L'année dernière, j'avais commencé un roman. Pour différentes raisons, rupture de rythme en particulier, interruption due en particulier à des circonstances indépendantes de ma volonté comme on dit, je n'ai pas poursuivi ce roman, je n'ai pas terminé le premier chapitre bien que l'idée, la préparation mentale ait été assez avancée.
Et aujourd'hui, j'ai l'intention avec les quelques pages que j'ai écrites de faire une nouvelle. Je vais essayer de vous dicter ces quelques pages et je vous expliquerai ensuite ce qu'était le projet initial du roman et vous me direz ce qu'on peut en faire à votre avis.
J'ai utilisé d'ailleurs certains éléments de mon plan dans un autre roman, le roman que je suis en train de retravailler ; je ne sais pas encore si ce sera un Jeury ou un Higon. Le titre original du roman était Dragon isolator ; pour différentes raisons, ces termes ayant été repris, il ne tient plus.
Je vais donc vous donner une espèce de brouillon de départ et puis, eh bien, vous m'aiderez à poursuivre et à terminer la nouvelle.
Merci !
Texte écrit
Il courait, il suivait son ombre virevoltante qui coupait les ombres étroites des grands arbres, il se traînait, soufflant comme un vieux chien, cœur battant, en rage. Il boitait bas. Il était Jacques Colomb, l'étranger, l'errant, le passeur de champs. Il avait une mission à accomplir. Un jour, il serait une sorte de dieu. En attendant, les fanatiques le poursuivaient une fois de plus, prêts à l'empaler, à l'écorcher, à le découper en morceaux pour donner sa viande à leurs porcs ou à leurs singes. Des cocotiers clairsemés penchaient leurs têtes sur la plage. La lune baignait le paysage et faisait du fugitif une cible superbe. À droite, la forêt presque tropicale. Derrière, Calcutta, cette ville anachronique, construite par des fous pour des idiots. Droit devant, à un kilomètre, la maison de Maria Goyan. À gauche, tout près, la mer. Il se traînait, il était à bout de souffle, il se frappait la poitrine, insultant ce corps débile qui le trahissait tout le temps. Crève, pantin ! Il eut un ricanement étranglé. Les adeptes du dieu Atar étaient stupides mais pas aveugles : il avait peu de chances d'échapper à leurs flèches ou à leurs balles. La république indienne était peuplée par trois millions d'Hommes crasseux et cruels comme des hyènes, le plus sale bétail du continent. Voilà ce qu'il pensait des Indiens. Il s'adossa à un tronc, face à la baie. Il haletait ; un filet de bave collait à sa lèvre. Il attendit, il attendit. Il attendit la peur, la souffrance, la mort. Ces chiens pourris vont me dépecer. Il ferma les yeux puis les rouvrit. Rien ne bougeait. Au-dessus de la plage, à droite, brillait une puissante lumière électrique blanche, le château de Maria Goyan, cette aristocrate qui s'amusait à protéger les aventuriers de passage. Avec un peu de chance, le salut. Il posa la main sur son thorax brûlant. Une douleur profonde lui donnait envie de se plier en deux pour cracher ou vomir. Il se sentait vieux, usé. Son sac de cartes était noué à son poignet droit, si serré que le cordon lui entrait dans la peau. Il vivait dans la terreur de perdre ce bien précieux entre tous. Sans ses cartes, il n'aurait plus été Jacques Colomb, il aurait cessé de croire en son destin. Mais il les garderait, il se sauverait. Trente-six ans, se dit-il, je n'ai que trente-six ans. J'ai l'avenir devant moi. Ah, ah ! Il se demanda quelle tactique ses poursuivants avaient pu choisir. Avec son pantalon collant de fabrication arabe ou américaine, il courait peut-être plus vite que les fanatiques empêtrés dans leurs boubous, mais les miliciens de la ville portaient des pantalons coupés aux genoux. Les chacals, il n'avait pu les distancer aussi vite. Peut-être ont-ils renoncé, calcula-t-il, parce qu'ils savaient que je me réfugierais chez Maria Goyan. Les chiens sacrés des castes A sont nourris avec les parties sexuelles des intouchables. Du moins, on le raconte à Calcutta. Ni les miliciens, ni les fanatiques n'oseraient pénétrer chez Mehadi Goyan pour empaler le passeur de champs, mais cela n'expliquait pas pourquoi ils avaient abandonné la poursuite. Maintenant, le cœur de Jacques avait repris son rythme normal. Un cœur de bête fatiguée et pourtant acharnée à survivre. La douleur à la poitrine et au ventre commençait à se calmer. Il écouta. Le sang grondait dans sa tête, couvrant le murmure moqueur des vagues. Pas de vent. Aucun bruit dans les feuillages. Les faubourgs de la ville dormaient. Les populations abruties se terraient dans leur sueur et leurs chiures. Le centre, avec ses voleurs, ses joueurs et ses prostituées était à plusieurs kilomètres. Pas un accord de guitare ne montait du village rom. Jacques était seul. Il frissonna. Ses ennemis avaient-ils renoncé à le prendre ? Il aurait dû être rassuré. Au contraire, son inquiétude se changea en angoisse. Il comprenait mal la mentalité des indo-européens. Chiens pourris, ânes-hyènes, chacals, c'était vite dit mais ça ne permettait pas de prévoir le comportement de ces animaux bizarres. Les eaux de l'océan Indien recouvraient la péninsule arabique. La mousson soufflait sur le golfe du Lion. Le Rhône s'appelait aujourd'hui Gange. Ce pays était un pur produit des rêves délirants de Jacques Dragon. Mais les Roms, venus disait-on de l'Inde ancienne, vivaient nombreux au bord du golfe. Jacques Colomb était prêt à recruter n'importe qui. Il trouvait excitant et raisonnable à la fois l'idée de traverser l'empire de … avec une tribu rom. Mais quelqu'un l'avait dénoncé. Les fanatiques atariens étaient arrivés au campement Westwigwam pendant que les frères Colomb parlaient de l'Amérique à un groupe de jeunes musiciens. Maria l'avait prévenu. Il devait quitter la république indienne en vitesse pour sauver sa peau s'il y tenait. Il y tenait. Il partirait donc une fois de plus. Du moins s'il échappait à l'embuscade cette nuit et s'il ne tombait pas dans un autre traquenard d'ici quelques heures. Il franchirait comme il pourrait les cent cinquante kilomètres de territoire mongol séparant l'Inde de la Grande-Bretagne, de préférence avant la mousson. Que le Diable les emporte ! Il se remit en marche vers la lumière. Il avait peur. Maria Goyan le traitait de paranoïaque. Elle ne savait presque rien de sa vie ; elle ne pouvait même pas imaginer ce qu'il avait subi. Il avait… Eh bien, en réalité, il avait un peu plus de quarante ans ; personne ne savait, même pas Daniel, son frère. Depuis vingt ans, il n'avait jamais vécu plus de quelques jours sans craindre pour son intégrité physique. Les Fanisos ne tuent pas volontiers. Du moins, ils tuent lentement avec l'air de ne pas le faire exprès. Ils empalaient, émasculaient, écorchaient leurs ennemis. Puis ils les laissaient vivre, mourir, au petit bonheur la chance. Ils étaient partout les mêmes. Faniso signifiait : fanatique isolationniste. Jacques Colomb soufflait un peu moins. La sueur avait cessé de couler sur ses yeux. Sa vue s'était éclaircie. Il s'aperçut que la lune avait changé de couleur. Le bord des arbres tremblait. Des reflets rougeâtres dansaient sur la mer. Il s'arrêta de nouveau pour regarder le ciel. Il crut comprendre pourquoi les fanatiques et les miliciens avaient cessé la poursuite. Tous les Atariens qui avaient vu le signe étaient sûrement à genoux en train de prier leurs dieux imbéciles. Tout un pan du ciel s'était obscurci. Un halo pourpre entourait la lune. Quelques grosses étoiles piquaient le zénith de taches roses clignotantes. Effet Dragon. Jacques se souvint des explications de Sandraï Hissan. C'était une banale éclipse de champ. Cela signifiait qu'une porte s'était ouverte quelque part entre deux continents, à travers le rideau d'énergie presque infranchissable. Le champ Dragon, le champ Kassé-Hèvz, le champ Hi-Wang, le champ Bra-Ore. Qui n'avait pas inventé ça. Selon Sandraï Hissan, plus de dix mille satellites émetteurs de champs tournaient autour de la Terre. À Bdujalas, on parlait de soixante mille. De toute façon, le réseau Dragon commençait à se desserrer depuis quelques années. Il y avait des voyageurs, des coureurs de continents, des passeurs de champs. En profitant des failles et des brèches en général éphémères qui se formaient ici et là, Jacques et Daniel Colomb avaient franchi huit champs de force et visité cinq continents. Jacques se demanda ce que les fanatiques pouvaient bien penser du signe. Dans l'esprit des Atariens, les éclipses devaient traduire la colère du Dieu. Peu importe ! se dit-il, Et puis ces gens-là ne pensent pas. Il rectifia : Des gens si fanisos de partout qui veulent m'empêcher à n'importe quel prix d'accomplir ma mission. Il rectifia : Chiens pourris, hyènes, chacals, crapauds ! Mais il repartit d'un bon pas. Il était sûr maintenant d'atteindre le refuge balisé par la lumière blanche. Soudain, le vent se leva, la fraîcheur de la nuit se fit sentir. Pas seulement la fraîcheur de la nuit. Le champ venait de s'ouvrir du côté de la mer. Si la carte était exacte, il passait à quelques kilomètres de la côte. D'énormes masses d'air s'engouffraient dans la brèche. Impossible de savoir si le vent soufflait depuis les eaux américaines ou s'il venait de l'empire. D'après les cartes, l'empire tenait le sud de l'ancienne France, la totalité de ce vaste et riche pays qu'on appelait autrefois l'Espagne, ainsi que l'Afrique du nord et la moitié du Sahara, si les cartes ne mentaient pas, si les cartes n'étaient pas un leurre ou un piège. Des silhouettes indistinctes erraient sur la plage tout au bord de l'eau. Ceux-là au moins n'étaient pas des fanatiques agenouillés. Les Roms, pensa Jacques, est-ce qu'ils me chercheraient ? Il faillit obliquer pour les rejoindre. Les Roms observaient l'éclipse de champ sur la mer. Peut-être en comprenaient-ils vaguement le sens. Ils étaient moins obtus que les Indiens et lui-même avait mentionné le phénomène aux musiciens de Westwigwam. Le moment était bien choisi pour tenter de les convaincre à nouveau mais Jacques était fatigué et découragé. Il souffrait. Il savait que les Atariens s'éveilleraient bientôt de leurs songes et arrêteraient leurs prières pour repartir à la chasse. Il continua de marche vers la maison de Maria.
Commentaires dictés au magnétophone
Je vais essayer de vous raconter maintenant ce qui aurait dû se passer dans ce roman.
D'abord, le décor. Il y a eu avant cette époque — ça se situe au xxiiie ou au xxive siècle si l'on veut — une sorte de conflit terrestre généralisé où l'on s'est disputé le territoire de la Terre avec des champs de force, créant des cloisonnements infranchissables et dirigés depuis des satellites. Il y a un certain nombre de milliers de satellites qui restent encore en place, tenant ces champs de force. Et la guerre avec les champs de force s'est accompagnée d'une formidable guerre psychologique, d'un brouillage mental gigantesque, chaque belligérant essayant de déterritorialiser le pays de l'autre. Et ça a pris des proportions gigantesques, cette guerre ayant duré assez longtemps. La planète s'est trouvée découpée en une multitude de pays, d'états, de territoires nouveaux. Par suite de l'action psychologique menée en même temps, un certain nombre de ces territoires a acquis une géographie nouvelle, une géographie d'emprunt, sans rapport avec la réalité ancienne. Ainsi la république indienne qui occupe certains rivages de la Méditerranée, le territoire mongol qui est une portion du territoire français, une sorte de bande allant des Pyrénées à la Bourgogne, qui sépare la république indienne de la Grande-Bretagne qui est l'Ouest et le nord de la France et puis peut-être d'autres territoires. Il est possible que cela ait entraîné un changement des climats ; il est possible que cela ait entraîné un déplacement des villes, l'émergence d'un nouveau continent. Il y a ce qui devait être, ce que je devais appeler l'empire Joseph Poney, mais l'empire Joseph Poney, je viens de l'utiliser dans le roman que je viens d'écrire : Destination éternité. Ce sera donc un autre empire dont je parle dans le texte que vous avez lu et qui occuperait la place de l'Espagne et une partie de l'Afrique. Et il y a quelque part les États-Unis d'Amérique qui se trouvent dans ce qui était autrefois l'Afrique, une grande partie de l'Afrique. C'est un pays qui justement a gardé un haut niveau technologique, qui sait plus ou moins franchir les barrières de champs de force. Et puis, il y a la Chine, qui s'est substituée et qui occupe un territoire à peu près correspondant aux actuels États-Unis. Et mon héros, à la suite de toutes sortes d'événements, de rencontres, de lectures que je devais raconter, a appris l'existence de ces phénomènes. Enfin, il est plus éclairé que la moyenne des gens de la situation réelle de la Terre à cette époque et il a aussi des notions de géographie ancienne et d'histoire ancienne. Et, à l'époque où nous nous situons, où se situe la nouvelle et où se serait situé le roman, les barrières créées par les champs de force deviennent un petit peu perméables, donc on peut circuler d'un continent à l'autre. Ce qu'ils appellent continent, en fait, c'est un territoire délimité par un champ de force. Et alors, on commence à circuler parce qu'il y a des satellites qui sont tombés en panne ; il y a une certaine usure. Mon héros — je ne suis pas sûr que l'on devrait apprendre son vrai nom dans le roman ; peu importe, il a choisi le pseudonyme de Jacques Colomb en pensant à Christophe Colomb, bien sûr — veut établir une liaison entre les mini-continents enfermés dans leurs champs de force, qui constituent l'ancienne Europe. Il veut établir une liaison avec les États-Unis, il veut partir à la conquête de l'Amérique. Les circonstances devaient faire qu'il arriverait en Chine, mais la chine se trouve être l'Amérique Ancienne. Voilà à peu près ce qui devait arriver.
Bon, maintenant, tout cela n'arrivera pas parce que je n'écrirai sans doute pas ce roman. Je n'aime pas tellement reprendre quelque chose que j'ai arrêté. J'ai ce début de texte et je trouve qu'il serait amusant d'en faire une nouvelle. Voilà la situation telle qu'elle se présente, et je ne sais pas si j'écrirai cette nouvelle. Peut-être… Si ça vous amuse d'imaginer une suite et une fin à cette nouvelle, c'est possible.