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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

une Fenêtre sur la guerre

Une image de guerre paisible : comment expliquer cette impression ? Un char montait lentement le long d'un pré en pente, à la lisière d'un bois. Au sommet de la pente, il y avait une vigne, avec des arbres fruitiers. Et, près d'un arbre, on distinguait une silhouette humaine, une sentinelle, le fusil à l'épaule.

C'était la fin de l'après-midi et la fin de l'été. Le soleil couvrait le paysage d'une lueur voilée. Un pan d'ombre s'étendait au bord du bois. Le char roulait dans la zone éclairée, très près de l'ombre. Au-dessus de la colline, un panache de fumée noire se rassemblait en un petit nuage rond, immobile. À part la sentinelle dans la vigne, on ne voyait aucun signe de vie, nulle part… Quoique… Maintenant, presque six mois plus tard, Gabriel essayait de se rappeler exactement ce qu'il avait vu à travers le carreau de vitre, ce jour-là… Un oiseau ne s'était-il pas envolé au-dessus de la vigne, en direction du bois ? Peut-être un corbeau ? Peut-être. Gabriel ne l'aurait pas juré. Il ne regardait que le char. Le char qui grimpait lentement, si lentement, le flanc vert de la colline… Une vision pénible, mais il avait eu le souffle coupé. D'abord, l'image n'aurait pas dû être là. Elle venait d'ailleurs. Et puis le contraste entre le calme du paysage, la douceur de la lumière et quelque chose d'indicible, peut-être l'odeur de la guerre, mêlé d'un sentiment d'extrême étrangeté l'avait saisi et à demi paralysé.

Le char aurait pu être à l'exercice, participer à de quelconques manœuvres, de même que la sentinelle solitaire, au milieu de la vigne. Mais non. Cela sentait la guerre. Alors qu'importait un oiseau dans le ciel ?

Si, c'est important, pensait Gabriel, maintenant, six mois après, mais il n'aurait su dire pourquoi. Maintenant, il voyait presque tous les jours des images de guerre sur l'écran de son téléviseur en noir et blanc. Elles étaient beaucoup moins paisibles. Il ne pouvait s'empêcher de les comparer avec celle qu'il avait aperçue par la fenêtre de la villa Prisca. C'était une obsession.

La villa était difficile à vendre. L'agence de Gabriel l'avait en exclusivité depuis un an ; mais l'immobilier, après une période faste, était en crise, comme le reste du monde. Cette grande maison isolée, vaste mais incommode, ancienne mais sans style, bien située mais fort laide, se détériorait de plus en plus ; et l'hiver en cours risquait de lui être fatal. En outre, elle semblait attirer les clients les plus désagréables. La béance solennelle de ses couloirs, ses halls et ses escaliers excitaient leur hargne ou leur verve vengeresse. Avec le froid, la pluie et les journées courtes, les demandes de visite se faisaient rares. Une exception parmi les acheteurs potentiels : la mystérieuse Isa. Seulement Gabriel ne l'avait jamais revue…

La fenêtre de la Chambre bleue s'ouvrait sur une cour intérieure envahie par les broussailles et les herbes sauvages et à demi recouverte par les débris tombés du toit.

D'ordinaire, elle laissait voir un triangle de ciel, veiné par les fines branches d'un saule, un pan de mur jaune et gris, le long duquel pendait la zinguerie déglinguée et bruyante, que le vent et le temps avaient arrachée au bâtiment. Et, tout en bas, les hautes herbes, les déchets, les éboulis… Mais un jour de septembre, elle s'était ouverte sur la guerre. Quelle guerre, lointaine et familière ? Gabriel se poserait la question jusqu'à la fin de sa vie. À moins qu'il puisse trouver la réponse, d'une façon ou d'une autre…

C'était une fenêtre haute, avec trois grands carreaux à chaque battant et une imposte fixe de deux carreaux. Le paysage au char était apparu, autant qu'il s'en souvenait, dans un seul carreau, en bas, à droite. Combien de temps ? Il ne le saurait jamais. Il avait eu l'impression que le temps se figeait, devenait pareil à une huile gelée. Le char n'en finissait pas de monter la prairie arrosée par le soleil couchant. Et l'oiseau… Qui sait si l'oiseau avait vraiment existé ? Une minute ? Deux ? Ou beaucoup moins. Mais l'impression était inoubliable.

Il n'aurait pas dû voir ce paysage. Il n'aurait pas dû être là. Il n'aurait jamais dû venir seul à la villa Prisca. Une cliente avait téléphoné pour se plaindre d'avoir perdu pendant les visites une lettre importante qu'elle se préparait à poster. Pendant les visites ? Ils avaient vu trois maisons… Gabriel était allé directement, sans réfléchir, à la villa Prisca. Par hasard ou non ? Cette invendable bicoque le fascinait. D'ailleurs, il ne souhaitait même plus la vendre. Quand le toit serait tombé et que les propriétaires perdraient patience, il l'achèterait pour une bouchée de pain et il… Dieu sait ce qu'on pourrait faire avec une maison qui a une fenêtre sur la guerre ! Deux incidents bizarres avaient déjà eu lieu au cours des précédentes visites. Deux incidents sur vingt ou trente visites ? Le hasard, peut-être ? Mais il y avait aussi les histoires qu'on racontait dans les villages voisins, Vaugris et Félon. Au bord de la route, à cent mètres de la villa, deux ans plus tôt, le boulanger de La Motte-Piquet avait trouvé un homme inanimé, blessé, amnésique. Un inconnu au teint basané que les gendarmes avaient fait hospitaliser. On supposait qu'il était rentré chez lui. Chez lui ? Où ? Nul ne savait. Avait-il seulement retrouvé la mémoire ?

Et puis, le vétérinaire de Saint-Hallier, un soir, avait dû faire un détour par le chemin de la villa, pour se rendre à une ferme de Vaugris que l'inondation isolait. Il avait vu des hommes armés se rassembler sous les saules qui bordaient l'étang, devant la maison. Il avait pensé qu'une battue se préparait. Quelqu'un d'autre avait remarqué une “troupe de chasseurs”. Mais personne, ni avant ni après, n'avait entendu parler d'une battue. La gendarmerie avait fait une enquête. Une de plus…

Et voici un an, Gabriel guidait un couple de nouveaux riches qui avaient précisé que l'affaire ne les intéressait pas, mais qui exigeaient cependant de tout voir. Il descendait l'escalier de la cave devant eux, en s'éclairant de sa torche. Un objet avait roulé à ses pieds avec un bruit métallique, puis dégringolé les dernières marches sous le faisceau de sa lampe. Gabriel s'était penché vivement pour cueillir une sorte de tube doré… une douille encore chaude.

Il n'avait pas fait l'addition tout de suite : un homme blessé, un groupe en armes, une cartouche… Il ne l'avait pas faite non plus, du moins pas consciemment, lorsqu'un soir de mai, il avait trouvé le bas de son pantalon, ses chaussettes et les bordures de ses semelles tachés de rouge. Du sang ? Oui, cela y ressemblait. Il se souvint qu'il avait glissé sur une flaque en traversant le garage de la villa. Il récupéra sur le cuir de sa chaussure une mince pellicule brune. Il l'avait l'intention de la faire analyser, mais le lendemain matin, sur le seuil de la pharmacie, il eut peur et changea d'idée. Il retourna à la villa Prisca et visita le garage avec sa lampe. La porte ne s'ouvrit plus et l'unique lucarne avait été aveuglée. Il trouva facilement la tache noirâtre, près de la porte intérieure. Elle avait séché depuis la veille. Mais c'était sans aucun doute du sang. Et il remarqua sur la terre humide une double empreinte. D'abord celle d'une main : le pouce, l'os du poignet, le bord externe de la paume… Et plus loin, une marque ronde qui pouvait avoir été creusée par un genou. La tache de sang se trouvait en avant de la première empreinte… comme si le blessé qui s'était appuyé là avait une plaie au cou ou au visage. À moins qu'il eût seulement saigné du nez !

Gabriel se sentit malade. Non de peur ou de dégoût : plutôt de désespoir. Abandonnant ses recherches dans la villa, il était rentré aussitôt et avait travaillé comme un fou, toute la journée, pour oublier. Le soir, il avait bu de la bière dans l'obscur dessein d'être vraiment malade.

Les événements de l'hiver l'avaient obligé à reprendre son calcul et à accepter la vérité. un homme blessé + un groupe armé + une douille chaude + une flaque de sang + un char et une sentinelle = la guerre.

Il y avait la guerre sur les écrans de télévision. La guerre dans le monde. La guerre dans ce mystérieux univers parallèle qui existait de l'autre côté de la villa Prisca… Et Gabriel buvait trop de bière. Il prenait conscience du rêve fou qu'il avait caché dans sa tête pendant des semaines ou des mois : un jour, quand il en aurait assez de son métier, de ses clients, quand il en aurait assez de la vie et du monde, il se réfugierait dans ce pays étrange, par la porte ou la brèche de la villa. Il suivrait à l'envers le chemin pris par l'homme blessé, par les chasseurs et… Et il savait maintenant qu'il trouverait là-bas un monde pire que le sien. Un monde dans lequel la guerre n'était pas seulement un spectacle effrayant et excitant à la télévision, mais la réalité derrière la porte de l'autre côté de la fenêtre.

Et son rêve mourait.

Il essayait d'oublier la villa Prisca. Il ne la montrait plus aux clients, qui étaient rares pendant la mauvaise saison. Et puis les nouveaux riches préféreraient acheter de l'or ! Il essayait d'oublier, mais il y réussissait mal… Il avait envoyé la douille mystérieuse à un ami collectionneur d'armes, pour la faire identifier. La réponse tardait. Relancé, l'ami avoua : « On cherche toujours. C'est un modèle nouveau et peu courant. Je ne peux encore rien te dire… ». Non. Gabriel en était sûr, ce n'était pas un modèle nouveau. C'était un modèle d'ailleurs.

Il passait parfois, sans raison, sur la route départementale de Vaugris à Félon. Il s'attendait à voir les chars étrangers surgir de la brèche et entrer dans ce monde…

Ici (c'est-à-dire sur les écrans de télévision, dans les flashes de la radio, à la première page des journaux), la guerre approchait. Le lendemain, elle reculait ; mais elle était présente. Elle ne quitterait plus la pensée des hommes de ce temps… le temps qui restait.

Chacun désormais vivrait dans l'attente de la guerre. Attente angoissée ou distraite, selon les circonstances. Attente cynique ou désespérée, obsédée ou quasi inconsciente… Tout le monde vivrait maintenant avec la guerre dans la tête. Non, quand même. Il y a des gens, des gens heureux qui se foutent de tout et qui ont bien raison. Et puis ceux qui sont trop occupés à s'agiter, à gagner de l'argent, ou des choses de ce genre, et qui n'ont pas le temps de penser, pas même le temps de craindre ou d'espérer… Mais Gabriel n'était pas de ceux-là. Il était de ceux qui ne cessent de craindre l'avenir et d'espérer des jours meilleurs. De craindre et d'espérer à en perdre le souffle, jusqu'au rire, jusqu'aux larmes… Et il n'en pouvait plus.

Mais il connaissait un moyen d'échapper à l'angoisse : affronter la chose que l'on redoute le plus. Pour échapper à l'angoisse de la guerre, il lui suffisait de passer de l'autre côté de la fenêtre…

Cette idée lui parut d'abord absurde et folle. Mais elle le poursuivait. Il pensait plus à cette guerre lointaine qu'à celle dont parlaient les journaux et la télévision et qui menaçait de s'étendre au monde… Lointaine, la guerre de la villa Prisca ? Elle était aussi tellement proche !

Il avait vu un char de cette guerre. Il avait ramassé une douille de cette guerre. Il avait marché dans le sang de cette guerre. D'une certaine façon, elle était sienne, car la villa lui appartenait un peu. Il y retourna un soir. Il ne vit rien, mais il décida de revenir.

Il revint la semaine suivante, puis encore deux jours plus tard. Et bientôt, ses visites furent quotidiennes. Il restait chaque fois plusieurs heures. Il apporta un vieux matériel de camping pour manger sur place et attendre plus confortablement. Il pensa même à dormir dans la Chambre bleue et acheta un radiateur à butane. Mais la fenêtre ne montrait plus que la cour intérieure et le mur d'en face. Et rien ne se passait. Il ne travaillait plus. Il restait des journées entières et parfois des nuits.

Il ne regardait plus la télévision. Il ne lisait plus les journaux. Il écoutait seulement son transistor, de temps en temps, pour avoir des nouvelles de la guerre. Mais cette guerre n'était pas la sienne et s'il devait se remettre à l'attendre, il sentait qu'il deviendrait fou. Il avait maintenant une autre crainte, aussi terrible : la disparition de la brèche. Si la fenêtre s'était à jamais refermée… Si la villa Prisca ne se trouvait plus sur la frontière de l'autre monde… Le désespoir le gagnait.

Il était dans le jardin. Il regardait une tache brune. On eut dit qu'il y avait du sang frais sur l'herbe humide… Les hommes en uniformes gris surgirent de nulle part. Ils étaient quatre. Deux d'entre eux l'empoignèrent brutalement pour l'emmener. Le troisième lui mit le canon de son fusil dans le dos. Le quatrième cria un ordre dans une langue inconnue.

La villa Prisca disparut. Gabriel connut un instant de bonheur.

Première publication

"une Fenêtre sur la guerre"
››› Libération [1re série] 1921, 15 avril 1980