C'est juste une presqu'île sur cette côte pourrie ! »

David éclata de rire : « Pourrie, tu l'as dit ! ».

Loryn était fascinée par Ney Varagan. Elle n'avait plus d'yeux que pour le jeune pilote, noir et beau. David s'attendait à quelque chose de ce genre. Mais il connaissait la solution. Il lui suffisait de se laisser envahir. Il regarda ses mains qui s'allongeaient et brunissaient. Il respira longuement, attentif au gonflement de sa poitrine. Ses épaules s'élargissaient. Sa taille augmentait… Il vit sans déplaisir Varagan manœuvrer pour le départ. Le moment venu, il prendrait sa place à la barre du canot et dans le cœur de Loryn. Il se paierait ainsi la plus belle brèche de sa vie. La dernière aussi, peut-être…

En plongée dans l'illusion, il restait quand même lucide. Sans nul doute, l'assaut des Colmateurs de Marine était en train d'échouer. D'un moment à l'autre, le géoprogrammateur général pouvait tirer les conséquences de la situation et faire bombarder l'ex-Base 1 par ses satellites. L'ex-Base 1 et le secteur environnant, au risque de détruire quelques usines de nourriture et de dessalement, ainsi que les colmateurs en vacances.

Ils arrivèrent à Lohenwa. David prit dans le coffre du bateau un vieux fusil à balle de l'époque de Jules Verne. Puis il sauta à terre. Le chien Carlos se précipita pour accueillir ses maîtres. D'un coup de pouce, David arma le fusil. Loryn lui prit le poignet. Il se dégagea d'une secousse, repoussa la jeune fille. Il tira presque sans viser dans la direction de Carlos. Ni détonation ni recul mais un éclair éblouissant. Il remit le fusil à son épaule. Loryn porta la main à ses yeux blessés et hurla. Le chien avait disparu. Une odeur de chair brûlée se répandit sur la plage.

« Qu'est-ce qui se passe ? » gémit Loryn.

— « C'est la réponse à la question que tu m'as posée sur Géosud. Nous avons cessé la répression, comme tu disais. Nous sommes envahis, nous ne sommes même plus sur la brèche. Nous sommes dedans tout au fond ! Ce que je viens de faire, c'était simplement un test… »

La jeune fille ne lui demanda pas le résultat du test. Elle courut se réfugier auprès de Varagan. David haussa les épaules. Le coup de fusil et la mort du chien ne prouvaient pas grand-chose. Il y avait un léger manque de synchronisation : la vieille Winchester avait eu à peu près l'effet d'une arme calorique moderne. De toute façon, le terrain était pourri. Lui-même était envahi. Loryn aussi. Le chien n'avait jamais existé. David avait envie de tirer sur Varagan pour vérifier s'il était un personnage envahi ou une simple illusion. Il n'osa pas. Il ne risquait pas de tuer un être vivant avec une arme qui n'avait aucune existence réelle. Enfin, en principe. Mais il pouvait traumatiser Loryn et perdre toutes ses chances d'être aimé d'elle en devenant Ney Varagan… Quoi qu'il en soit, les règles de vie sur un monde envahi restaient entièrement à inventer.

Haussant les épaules, il s'éloigna de la côte, les mains dans les poches de son pantalon de marin. Il fit le tour du bateau qui servait de maison aux aventuriers. Lohenwa en carton-pâte… Mais Lohenwa n'avait sans doute jamais existé, même pas dans un récit de Jules Verne. David, le chef colmateur David Nadun, se trouvait pour la première fois de sa vie dans un monde imaginaire !

« Conduisez-moi auprès du capitaine Komar. » fit-il aux autres qui l'avaient rejoint.

— « Que la Vierge me bénisse ! » dit Jiménez. « Si tu veux vivre tranquille, ne prononce…

— Je peux te conduire, moi ! » fit Ney Varagan.

— « Allons-y »

Ils s'élancèrent vers l'intérieur de l'île. Jiménez et Barano suivaient de loin. Loryn tenait la main du Noir. Ils abordèrent très vite le plateau central où croissaient quelques arbustes buissonneux et de maigres cocotiers. Des oiseaux s'envolèrent des rochers. David scrutait le ciel. Il se trouvait certainement, avec Loryn et les autres, sur l'ex-Base 1. La Base 1 envahie par Lohenwa. Il lui fallait savoir qui était ce mystérieux capitaine Komar. Après, il tâcherait de quitter l'île le plus vite possible.

Car les géoprogrammateurs se décideraient tôt ou tard à détruire ce territoire pourri…

« C'est bien leur intention ! » dit l'homme qui s'était avancé pour les accueillir sur le seuil de sa demeure. « Jusqu'ici, j'ai réussi à les en empêcher. Mais j'envisage aussi de partir. Le dernier, naturellement…

— Le capitaine Komar ?

— Lui-même ! »

L'homme était grand, fort, jeune, souple. Il avait avec le Noir Ney Varagan un air de famille, mais sa peau était d'un blanc très bronzé. Il avait les yeux verts, très brillants. Il était vêtu d'une combinaison collante noire et chaussé de courtes bottes rouges. Une épaisse chevelure noire couvrait sa longue tête osseuse. Il semblait habiter une grotte profonde, luxueusement aménagée, tout au centre de l'île.

« Je vous attendais, David Nadun. » fit-il. « Je ne suis pas déçu. Je crois que nous allons pouvoir travailler ensemble…

— L'Île mystérieuse

— Était aussi un message. Pour vous et pour quelques autres…

— Vous êtes le géoprogrammateur Komar, n'est-ce pas ?

— Oui. Je commandais la Base 1. Un jour, j'ai décidé de me payer une brèche, comme vous dites, vous les colmateurs. Je suis envahi depuis plusieurs années et très satisfait de l'être. Vous-même… »

David se retourna. Jiménez et Barano se tenaient à bonne distance. Ney Varagan avait disparu. Il sentit la main de Loryn dans la sienne. Le capitaine Komar les fit entrer dans une salle très sombre, avec des murs sculptés, un vaste aquarium au centre, des tapis et des coussins sur le sol. Loryn s'agenouilla et se mit à caresser les fourrures. David s'assit sur un banc taillé dans le rocher. Le capitaine Komar alluma une longue cigarette dont le bout scintilla dans l'ombre.

« Nous entrons dans la phase décisive d'un combat qui dure depuis des siècles, David Nadun. La grande invasion des soucoupes volantes de 1980-1990 a failli réussir. Mais cela aurait été pire que la géoprogrammation. L'invasion actuelle est beaucoup plus séduisante. Est-ce que vous vous êtes demandé qui produisait, qui imaginait tous ces “éléments légers”, ces fantasmes qui pénètrent dans notre réalité par une multitude de brèches ?

— Tout le monde se pose cette question. » fit David. « À commencer par le géoprogrammateur général ! En tout cas, ce n'est pas Jules Verne ni les extraterrestres…

— Non !

— Je pense que ce sont les Hommes. Tous les Hommes !

— Ou presque tous… Inconsciemment pour la plupart. Très consciemment pour quelques-uns. Les imaginaires expriment une révolte qui flambe plus ou moins secrètement dans le cœur et dans la tête de centaines de millions d'êtres, depuis des siècles. Une révolte contre la médiocrité de l'existence et contre la toute-puissance des forces d'oppression…

— La géoprogrammation !

— La géoprogrammation qui est l'aboutissement du pouvoir totalitaire. Plus le pouvoir grandissait, plus les rêves-révoltes étaient réprimés. Mais plus ils devenaient insidieux et dangereux…

— Captateurs !

— Oui. Et vous êtes capté, David Nadun, comme je l'ai été ! »

David s'approcha d'un vaste miroir ovale, fixé au mur par un cadre d'or et à demi dissimulé par une tenture pourpre. La glace lui renvoya une image familière, celle du jeune pilote Ney Varagan. Il regarda ses longues mains noires, gonfla sa poitrine puissante… Oui, il était Ney Varagan. Loryn s'en était aperçu avant lui !

« David, » reprit le capitaine Komar, « nous allons maintenant passer à l'action. La vague d'invasion culmine actuellement. Elle ne durera pas toujours. Il faut en profiter pour détruire la géoprogrammation et toutes les structures du pouvoir totalitaire. Voulez-vous… Il faut que vous m'aidiez… Non, il faut que vous preniez ma place comme vecteur principal et fer de lance de notre combat !

— Pourquoi dois-je prendre votre place ? »

Le capitaine Komar ne répondit pas tout de suite. Il s'était installé au fond de la pièce, sur un siège haut et droit. Une lampe rougeâtre l'éclairait verticalement et rejetait le décor dans l'ombre.

— « J'ai d'autres… »

Il se reprit.

« Celui qui m'a envahi a d'autres projets. Mais il est prêt à partager avec celui qui vous a envahi certains des pouvoirs que lui prêtent la religion et la légende.

— Qui vous a envahi ? »

David sentit la main de Loryn se crisper dans la sienne.

— « Regardez-moi bien et peut-être me reconnaîtrez-vous ! » s'écria le capitaine Komar.

Il leva lentement vers son visage ses gants rouges, d'aspect griffu. Ses yeux en amande, d'un vert doré, s'étiraient sous son front immense et ressemblaient à des gouttes de feu. D'un long doigt ganté, il écarta la masse de cheveux qui couvrait sa tempe gauche. Une pointe d'apparence presque métallique brilla un instant. Puis les cheveux retombèrent.

— « Fixez ! Balayez ! Projetez ! Colmatez ! » hurla David.

L'image ne trembla même pas.

— « Trop tard, camarade ! » dit le Sombre. « Tu es mon fils, maintenant. J'ai toujours rêvé d'avoir un enfant noir. »

Première publication

"les Colmateurs"
››› Futurs [1re série] 1, juin 1978