Neem Ad Deman regarda machinalement la date du jour sur le calendrier ancien, fixé au mur en face de l'escalier. On était le 30 août : le point culminant de l'été. Mais qui se souvenait encore des anciens mois ? Par curiosité, Neem appuya sur le poussoir du calendrier. Il se demandait si le mois d'août avait trente ou trente et un jours. Le nombre 31 apparut. Eh bien, on sera le 31 août dans moins d'une heure. Mais on avait cessé de compter ainsi depuis un siècle. Neem était un spécialiste de l'Age, l'Avant-Grand-État, et il s'amusait encore avec ces choses. Il était bien seul…
Il se sentit seul.
Vingt-trois heures dix-neuf minutes. Dans quarante et une minutes, sonnerait minuit. Cela au moins n'avait pas changé, sauf en pays lazon, ou Timindia, le territoire indien des Pyrénées. Minuit, c'est-à-dire zéro heure, le 31 août 2151, et le Grand État — plus exactement Grand État III — cesserait d'exister. À jamais. Il y aurait encore des États, peut-être même un État mondial, mais la splendeur et le monstrueux pouvoir du Grand État ne revivraient pas.
Neem Ad montait pour la dernière fois au grenier, où se trouvaient son poste de communication et la petite pièce qui lui servait de bureau depuis deux ans. Il partirait le lendemain. Il se mêlerait à la migration sudtropique de la deuxième saison qui était commencée depuis quelques jours. Il quitterait sa ville de Manville, quartier Avran-Carol, et la République libre de Normandie. Pour toujours peut-être. On verrait. Il voyagerait vers le sud avec la migration. Il visiterait le territoire indien : Lazon, Emnet, Euroko, Timindia… Chacun de ces noms désignait la même poche d'irrationalité et de mystère dans la trame meurtrie de la vieille Europe. Leur sens précis, leur origine même s'étaient perdus. Pourquoi tant de noms ?
Pourquoi t'appelles-tu Neem Ad Deman ? Parce que… Eh, les sources historiques de ton patronyme sont obscures. Une chose est certaine, tu as un nom triple parce que tu appartiens à la classe 3… Enfin, tu appartenais à la classe 3 quand il y avait encore quatre classes dans la société, enfin cinq en comptant le zéro. Quand il y avait encore un Grand État… Et même : Grand État III avait supprimé les classes depuis longtemps. Mais les gens trouvaient ça tellement bien que le système avait survécu jusqu'à maintenant. Et beaucoup de “républiques libres” l'avaient adopté… Très bien. Neem Ad Deman s'en moquait. Son nom lui plaisait assez ; mais il était prêt à le changer si on lui en proposait un autre, aussi beau et plus intelligent. Par exemple un nom lazonien ou timindien.
On verra. Qui verra vivra. La formule avait été renversée au cours des derniers siècles. Autrefois, on disait : « Qui vivra verra. ». Pourquoi ? Une question à étudier, avec mille autres. Quand il serait en Emnet, Lazon, Euroko, Timindia… C'est ainsi, à cet instant, vingt-trois heures vingt minutes, qu'il prît sa décision. Il partirait demain pour le Lazon. Il rejoindrait son correspondant, Temen Azli Loan, du côté de Beau-Lieu l'Ours… À condition que cet imbécile m'attende encore un peu ! pensa-t-il en pénétrant au grenier.
« Bojador ! Lorek San Sola Lemcen appelle Terville-SudEurope, Manville-Océan, Huston-Texas, Houston-Maine, Hewston-Tacoma, Corona-Terville… Bonjour !
Au revoir ! Je veux dire : adieu ! Et vive le nouvel Age, l'Après-Grand État ! Dans un peu plus d'une demi-heure, tout sera fini officiellement. On boit un verre à la santé de l'avenir !
Lorek San Sola Lemcen à tous ses correspondants : au revoir ! Je veux dire : adieu ! Et merci aux chargés de mission qui ont accepté de travailler avec nous jusqu'au bout… pour le G.E., le Grand État qui n'existait déjà plus ! Merci et bonne chance !
— Houston-Maine appelle Bojador. Mun Lew Hallis, chargé de mission G.E. à Tankus Van Maine. Très bien. C'est fini. Yosh ! Pôh ! Wom ! En réalité, c'était fini depuis longtemps. Mais enfin, on pouvait toujours espérer. Alors, maintenant ? Je suis fonctionnaire du G.E. depuis que j'ai quitté le collège parcellaire. Toujours été fonctionnaire. Et fidèle jusqu'au bout au Grand État ! Maintenant, le Maine, chez moi, est une république indépendante qui a annexé le Nouveau-Brunswick, les Trois-Rivières, l'Université de Boston et la Pennsylvanie ! Beaucoup de fonctionnaires du G.E. ont été embauchés. Et maintenant, il n'y a plus de place pour moi. J'ai fait ce qu'on me demandait : j'ai caché mon appartenance à la G.A., la Grande Administration, pour pouvoir accomplir ma mission jusqu'au bout. Et, maintenant, si je dis la vérité, je serai arrêté par l'Administration de la République comme espion à la solde du G.E. Et si je ne dis rien, je n'ai aucune chance d'être embauché comme fonctionnaire. Il y a cinquante demandes pour un poste ! Qu'est-ce que je vais devenir ?
— Nala Din Ohaz, de Terville-Corona. Bojador ou n'importe qui. Je voudrais savoir. Je suis une fille bien embêtée. J'ai tenu mes engagements et le G.E. n'a pas tenu les siens. C'est aussi simple que ça ! On m'avait promis deux quarts-d'an d'indemnité de licenciement et je n'ai pas été payée. Et je n'ai même pas touché mon traitement pour le dernier déci-d'an ! Qu'est-ce que je vais faire sans situation et sans argent ? Je vis maintenant dans la principauté de Porto-Léon, où le capitalisme vient d'être rétabli. Demain matin, je pourrai aller me faire inscrire au chômage. On demande des aides de maison à la Cour et des employées de service à l'hôpital manuel de Saint-Jacques de Compostelle…
Eh bien soit, mes amis. Mais je veux quand même dire ma façon de penser à ceux qui considèrent que la disparition de l'État est un progrès. Et à ceux qui pensent que c'est le Progrès absolu et définitif, l'aboutissement terminal de la civilisation ! Et ma façon de penser, c'est merde ! Ils n'ont qu'à venir voir comment ça se passe en Porto-Léon ! On est déjà de retour au xxe siècle. Même plus loin. En fait de progrès, on recule à la vitesse de la lumière. Dans dix ans, ce sera le Moyen-Âge !
Je sais ce que je vais faire. Il y a déjà un parti clandestin pour la restauration de G.E. III. Je suppose qu'ils sont organisés à l'échelle mondiale. En tout cas, on a une section à Terville-Corona, et je sais qu'il y en a une autre pas loin, à Terville-Algar. Je ne devrais peut-être pas parler de ça : ils sont capables d'écouter nos conversations ultra-secrètes… Ou alors, voilà ce que je ferai. Il y a seulement une chaîne de montagnes qui sépare ma province, la Galice, du territoire de Lazon, ou Emnet ou Timindia. Ce sont les Indiens d'Europe qui vivent là et il y a un sacré bout de temps qu'ils ont coupé les ponts avec le G.E. Je vais certainement essayer de les rejoindre. Il paraît que la frontière de la Principauté est plutôt perméable dans la Sierra…
Vous savez tous ce que c'est que le Lazon ? Priez pour moi, bande de lâcheurs ! Il paraît qu'on a encore un observateur dans un endroit appelé Beau-Lieu l'Ours. On, le Grand État III, qui aura cessé d'exister dans une demi-heure. Ah, ah ! si ça se trouve, il m'entend peut-être, cet observateur !
Tu m'entends, Temen Azli Loan ? C'est bien toi qui es là-bas ? Je cherche des renseignements sur le Territoire indien. Je te jure que c'est sérieux. J'ai l'intention d'aller là-bas. Je te rejoindrai peut-être à Beau-Lieu l'Ours si tu m'expliques où c'est ! Comment peut-on rentrer dans le Timindia ? Et les habitants — je ne sais même pas leur nom : Timindiens, Lazoniens ? —, on dit qu'ils ne sont pas très accueillants avec les étrangers ? On dit aussi que l'argent n'existe pas dans le Territoire ? Moi qui n'ai plus un millime — enfin presque ! —, ça m'arrangerait bien ! Mais alors comment se débrouillent les habitants ? Et les visiteurs ? Pas d'argent, pas de monnaie, c'est une chose magnifique, o.k. ! Et vivre ? Manger ? S'abriter ? On dit que la température est très clémente dans cette région depuis le néo-carbonifère. Moins d'écarts même qu'en Porto-Léon. Alors, on peut toujours trouver une grotte, un arbre creux, une carrière, une yourte, n'importe quoi ! Je te dirai que ce genre de choses m'enchante à moitié seulement. Et pour la nourriture ? Les racines ? Les baies ? Les insectes et autres bestioles ?
Franchement, je me demande si ça vaut le coup. Je vais prendre contact avec les partisans de la restauration du G.E. Je verrai bien ce qu'ils me proposeront. Et si ça ne marche pas avec eux — seulement si ça ne marche pas —, je tenterai la traversée jusqu'à Beau-Lieu l'Ours… Bande de lâcheurs ! Bande de salauds ! Je réclame mon argent. Mon traitement, mon indemnité de deux quarts-d'an !
— Neem Ad Deman, Manville-Océan, République Libre de Normandie. Oui, encore une ! Les républiques et les principautés prolifèrent un peu partout dans le monde. Mais c'était prévu. Ce n'est pas grave. Des structures diverses, des sortes de garde-fous, ont été mises en place afin d'éviter aussi bien l'anarchie totale que le retour à la dictature, au féodalisme ou n'importe quoi de ce genre. Vous le savez aussi bien que moi. Je ne voudrais pas avoir l'air de faire un cours, mais Bojador-Quatre-Noms reste bien silencieux et je n'entends plus que lamentations sur la longueur d'onde des derniers fidèles… Oui, les sécurités vont jouer. Enfin, on peut l'espérer. Je pense que Bojador va nous le confirmer quand il reprendra l'antenne…
En attendant, je peux affirmer que le G.E. a tenu ou tiendra ses engagements. Tout a été prévu pour aider ceux d'entre nous qui en auraient besoin, sous une forme ou sous une autre. Il est certain que des difficultés techniques ont dû se présenter ici et là. J'ai écouté attentivement les doléances de notre amie Nala, de Terville-Corona. Et je…
— Terville-Corona. Oui, c'est moi. Vous, de Manville-Océan, j'ai oublié votre nom, vous avez eu vos kopecks ? Vous avez été payé ? Répondez-moi franchement !
— Lun Nool Chan de Milendville, Nationwales. Je suis fatigué de cette discussion sordide. Dans quelques minutes, ce sera la fin du Grand État. La fin officielle, o.k. Je sais comme vous qu'en pratique c'est fini depuis longtemps. Peu importe. Nous vivons un événement historique sans précédent depuis… depuis que l'Histoire existe ! Pour la première fois depuis que l'Histoire existe, un État quasi tout-puissant, en fait la plus formidable machinerie étatique qu'on n'ait jamais vue sur cette planète, a décidé de se supprimer, de se saborder, de se suicider ! Le Grand État III a voulu mourir pour l'amour des Hommes. Je ne vois qu'un sacrifice comparable : celui qui a marqué le début de l'ère précédente, le sacrifice du Christ. Je crois que la date d'aujourd'hui, ou celle de demain ou, en tout cas, l'année 137 du G.E., sera le…
— Terville-Corona. Tu as touché tes kopecks, toi, le mystique de Milendville, j'ai oublié ton nom ? Tu as entendu ma question ? Je ne te demande pas ton avis sur Jésus-Christ. Je te demande si tu as été payé !
— Bojador-Quatre-Noms. Excusez-moi, l'échéance approche et je suis très… Il y a un certain nombre de dispositions à prendre tant que G.E. III existe encore. En particulier les dispositions financières. J'avoue que je ne comprends pas très bien pourquoi notre amie Nala Din Ohaz de Terville-Corona n'a pas été payée. Je pense que les fonds ont été détournés par le gouvernement de Porto-Léon ou par les informaticiens de la banque Marat Zurak Daneo Kreji… Oui, je pense que c'est ça. Les techniciens de la M.Z.D.K. Bank ont dû flairer la bonne affaire. Ils se sont imaginé que le salaire des jusqu'au-boutistes — vous, mes amis — serait facile à empocher et que personne ne pourrait se plaindre, G.E. III ayant cessé d'exister. Mais tout cela était prévu.
Vous serez payée avec un peu de retard, mais vous le serez. Y compris les indemnités de licenciement. Et ceux qui souhaiteraient se reclasser dans la fonction publique des nouveaux États le pourront sans difficulté. Tout cela a été prévu. Tout…
Mais je vois que beaucoup d'entre vous s'intéressent aux problèmes du territoire Indien de Lazon-Timindia. Il s'agit d'une affaire extrêmement importante. Nous espérions que le Territoire et ses habitants pourraient rejoindre la communauté civilisée avant la fin officielle de G.E. III. Cela fait partie des problèmes que nous n'avons pu résoudre. Les contacts établis avec Lazon-Timindia n'ont pu être maintenus ou n'ont pas abouti. Nous n'avons plus qu'un seul correspondant, Temen Azli Loan, et nous ne savons pas très bien s'il est encore à son poste.
Les responsables de G.E. III ont décidé de confier la surveillance du Territoire aux banques, essentiellement Marat Zurak Daneo Kreji et Araf Emlore Charine Nagel. L'affaire suivra son cours. Les fonctionnaires G.E. qui souhaiteraient recevoir une mission en Timindia pourront s'adresser à l'une de ces banques. C'est là un débouché extrêmement intéressant pour nos amis jusqu'au-boutistes. Et ceux qui voudraient se rendre en territoire lazon comme simples voyageurs ou touristes sont encouragés à le faire par ce qui reste du Grand État. Ils pourront s'adresser également aux banques pour tout renseignement. Une aide sera peut-être accordée à certains de ces voyageurs. Mais il ne m'appartient pas d'en préjuger…
— Nala Din Ohaz. Je trouve plaisant que vous, les quatre-noms du G.E., ayez chargé les banques de s'occuper d'un pays où l'argent n'existe pas ! Peut-être avez-vous en vue le rétablissement de l'ordre monétaire dans le Territoire indien ? Je sais que les banques ne sont plus ce qu'elles étaient au début de G.E. III. Enfin, tout ça me paraît bizarre, pas très sympathique et même un peu suspect. Et je voudrais bien savoir si je finirai par être payée ! Une mission ? Pourquoi pas si c'est… »
Neem Ad Deman quitta le canal codé Tobermory-Tokushima. Cette discussion en forme de veillée mortuaire risquait de se poursuivre jusqu'à l'aube du lendemain. Et il voulait dormir quelques heures avant de partir. Si possible… Mais d'abord, il lui fallait lancer un appel à Temen par le canal Seihoun-Selaroe. Une fois de plus. En attendant que les banques prennent en main l'affaire du Territoire. (Selon toute probabilité, la Kreji et la Nagel auraient disparu avant que leurs meilleurs spécialistes aient pu repérer Beau-Lieu l'Ours sur une carte… qui n'existait pas encore !)
Il composa l'indicatif sur le cylindre de commande du poste. C'était peut-être un des derniers gestes qu'il effectuait pour donner un ordre à un esclave électronique. Mais il l'avait voulu. Il ne se sentait nullement frustré.
Le vacuum de l'écran s'emplit de points et de croix en attente de l'image. Temen ne répond toujours pas. A-t-il donc quitté sa tour ? Il habite une sorte de château d'eau perché sur une falaise, tout près d'une forêt… — la forêt de l'ours ? Neem songea qu'il connaissait vraiment peu de chose sur le site de Beau-Lieu et sur le genre de vie de son correspondant. Il avait eu tort de ne pas s'intéresser plus tôt à Temen Azli Loan. Il aurait dû prévoir que ce type resterait jusqu'au bout à danser une exaspérante mais utile valse-hésitation au bord de sa falaise, tandis que tous les autres partiraient, assimilés ou rejetés par le Territoire…
Assimilés ? Qu'en savait-on ? Temen disait : avalés… Et certains prétendaient que les agents du Grand État avaient tout simplement été repérés et tués par les Timindiens. Mais ceux qui étaient revenus avaient pu quitter le Territoire sans difficulté. Jamais ils n'avaient eu à se défendre contre une menace concrète. Le pire, c'était le vide qui se faisait autour d'eux. L'absence. Aucun de ceux qui étaient revenus n'avait pu établir le moindre contact avec les habitants. Et tous les autres se disaient sur le point d'y réussir dans leurs derniers messages…
Soudain, les croix et les points se lancèrent dans une ruée folle à travers l'écran. En quelques millièmes de seconde, ils se rassemblèrent en lignes précises pour former l'image d'un homme, torse nu, couvert de sueur, les cheveux emmêlés, le visage amaigri et le regard trouble.
« Il fait chaud, ici. » dit Temen. « Terriblement chaud. »
Il se laissa choir sur un siège bas, devant son poste.
— « Ici aussi, il fait chaud. » dit Neem.
— « À Terville… non, Manville ? Vous avez la mer. Ici, on est très très loin de la mer. On étouffe ! »
Temen eut un soupir douloureux. Ses poumons se vidèrent en couinant. Une sorte d'asthme. Il regarda son chrono et leva vers le poste un faciès ravagé.
« Alors, c'est fini ! Dans cinq minutes ? Pas possible ! Et on va me laisser là ?
— Qu'est-ce qu'il y a qui ne va pas ? » demanda Neem. « Il y a longtemps que j'essaie de te joindre. Depuis ce matin, en fait ! »
Maintenant, Temen se frottait le cou et les épaules avec une éponge thérapeutique ; en même temps, il tétait une boîte de bière qu'il tenait de l'autre main. Il regarda Neem d'un air coupable.
— « C'est de ma faute. » dit-il. « Je voulais tenter quelque chose avant la fin. Je n'avais plus le courage d'attendre. J'espérais encore l'impossible. Je… »
Il s'interrompit et regarda encore l'heure. Bientôt minuit. On vivait les ultimes secondes de Grand État III et, d'une certaine façon, les derniers instants d'une période historique multiséculaire. Dans certains endroits, des gens devaient être réunis pour fêter l'événement, avec de la musique et des boissons fortes. En secret, car officiellement il ne se passerait rien le 31 août 2251 à zéro heure et la population, les deux milliards d'habitants de la planète, croyait dans son immense majorité G.E. III mort depuis des années… Neem pensait avoir pas mal contribué pour sa part à la disparition du Grand État. Il avait participé un des premiers à ce qu'on appelait romantiquement “la conspiration des trois-noms”. De toute façon, G.E. III dépérissait rapidement. Sa fin était dans l'ordre historique des choses. Mais les trois-noms conspirateurs voulaient qu'il meure avant d'avoir pu absorber — et donc détruire — le Territoire indien, l'Emnet ou Lazon, l'Euroko Timindia. Et ils avaient réussi. Voilà, c'était fait. Il n'y avait plus de Grand État. Il n'y en aurait jamais plus, enfin dans un avenir prévisible. Et le Territoire indien existait toujours.
Temen était couché sur le tapis de son habitation, à demi sorti du champ de vue de son poste. Une crise nerveuse secouait son buste, ses épaules, ses bras et ses mains ; et des larmes coulaient lentement sur son visage. Il tourna le dos à l'écran et gémit…
« Je voulais les rejoindre ! Je voulais… rejoindre… Manuela !
— Manuela ?
— Une fille de Beau-Lieu qui…
— Félicitations, mon vieux. Tu as réussi à nouer le contact !
— Je ne sais plus, Neem Ad… Je l'ai peut-être rêvée, cette fille. Alors, c'est terrible !
— Non, Tem. Pas si terrible que ça. Le rêve est le premier pas de l'action. Et ça, c'est un bon rêve !
— Mais je ne l'ai pas revue. Les autres ne m'ont pas accepté. Je suis rejeté. Et je suis seul ici. Et le G.E. est foutu ! Neem, tu ne me laisseras pas tomber, toi ?
— Je ne te laisserai pas tomber, Tem. Tu as besoin de moi, j'ai besoin de toi. C'est comme ça qu'il faut penser maintenant. Il n'y a plus de G.E. : c'est bien. Tout est possible. Repose-toi. Je te rappelle dans un moment. J'ai une proposition à te faire. À bientôt, Tem »
Un appel sur le canal codé Aranc-Illide. Noan Meen G'mez, de Terville-Provar, une jeune correspondante qui s'intéressait à l'histoire du Grand État. Elle devait présenter un diptyque sur un sujet quelconque en rapport avec cette histoire. Neem avait eu un geste d'impatience en voyant son identifiant sur le code. Il avait pensé : C'est bien le moment ! Oui, c'était le moment ou jamais. Il allait perdre dans quelques heures presque toutes les facilités offertes par le réseau G.E. Il garderait son petit poste transpersonnel, mais rien de comparable au réseau. De toute façon, sa tâche était finie. Il avait le temps. Toutes les choses étaient pour lui d'égale importance.
« Bonjour. » dit Noan Meen. J'ai appris par le codé Bognor-Ming que des tas de gens filaient en Timindia… »
Vêtue d'un short et d'un protège-seins transparents, elle s'enveloppait frileusement dans une grosse couverture de laine. Elle expliqua que le miklo (microclimat local) de Terville-Provar était complètement détraqué. Peut-être une conséquence imprévue de la fin du G.E… Neem eut un choc. Deux nouvelles graves d'un seul coup. Une invasion pacifique du Territoire indien, par des gens avides d'un nouveau mode d'existence, pouvait être aussi grave que l'assimilation par le G.E., évitée de justesse. Et la détérioration des microclimats artificiels ajoutait un problème à demi-imprévu à tous ceux que posait déjà la fin du Grand État.
— « Oui. » dit-il. « Pour beaucoup d'entre nous, le Timindia est un grand espoir. Mais le Territoire n'est pas très vaste. Une migration de masse le submergerait totalement. Et tout espoir serait perdu. »
Noan eut un sourire un peu cruel.
— « On dit pourtant que tu envisages toi-même de partir pour un endroit appelé Beau-Lieu l'Ours, en plein pays lazon ! »
Neem se sentit rougir, ou blêmir. Deviné, mon vieux. La jeune femme le regardait froidement. Les nouvelles vont vite dans le réseau G.E. ! Peut-être devrais-tu démentir, pour tenter d'enrayer le processus. Démentir, c'était mentir, et il n'en eut pas le courage.
— « C'est vrai. » dit-il. « Je pensais y aller. Mais maintenant… »
Elle insista.
— « Maintenant quoi ?
— Je n'ai aucune envie de participer à une invasion !
— Je voudrais que tu me parles un peu du Lazon. » dit-elle.
— « Je te rappellerai. » dit-il.
Codé Tobermory-Tokushima : « Nala Din Ohaz. Je suis prête à accepter une mission en Timindia, pourvu que ça soit pas trop moche et surtout payé. Vous m'entendez, les banques ? Payé ! Kreji ! Nagel ! Puisque c'est vous qui remplacez G.E. III, si vous voulez bien m'embaucher pour une petite mission chez les Indiens, je suis d'accord. Enfin, je suis d'accord pour discuter les conditions. J'habite à Terville-Corona en Porto-Léon, donc à quelques centaines de kilomètres seulement de la frontière sud du Lazon. Je parle eurospain, et anglais international ; j'ai de bonnes connaissances en… Non, je vais vous donner mon numéro de code à la G.A. et vous pourrez avoir toutes mes références…
— Lun Nool Chan de Milendville, Nationwales. Je trouve qu'on parle beaucoup des soi-disant Indiens d'Euroko. Il s'agit d'une expérience avortée de G.E. III. Les Lazoniens ne sont pas plus indiens que moi ! Par contre, j'aimerais bien connaître la situation des Indiens d'Amérique du Nord. Je m'adresse en particulier à notre ami le jusqu'au-boutiste de Houston-Maine… comment s'appelle-t-il, déjà ?
— C'est moi, Mun Lew Hallis. Je ne suis pas exactement à Houston-Maine. J'ai dû quitter le terville par mesure de prudence. Je suis installé dans un faubourg, Tankus Van Maine. Et ma situation n'est pas brillante, je vous prie de le croire. Le féo-fascisme qui est en train de naître ici n'a rien de plaisant. J'en profite pour dire ce que je pense des promesses de Bojador-Quatre-Noms et des racontars de son complice d'Euro-Manville, Neem Je-ne-sais-quoi. De la merde de haut-fonk, voilà ce que c'est ! Vous pouvez toujours aller en Timindia pour bouffer des racines et des vers !
Enfin, ce n'est pas la question. Je réponds à Milendville. Les Indiens d'Amérique du Nord ont été assez bien protégés par le G.E. Peu importent les raisons. Ils ont des territoires très vastes dans l'intérieur des Exstates. Mais leur extermination plus ou moins déguisée figure au programme de trois gouvernements : la République de Maine-Brunswick, qui est en train de s'assurer le contrôle d'un couloir midcentral ; le Grand-Duché de Corpus-Mexique au sud ; et le National Kingdom dans les Rocheuses. Très bien. Ils auront du mal à s'en tirer, les frères rouges. Leur seule chance — et peut-être la nôtre —, c'est que la plupart de ces mini-états ne tardent pas trop à éclater…
Je vais vous dire autre chose. si G.E. III a été sabordé, c'est peut-être bien parce que l'État mondial ne correspondait plus au désir des gens ; c'est sûrement parce qu'on n'arrivait plus à le faire fonctionner de façon correcte… Mais c'est avant tout parce que les très hauts dirigeants, les super-quatre-noms, se sentaient gênés et contraints par ses structures. Ils ne s'amusaient plus du tout. Et le féodalisme leur semblait bien plus excitant. Voilà pourquoi ils ont fait éclater G.E. III ! Et maintenant, tous ces apprentis-barons sont en train de se partager les dépouilles du Grand État !! »
Il y a du vrai dans les accusations de ce type, pensa Neem Ad Deman. Mais le néo-féodalisme n'est pas une fatalité. Toutes les républiques indépendantes ou les petits royaumes ne seront pas des baronnies. Et puis cette étape sera dépassée. Il y aura des territoires et des communes libres. Des territoires indiens, peut-être…
Neem croyait en toute sincérité qu'une société nouvelle naîtrait tôt ou tard sur le cadavre du Grand État. Il avait voulu la fin de G.E. III. Il avait patiemment travaillé avec des milliers de hauts-fonks au sabordage de la Grande Administration. Parmi ses alliés et ses amis, rares étaient ceux qui partageaient ses espérances. Il avait pris des risques énormes. S'il s'était trompé… Non, G.E. III était condamné, de toute façon. On ne pouvait plus rien attendre de ce monstre.
Et maintenant…
Malgré les simulations innombrables qui avaient été faites, il semblait que deux facteurs avaient été sous-estimés : l'attrait que le Timindia risquait d'exercer sur les orphelins du Grand État et la détérioration rapide des fragiles microclimats artificiels… Et si le rêve allait s'écrouler avant d'avoir pris forme ?
— « Bojador-Quatre-Noms. J'entends les informations les plus fausses et les réflexions les plus absurdes sur codé Tobermory ! Néo-féodalisme ! Mais c'est idiot ! Des garde-fous sont prévus partout. Des sécurités de toutes sortes… Et les banques ? Les banques ne le permettraient pas. La M.Z.D.K. et l'A.E.C.N., en tant que légataires universelles du Grand État, ont pour mission de surveiller la transmission des pouvoirs, de garantir les droits de l'Homme, d'assurer le maintien de la démocratie, etc. Et à propos de Timindia, il est entendu que les frontières des jeunes États voisins resteront fermées un certain temps. Aucune ruée ne se produira donc vers le Territoire indien. D'ailleurs, il n'y aura aucun changement dans les voies et les règles des grandes migrations saisonnières…
— Neem Ad Deman, Manville-Océan. Je peux confirmer que la République libre de Normandie a bien décidé de fermer ses frontières avec le Territoire. Mais il faut signaler que des combats sont en cours dans la région Limocentre, à quelques dizaines de kilomètres de la frontière nord du Territoire. En Limocentre, les troupes normandes affrontent les forces médialpines pour la possession de la base administrative et militaire de Dun le Palestel. Il est possible que les deux armées n'hésitent pas à franchir la frontière du Territoire si elles le jugent utile. Ce n'est pas un secteur à recommander aux touristes ! »
« Oui, jusqu'à nos noms, ton nom, le mien, Noan Meen G'mez, qui sont des créations de G.E. II. » expliqua Neem à sa correspondante. « Les noms anciens, qui ont en grande partie reconquis la géographie, commencent à revenir un peu partout. Ils avaient complètement disparu au moment de la grande folie étatique, dans la seconde moitié du xxie siècle. Les t.h.d., les très hauts dirigeants de Grand État II étaient grisés par leur pouvoir comme personne ne l'avait été avant eux. Il faut dire que ce pouvoir, celui d'un État mondial centralisé et informatisé, était sans frein, sans limite, et supérieur à tout ce qui l'avait précédé. On modifiait les climats, on jouait avec la carte, on changeait le tracé des fleuves et des côtes, on abattait des montagnes, on créait des lacs ou des îles artificiels. On essayait d'enlever toute conscience raciale aux Hommes, toute conscience nationale aux peuples, et à chacun jusqu'au souvenir de ses particularités. L'échec de la conquête spatiale avait peut-être exacerbé le Grand État et incité les t.h.d. à faire de la Terre une autre planète. Le bouleversement de la géographie devait être poussé à ses plus extrêmes limites. Ainsi, on avait commencé à réaliser un projet au terme duquel la province du G.E. que nous connaissons sous le nom de France devait être divisée en République Indienne, Mongolie intérieure, Haute-Bretagne, et je ne sais plus quoi encore. L'agglomération urbaine que tu habites et que nous appelons depuis G.E. III Terville-Provar devait devenir Calcutta ! Les populations seraient brassées et mélangées. Les habitants de la République Indienne de Méditerranée devaient être convaincus qu'ils étaient les véritables Indiens d'Asie ! C'est dément ? Eh bien, nous savons désormais qu'il n'y a pas de bornes à la folie étatique…
G.E. II n'a pu réaliser ce projet-là. Il a été tué par son délire et G.E. III, le Grand État modéré et relativement civilisé que nous avons connu, lui a succédé. Parmi les vestiges de cette époque, il y a les noms de personnes, un certain nombre de noms géographiques, beaucoup de circonscriptions administratives, les microclimats artificiels, les grandes migrations humaines, l'entassement des populations au bord de la mer, l'intérieur des terres étant réservé à la production agricole et industrielle et aux manœuvres militaires. G.E. II n'a pas réussi à créer sa “République Indienne de Méditerranée”. Mais il avait, dès ses débuts, transformé plus d'un quart de la France et presque un tiers de l'Espagne en Territoire Indien d'Amérique du Nord !
L'opération avait commencé sous le règne de G.E. I, le Grand État Nucléaire du début du xxie siècle. N'oublions pas que G.E. I avait été créé, unifié par la plus formidable police qui ait jamais existé, la fameuse Force A.B.C. (ou N.B.C. Force), ces initiales signifiant atomique, biologique et chimique. Son rôle initial fut de lutter contre la prolifération des armes atomiques — et accessoirement biologiques et chimiques. Partie nationale — et surtout russo-américaine —, partie internationale, elle se vit bientôt confier la surveillance des centrales nucléaires et des déchets radioactifs — et accessoirement celle des usines chimiques les plus dangereuses et des centres de recherche en biologie et en ingénierie génétique les plus avancés. La situation était d'ailleurs extraordinairement dangereuse. Sans parler des bombes atomiques qui se promenaient à travers le monde dans les valises des terroristes et les attachés-cases des diplomates, il y avait les centrales nucléaires et leurs redoutables déchets.
Un quartier du territoire-ville que j'habite est entièrement construit sur un formidable socle de matière vitrifiée qui recouvre la terre pour des milliers d'années. Un socle de cent cinquante kilomètres carrés. Ce quartier de Manville-Océan s'appelle Hagueville. Au-dessous, il y avait une gigantesque usine de retraitement de déchets radioactifs qu'on avait construite au xxe siècle, qui n'avait cessé de s'étendre et qui avait fini par contaminer toute la presqu'île… C'est un exemple entre cent mille. Et la Force A.B.C. avait besoin de plus en plus de pouvoir. Pour augmenter son efficacité, il lui fallait une centralisation de plus en plus poussée. Elle est bientôt devenue mondiale. Et elle a réalisé ce qui était le rêve de beaucoup d'Hommes et qu'aucune organisation politique internationale n'avait pu esquisser : un État planétaire unifié. Un État policier naturellement !
Plus qu'un État policier : un État-Police… Il y a eu des révoltes, beaucoup de révoltes : individuelles, régionales ou nationales. Toutes ont été écrasées. La répression a été partout féroce, mais très variée dans ses moyens et méthodes. Jugée particulièrement rebelle, la région comprenant l'Aquitaine, le Languedoc, les Pyrénées, les provinces basques, la Navarre, la Catalogne et les Monts Ibériques, est devenue le champ d'une expérience terrifiante. Il s'agissait de transformer cette région en un “territoire indien” qu'on a appelé Timindia, Emnet ou Lazon. L'origine précise de ces noms nous échappe aujourd'hui. Et nous ne savons pas grand-chose sur la façon dont G.E. II s'y est pris pour exécuter son projet… Il y a eu des déportations : des populations entières ont été en partie remplacées par des émigrants forcés venus de divers pays du monde, dans des conditions épouvantables. C'était au début. Longtemps, le Timindia a servi de dépotoir humain et matériel, le Grand État s'en servant pour se débarrasser de ses déchets industriels, dangereux ou encombrants, et de ses criminels et de ses handicapés… Ces pratiques ont d'ailleurs été poursuivies par G.E. III plus ou moins honteusement. Mais ce qui s'est passé en Timindia au cours de la phase de conditionnement, nous l'ignorons tout à fait. Le Grand État a employé des moyens très sophistiqués pour effacer les traces de l'opération, jusque dans la mémoire des gens. Sauf, peut-être dans le pays même, encore nous n'en sommes pas sûrs…
Cela se passait il y a un siècle environ. Le Territoire indien n'a toujours pas « rejoint la communauté civilisée », selon la formule habituelle. Et il ne la rejoindra peut-être jamais. D'ailleurs, ça n'a aucun sens. Il y a un siècle, de l'autre côté du malheur et de la souffrance, un monde nouveau est né. Peut-être une nouvelle race d'Hommes et, en tout cas, une conception nouvelle de l'existence, de la société et la civilisation. Mais le Lazon reste un pays fermé. Malgré les visiteurs et les observateurs envoyés par la G.A., la Grande Administration, nous ne savons pas grand-chose sur la vie et l'organisation sociale des Timindiens non plus que sur leur économie et leur philosophie… s'ils en ont ! Ils sont différents. Tout est différent chez eux. Voilà ce qu'on peut dire. Et c'est très attirant… Le but de G.E. III était de rejeter dans la barbarie plusieurs millions de personnes, à travers l'expérience la plus folle jamais tentée par le pouvoir. Quelque chose d'imprévu est arrivé. Quoi ? Je ne le sais pas. Personne ne le sait…
G.E. III s'est donné pour tâche de réintégrer le Lazon dans sa fameuse “communauté civilisée”. C'était une des raisons pour lesquelles nous souhaitions sa mort, quelles que soient ses intentions. Nous avons réussi à sauver le Territoire. Et maintenant… Je crois que je vais y aller voir. J'espère que l'invasion des touristes n'aura pas lieu. J'espère que beaucoup se décourageront avant d'arriver. Mais si la ruée se produit, je crois que le Timindia la supportera. Il a supporté bien pire. Seul le Grand État pouvait le détruire en l'absorbant. Mais G.E. III avait peur, il a hésité et tergiversé, et pour le Territoire, le cap difficile est passé.
Je vais partir demain matin, Noan Meen. Si tu veux me rejoindre… »
« Peu importe que tu aies rêvé ou non, Temen. Si Manuela n'existe pas, nous l'inventerons !
— Nous ?
— Je pars dans quelques heures, Tem. Je pars pour Beau-Lieu l'Ours. Si tu veux bien m'attendre !
— Toi ? Qu'est-ce que tu espères ?
— Le G.E. est foutu et tu as réalisé un contact avec les Timindiens. Si, j'en suis sûr. Mais tu étais un envoyé de la Grande Administration et c'est ce qui te gênait pour le contact. Maintenant, il n'y a plus de G.E., plus de G.A. Nous sommes libres, Tem. Et je t'aiderai. Nous réussirons. Au fond, je suis sûr que tu n'as pas rêvé. Tu retrouveras ta Manuela.
— Comment peux-tu en être sûr ?
— Je suis un sacré vieux fonk du G.E. J'ai l'expérience des Hommes. Je sais reconnaître ceux qui rêvent de ceux qui ne rêvent pas.
— Et tu viens ?
— Je pars au jour, avec la grande mig. J'irai aussi vite que je pourrai. À bientôt, Tem ! »
« Nala Din Ohaz. En fin de compte, les banques, c'est une sorte de Grand État après le Grand État : ça ne me tente qu'à moitié. Je sais ce que je vais faire : je vais suivre ma première idée. Je vais quitter le Porto-Léon et essayer de passer en Timindia. On verra bien !
— Mun Lew Hallis de Tankus Van Maine. C'est fini-fini-fini ! Pas la peine d'épiloguer. On va pas rester devant le poste toute la nuit, à patauger dans les regrets. Moi, je fous le camp d'ici demain. Aujourd'hui… Adios. Le Maine-Brunswick, c'est de la merde ! Je viens d'apprendre qu'il y avait une espèce de république indienne du côté de Grand National. Je vais y aller. C'est complètement dingue. Je me ferai peut-être hacher menu, mais je vais y aller. Salut. Terminé ! »
« Noan Meen G'mez. Neem, peux-tu m'expliquer où se trouve cet endroit : Beau-Lieu l'Ours ?
— Bon, ça ne sera pas facile, Noan, mais je vais essayer. Est-ce que tu as une idée de la situation d'une chaîne de montagnes appelée Pyrénées ? »
« Lun Nool Chan de Milendville. Je dois dire qu'une expédition en Timindia me tente assez… »
Terminé.
Fini pour toujours…
Neem Ad Deman se jeta sur son lit. Il avait été un jusqu'au-boutiste non par fidélité au Grand État, mais pour pouvoir surveiller jusqu'au dernier moment l'évolution de la situation. Il avait réussi, au moins partiellement. Un autre combat commençait.
Il allait partir, rejoindre la grande migration saisonnière et marcher jusqu'à Beau-Lieu l'Ours. Temen l'attendrait peut-être. Ou peut-être pas. Manuela existait peut-être. Ou peut-être pas… De toute façon, ni Tem ni lui ne pourraient s'intégrer aux Timindiens. Les habitants du Territoire et les citoyens du Grand État avaient suivi depuis trop longtemps des chemins divergents. Ils ne se retrouveraient jamais. Le plan était autre.
Neem songea qu'il n'aurait pas dû entretenir l'espoir fou de Temen. Mais Temen avait besoin de cette espérance. Elle l'aiderait à vivre et peut-être à devenir un pionnier du nouveau territoire. Car les “civilisés” qui arriveraient bientôt en pays lazon seraient fatalement rejetés. Alors, ils se rassembleraient à la périphérie du Timindia, autour duquel ils formeraient une ceinture protectrice. Ils deviendraient les défenseurs du Territoire indien. Et leurs voisins leur serviraient de modèle pour la création d'un nouveau pays d'utopie. À leur tour, ils imprégneraient les pays voisins. Le processus serait lancé. Jusqu'où irait-il ? Nul ne le savait.
Mais nous avons une chance, pensa Neem. Nous ou plutôt nos descendants. Le Grand État ne sera pas mort pour rien !