Bazil finit par se mettre debout et marcher, tourner en rond, sur le tapis jaune paille aux longs poils de laine véritable. Les bouches distributrices d'air conditionné luttaient presqu'à armes inégales contre la chaleur moite de la journée d'été. Bazil transpirait.
« Que désires-tu de moi, Mart ? » dit-il enfin.
Berg revint à lui avec un sursaut. Tout en regardant son ami s'agiter, il mêlait à leur destin celui de Myrla et de ses petits seins aux pointes légères. Et voilà que Bazil lui-même en venait au fait.
— « Une opinion un peu plus précise sur cette fille. J'ai peut-être des projets pour vous deux… »
L'autre interrompit net ses déambulations. Comme ses bottes brillent… Brunes comme un corselet d'insecte et vernies comme lui. Ah, encore ces mouches. Je croyais qu'on en avait débarrassé la cité. Bazil fronçait un peu ses sourcils noirs et lisses, fixait Berg sous le nez en allumant une shumway.
— « Je, hem, tu sais, vieux, » dit-il, « je ne pense pas être doué pour la politique. »
Il rit doucement, avec amertume.
— « Et tu te rappelles trop bien que je partageais naguère cette opinion, preuve que je n'ai pas ta constance, ou ton obstination. » lâcha Berg en souriant à son tour.
Pouvait-on, vraiment, se fier à lui… Et accepterait-il un poste de directeur dans un exotique Magnifique ?
Enfin, quoi, il s'agissait de Bazil !
« Alors, Myrla ? » interrogea-t-il pour la troisième fois.
— « M'a l'air de savoir ce qu'elle veut. La classe. Et puis elle est très belle… Si elle t'aime… Quant à moi : pas de politique. Mille excuses… »
On aurait presque dit que Bazil la trouvait trop belle, lui reprochait trop de classe. Et la voilà qui revenait. Berg n'avait encore rien décidé…
Elle venait de prendre une douche, sentait le raisin mûr. Encore un de ses sacrés parfums. Elle envoya promener son peignoir blanc, en jaillit nue et bronzée, et ouvrit la verrière qui donnait sur le solarium. Des émanations de tubéreuses firent irruption, avec la chaleur, dans la pièce.
— « Mais il s'agit d'Hôtellerie, Ser Bazil. » prononça-t-elle d'une voix chaude comme l'extérieur. « Allez, les hommes. Venez prendre le soleil ! »
Berg fit un pas, hésita une seconde, puis ôta son slip. Bazil sourit.
— « Une douche auparavant, moi aussi. »
Il n'y pouvait rien : il lui fallait dormir. Demain, tout pourrait s'écrouler, pour l'heure le sommeil le tenait. Berg passa en trébuchant dans la salle de bains. Il sentait la barbe lui râper les mains qu'il promenait de ça, de là, sur son visage. Il envoya voltiger autour de lui, sur la moquette vert sombre, sa tunique, son pantalon collant, son pull blanc, léger, crémeux. Enfin l'eau se mit à ruisseler sur son épiderme embrasé. Le feu. Feu du ciel, feu roulant des mousqueteries d'antan, feu de l'astre foyer d'énergie sans fin, tout sourdait de sa peau. Et toujours sous l'onde chaude, feu liquide qui emportait l'autre, le long balancement du sommeil menaçant de le coucher là, en tas, le faisait osciller sur lui-même, tournoyant dans le désordre des pensées éparses. « Tu décroches, camarade, tu décroches. » bredouilla-t-il à son intention…
Nu, trempé, la chevelure ruisselante, il traversa l'énorme chambre et plongea au creux du sac à rêve, le nuage d'oubli, la nuée calmante.
« Détruire les Magnifique. Détruire les Magnifique. Détruire les…
— Hein ? Quoi ? »
Myrla sourit, relève sa mèche claire et croise les jambes dans l'autre sens. Les cuisses s'évasent, sous le doux friselis d'un énorme volant rebrodé. Cuisses d'amazone qui contiennent avec orgueil l'humble moiteur soumise.
Soumise ? Tu n'as jamais conquis cette fille. Elle est ta maîtresse. Au sens le plus littéral. Voilà la vérité, mon petit Berg. Éternel soumis, ballotté, heureux d'obéir. T'offrir une place de chef — de petit chef —, et sous sa propre autorité à elle : Directrice générale…
Mais, mais… La voilà qui demande. Presque suppliante dans son arrogance : « Allons, mon cher Seigneur. Puisque je te dis : un plan sans faille. Une technique sans aucun défaut ! Tu dois en finir avec les Magnifique. Eux seuls peuvent encore te brider. Vole, mon cher coursier ! »
Elle se blottit à ses côtés, bouche tendue, gorge offerte.
Amoureuse, ou courtisane ? Dévouée, ou ambitieuse ? Berg ressent le pincement au cœur qui lui est familier dans de telles occasions.
— « Que veux-tu dire ?
— L'amour. Ta puissance. Annuler les systèmes de sécurité.
— Dans les Magnifique ? Impossible ! »
À nouveau elle rit. En renversant la tête en arrière. Seins de Myrla !
Ils avaient été des copains de première, partageant tout : nourriture, logement, filles et boissons. Identiques en tout, le brun et le blond, tous deux également grands, athlétiques, heureux de vivre et confiants dans leur avenir. Ils aimaient l'hôtellerie et détestaient la politique.
Bazil Nivzenty parce qu'il ne comprenait pas de quoi il pouvait s'agir.
Martin Berg, au contraire, le savait trop bien.
Alors, ils avaient refusé la spécialisation Magnifique. Un cadre d'hôtel Magnifique se devait de pouvoir participer à l'impromptu à une discussion avec ses hôtes. Il se verrait parfois choisi pour intermédiaire chargé de transmettre une proposition avant le début d'une conversation officielle.
Les années d'études à l'école hôtelière de Cham étaient devenues un enchantement, dans les souvenirs de Berg. Montagnes blanches et cieux clairs des hivers, ruisseaux, torrents, vallées verdissantes des débuts d'été, les étudiants partaient en procession pour voir faucher le foin sur les pentes soigneusement entretenues, dans ce coin jalousement protégé de nature presque intacte. C'était, déjà à l'époque, un privilège insigne que de passer des années entières dans de telles opzones dont l'entretien coûtait si cher mais s'avérait indispensable à la survie de l'Humanité. Chaque jour, ils buvaient du lait des vaches dont ils entendaient sonner les clarines, par les fenêtres des amphis. La musique de Mozart planait sur les travaux pratiques et les flâneries du soir, dans le parc de l'École.
Les jours passaient avec lenteur. Au début du printemps, arrivaient des groupes de stagiaires féminines. Le grand plaisir était de les initier aux soins d'un potager. On poursuivait les papillons entre les haricots à rames, ce qui finissait souvent par des mordillements d'oreille. Tout s'alanguissait avec la chute diablement lente et complice du soleil. Élargi en son centre par des brumes violettes, il devenait une énorme planète Mars, rouge sombre, en cognant lourdement les parois aiguës des montagnes. Mart et Bazil se séparaient rarement. Ils mettaient les amoureuses en commun.
Ce soir aussi, l'astre fonçait sa couleur rouge et gonflait, tel un ballon d'enfant, en s'étalant sur son reflet, dans la lagune que traversait le bateau du Prince directorial. Berg avait distribué quelques saccades de son sexe à la gaine bien huilée de celui de Myrla. Elle avait dressé le buste, appuyée sur les coudes pour cambrer les reins en ouvrant les jambes. Et lui était entré sans effort, puis avait ralenti son action pour l'interrompre complètement. Ils aimaient prolonger ainsi leurs étreintes. Myrla entretenait l'érection de son amant par de subtiles contractions périnéales. Bazil aurait-il le culot de les rejoindre ?
« Il faut le décider, tu sais. » dit Myrla sans tourner la tête. « Il va venir. Nous l'accueillerons. Alors il dira oui. »
La contrée avait un goût de fer. Elle vous mettait de l'acier en bouche. Envie de grincer des dents et sensation de soif dévorante. C'est ça, de l'air sec.
N'exagérons pas. La voiture était admirablement climatisée. Et il venait tout juste d'achever son verre. Gin Fizz ? En tout cas, c'était gazeux, frais et alcoolisé. Alors ? Changement trop rapide de climat, de lieu aussi, avec les inévitables références culturelles, et inquiétude, manque de confiance en soi. Trouille verte, oui !
J'ai pourtant aussitôt saisi la chance qui passait. Oui. Peut-être même trop vite…
« Nous sommes à quatre minutes de l'arrivée. » articula soudain la radio ; des voyants multicolores clignotaient sur le tableau de bord devant Berg. « Vous pouvez voir à votre gauche les installations énergétiques du Magnifique de Solhoolie. L'établissement lui-même est encore dissimulé par la barrière riante. »
Berg ramena son attention au paysage qui, effectivement, se diversifiait un peu. La chaussée bleue de vingt-cinq mètres s'étirait, toujours aussi droite, devant le module de transport individuel. Mais des constructions avaient jailli de la plate terre nue. Géométriques, sous le soleil vertical et hurlant sa couleur aiguë, d'immenses miroirs paraboliques se dressaient à des hauteurs impressionnantes. Le module automatique fonçait dans une longue muraille verte — des plantes ou des radiations ? — dite barrière riante. Les holographes ne rendaient en rien l'extraordinaire accablement de la terre morte, sous l'astre meurtrier.
Six cent quarante employés à prendre en charge. Jamais plus de six clients à la fois — mais avec leur suite —, tous logés dans des enceintes de sécurité de niveau B4. (« Vous savez ce qu'est le B4 ? » Oui, il le savait. « Celui du Magnifique de Solhoolie est le plus complet des systèmes de type B4. Il vous faudra assister vous-même, chaque jour, au passage de consigne des équipes de sécurité. — Naturellement. Est-ce tout ? »)
Ce n'était pas tout. La voix et la silhouette faisaient un peu trop humain, sur l'écran holo. Berg avait eu l'impression de parler non à un recruteur en chair et en os mais à une unité iotatronique. Cela, c'était hier. Berg dirigeait l'équipe de douze chasseurs mâles de l'hyperborée femelle. Il avait accepté dans l'instant la proposition des Médianites.
D'abord, c'était une promotion inespérée. Presque trop…
Surtout, il en avait sa claque de Myrla, la directrice de l'Hyperbo. Imaginer sa tête en apprenant la défection de son chasseur en chef…
Martin en avait le souffle coupé. Certes, il en avait lu et entendu — tellement qu'on finissait par ne plus y croire — sur les extraordinaires qualités des hôtels Magnifique, mais la réalité !
Tout le personnel en réserve avait quitté les lits et les salles à manger, boire ou se distraire pour que lui, Mart Berg, en passe la revue. Tout ça était organisé, tout ce monde réuni, sourire aux lèvres, jarrets nerveusement tendus, sur trois côtés d'une cour d'honneur au sable ratissé à mort, entre une clôture de crépi blond et des parterres à la française plantés de dessins géométriques — non, c'étaient des fleurs. Le dernier côté lui était réservé, à lui, nouveau Directeur général — aux appointements somptueux — et à ses Adjoints qui l'avaient suivi — en le précédant parfois de la main — au long du cloître roman. Ce cloître avait quatre marches, entre chacune de ses paires de colonnes. Il fallait deviner quel était l'intervalle central, mais enfin les Adjoints le lui avaient indiqué à temps et il avait paru.
Cuisiniers et marmitons en blanc et toque haute, maîtres d'hôtel en habit clair, serveurs aux bas de soie, culottes de satin multicolores et livrées grises à passementeries argentées, fixaient leur directeur d'un œil empli de décision. Mais il y avait surtout des hôtesses, deux côtés étaient occupés par les hôtesses, sur au moins huit rangs, toutes équipées de leur uniforme de base.
Un mouchoir de tête blanc, qui dissimulait le nez, la bouche et les joues, les cheveux — tous les blonds, roux et châtains de la création, avec une majorité de noirs profonds — librement dénoués sur les épaules, des jarretières minces et fleuries de minuscules broderies rose et bleu et des souliers vernis, de couleur systématiquement beige, à hauts talons. C'était tout et, sous le soleil du désert ici librement admis, la cour sentait la femme. Et le mélange d'un bon millier de parfums. Berg en avait la tête chavirée. Et le cœur pas très solide. Elles aussi fixaient leur nouveau chef, mais ces yeux-là exprimaient sous la douceur de l'invite une flamme affamée.
On était loin, ici, de l'ambiance F.H.H… Assez phallos, les Médianites ! Ah, mais pas complètement. La marée des hôtesses avait empêché tout d'abord Berg de remarquer le groupe d'une quinzaine d'hôtes masculins au visage également voilé mais dotés, eux, de bottes et d'étui pénien en cuir clair assorti à celui des chaussures féminines.
Le gras méditerranéen qui assurait l'intérim (Ser Rinetti) présentait au personnel son nouveau chef, « Martin Berg, diplômé de l'École Hôtelière Internationale de Chamonix, qui, devant l'urgence extrême, avait abandonné un poste important au Female & Hyperboreal Hotel. ». Il passa le micro à Berg.
Berg se disait souvent : Toi, mon garçon, tu ne sauras jamais te mettre au diapason du monde dans lequel tu vis. Tu es désespérément trop sérieux… C'est qu'on ne l'avait pas habitué à prendre le travail comme une plaisanterie, à l'Écolhôt de Cham. Tout au long de ses années d'études, il avait bûché sans se laisser distraire, plus appliqué que tous ses condisciples. Ce sérieux lui avait permis de décrocher son dip en milieu de tableau. Le monde est tellement compliqué. Connaître bien l'univers proche et se laisser guider par ses structures incompréhensibles, telle avait été sa préoccupation de toujours.
Et puis il y avait eu Myrla… Et l'Hyperbo, six mois comme débutant de haut rang et la première — et forte — promotion.
Grâce à Myrla… Sûr ? Pas sûr. Mais évidemment si, voyons !
Par Myrla, grâce à Myrla, ou simplement avec Myrla, à l'Hyperbo le personnel n'avait aucune crainte de la franche rigolade. Les plaisanteries s'y faisaient souvent énormes et du pire mauvais goût. Berg devait se fouailler pour participer. Sans pouvoir empêcher les autres — et Myrla la toute première d'entre eux — de le considérer comme un pisse-froid.
Eh bien, ici, avec les Médianites, ce trait de son caractère semblait bien devoir payer. Les hôtesses n'étaient manifestement pas là pour se distraire mais pour plaire à la clientèle… sans risque sérieux, au reste, pour leur vertu. Des sécurités du niveau B4 ! Brrr…
Le B4 n'a rien de drôle en soi, c'est connu. B4 ? Les notions théoriques revenaient en foule à l'ex-brillant-sujet-qui-plaît-aux-enseignants : différence de potentiel dans les charges électrostatiques artificiellement implantées ; interrompre aussitôt le rapprochement dès le début du picotement ; couloirs d'ionisation à emprunter obligatoirement pour le personnel de service à l'entrée de tous les espaces communs ; veiller comme du lait sur un feu de bois — pire que cela encore — sur la bonne distance réciproque des divers clients prétraités. Un clash était capable de vous désintégrer dix hommes dans un rayon de huit mètres.
Tu n'as songé, sur le moment, qu'au pourquoi du système B4, et pas du tout au comment. Directeur d'un hôtel de la classe d'un Magnifique pouvant accueillir jusqu'à six délégations à la fois, avec une sécurité B4 ? Il fallait être fou ou diablement expérimenté, pour accepter une telle gageure. Berg, mon vieux Martin, tu n'as aucune expérience de direction, voyons… Alors, es-tu fou ?
En attendant, le whisky étant distillé, il allait bien falloir le mettre en bouteilles. En quelques mots bien sentis, sans avoir eu à s'éclaircir la gorge, il dit son plaisir à prendre une si passionnante fonction.
À cette annonce, le personnel hocha poliment la tête et sourit avec une gratitude émue en apprenant quel honneur c'était, pour un DipHôt, de se voir confier la conduite d'une cohorte aussi qualifiée et disciplinée.
Berg termina en exprimant l'espoir de se montrer à la hauteur de son prédécesseur et sa certitude que toute l'équipe l'aiderait à progresser vers la perfection hôtelière exigée par un Magnifique comme celui de Solhoolie.
Les employés applaudirent ce speech avec conviction — ça faisait joliment bouger la poitrine des hôtesses —, et Berg eut une nouvelle révélation des extraordinaires possibilités mécaniques d'un Magnifique : le sol sablé se sépara en plusieurs éléments de descenseurs à accélération continue et toutes les brigades d'hôtesses, de cuisiniers et de serveurs disparurent gravement sans cesser de battre des mains avec politesse.
Il avait la sensation de porter cent kilos sur les épaules. La peur, liquéfiante, de s'être fourré dans un pétrin plein de pâte molle autant que meurtrière. Ployer l'échine l'aurait soulagé. Il releva la tête avec l'envie de hurler.
D'autant qu'il n'avait eu affaire, jusqu'ici, qu'à des subordonnés. Pas pensable, le petit Berg, sans quelqu'un pour lui dire où aller et quoi faire… Il en regrettait tout à coup Myrla et ses exigences.
Il voulut prendre le bras du gros, de l'imposant, du rassurant Rinetti. Tendit la main : Rinetti avait disparu, comme la cour d'honneur, comme le cloître, comme les Adjoints astiqués si bien présentés par le Ser Intérimaire. Berg était lui aussi dans un descenseur — pardon, un ascenseur — plein de brouillard gris. La tête lui tournait. Une nausée le prit. En même temps, une atroce impression de faim dévorante, juste sous le sternum.
Il déboucha dans un immense — heu… bureau, studio, appartement ? C'était plein de divans, de bars, de plantes vertes, et couvert de tapis aux coloris beiges et bruns, tout cela convergeant sur une immense table au plateau de verre ou de glacex épais de six centimètres au moins, divinement éclairé par trois verrières. Au-delà, ondulaient des cimes d'arbre, à moins que ce ne fussent les projections de la barrière riante ?
Un petit homme mince se leva d'un creux d'un divan couvert de fourrures à longs poils violets. Un voile de lin sans un faux pli se tendit de ses épaules à ses pieds nus et bruns. Il avait l'œil charbonneux et la moustache à crocs noirs et cirés ; à part ça, le crâne et le menton rasés. De près.
« Bienvenue, Directeur. » dit-il avec un sourire inquiétant. « Je suis l'Iman Andraoud. » Et il tendit la main droite, paume en avant.
Client, membre influent d'une ambassade étrangère — d'un pays arabe ? Ou bien délégué de l'employeur, autorité enfin là pour passer les ordres au lieu de susurrer d'inefficaces flatteries ? L'estomac de Berg poussa un hurlement strident. Tu vas te coller un ulcère. Carrière fichue. Voilà ce que c'est de vouloir brûler les étapes !
La question était primordiale : fallait-il lever la main sans approcher, comme le faisait l'Iman ? Ou, au contraire, aller toucher cette dextre offerte ? S'agissait-il — déjà — d'un test destiné à le confirmer dans son rôle de directeur, et, s'il échouait — refusait le contact —, à le rejeter au néant (comme trouver un autre poste après avoir déchiré le contrat qui le liait à l'Hyperbo) ? À moins, autre hypothèse, qu'on ait poussé, quelque part dans les hautes sphères de l'organisation Magnifique, le sadisme jusqu'à risquer d'emblée la vie d'un client important pour savoir ce qui l'emporterait chez lui, de la prudence, du calcul, ou au contraire du courage ?
Tu es fou, mon vieux. Nul ne risquerait un contact physique avec quelqu'un sous protection B4 ! Pas encore accompli un acte directorial vrai et déjà en train de paniquer… Beau directeur, vraiment !
Il fut prudent. En grimaçant sous la douleur, Berg leva la main.
Dingues, les Magnifique. Dingues, les Magnifique… L'Iman Andraoud… Iman Andraoud ? Tu dois savoir qui est l'Iman Andraoud.
Qui est l'Iman Andraoud ?
« J'espère que vous vous plairez dans notre organisation et que vous œuvrerez longtemps en son sein. » disait l'Iman.
— « Heu..! Merci, heu… Monsieur, heu… Ser Iman. »
C'était un gars de la direction. Sûr. Et sans intentions cachées, ni mauvaises.
Pourquoi, alors, ce sourire inquiétant, ce rictus ambigu ?
— « Appelez-moi donc Selim. » disait l'Iman. « Et prenez quelque chose. Vous êtes ici dans votre bureau, savez-vous. Vous avez l'air souffrant ? »
Berg essaya de sourire, s'empara avidement de la bulle givrée tendue par l'autre, et en aspira le contenu en une demi-seconde. Délicieux. Nourrissant, désaltérant, euphorisant.
Il tombait en même temps dans le sein caressant d'un sofa fourré comme une nympho d'Hyperbo de retour d'une course en banquise.
— « Je croyais qu'il n'y avait plus d'Arabes, je veux dire plus d'Imans, dans les pays, heu…
— Arabes ? Il en reste, croyez-moi. »
Oh, ce sourire !
Ser Ija Bawili, président de l'Union Ouest-Africaine, était l'élégance et la courtoisie incarnée : un grand homme noir, mince et musclé, vêtu d'une longue dima de tissu gris. Premier arrivé à Solhoolie, et chef de la puissance invitante de la conférence, il avait convoqué le directeur à son bureau personnel. La première chose qu'il voulut vérifier fut le dispositif de sécurité.
« Mon cher Directeur, » dit-il en levant bien haut son verre de vodka de palme, « tous les participants à cette conférence — et moi le premier en qualité d'hôte pour mes homologues — se présentent ici dans le but de trouver un terrain d'entente, et donc de raffermir entre nous les dispositifs de paix. »
Berg opina gravement du chef, à ces mots.
« Néanmoins, » poursuivait le président de l'U.O.-A. en souriant avec finesse, « nous savons tous combien la disparition de l'un ou l'autre de nous serait capable de satisfaire certains de ceux qui survivraient. »
Berg but une gorgée, se leva en vérifiant à son indicateur de poignet la différence de potentiel.
— « Tout cela est évident, Ser Président. » dit-il en levant une main apaisante. « La caractéristique principale des Magnifique est justement le degré absolu de sécurité qu'ils assurent. Je vais vous faire une démonstration. »
Il parla dans son com de larynx et un cadre technique en combinaison blanche jaillit aussitôt du sphincter ionisateur. Il tenait à la main le licol d'un chevreau blanc aux yeux pleins de feu et aux pattes nerveuses.
« On va lâcher ce chevreau électrostatiquement chargé sur une autre potentialité. C'est ce qui se passerait si une personne, heu…, mal intentionnée de la délégation grand-guinéenne se présentait à vous sans y être invitée. » expliqua-t-il. « Allons-y, si vous le voulez bien, Ser Président. Appelez ce jeune animal en lui tendant la carotte que voici. » Il remit à Bawili le légume offert par le technicien de l'hôtel. « Quel est son nom ?
— Magni ! » dit l'homme en souriant.
Le chevreau se jeta sur sa jambe et se mit à la lécher.
— « Très affectueux. » apprécia le président et, à son tour, il cria : « Magni ! ».
Le chevreau blanc dressa l'oreille, regarda Ija Bawili et s'élança vers lui.
Il y eut un éclair éblouissant et…
…chevreau et président disparurent, volatilisés.
Berg demeura stupide, haletant, muet, bras pendants. Il contemplait le technicien qui lui rendait un regard doté de la même vacuité.
« J'ai l'honneur et le regret de vous offrir ma démission, Ser Iman. »
Berg eut l'impression de devenir fou. Il avait fallu le porter pour le ramener jusqu'à son bureau. Il aurait voulu s'enfouir sous terre, en creusant avec les doigts, sentir le terrain s'écrouler, derrière lui, et commencer, très vite, à étouffer.
L'Iman l'avait laissé perdre son tremblement. Puis lui avait administré deux potions. Berg avait bu, sans réagir, les cocktails Magnifique. C'était à base de vodka, avec des piments, de la théine synthétique, de la poudre de kola, semblait-il. Ça vous descendait dans le gosier comme une lame d'épée en vous redressant à mesure la colonne vertébrale.
Berg avait pu, enfin, lécher d'un regard désespéré les yeux noirs du petit homme au crâne rasé. Et lui avait offert sa démission.
— « Simple incident ! »
Il restait suffisamment de lucidité au jeune directeur du Magnifique de Solhoolie pour fixer son interlocuteur d'un œil ahuri. La barrière verte s'était escamotée dans les voiles sombres d'une nuit sans lune. On entendait le vent sec et chaud du désert crépiter contre les verrières. Berg avait des fourmis dans les jambes, la langue pâteuse, les mains glacées. Son crâne battait par saccades douloureuses entre les pinces chromées de la migraine. Il était foutu. Ne songeait qu'à fuir, se terrer, peut-être se tuer. Et on lui disait : « Simple incident ! »…
— « Quoi ? » hurla-t-il.
L'Iman sourit d'un air apaisant, leva les deux mains et les croisa un instant, paumes en dedans, sur sa poitrine. Il vint s'asseoir au côté de Berg, sur son sofa garni de fourrure. Il regarda un instant les trois ou quatre employés de l'hôtel, avant de leur parler (« Laissez-nous seuls, voulez-vous, votre Ser Directeur et moi ; et atténuez la lumière en partant ! ») et de ramener sur Berg lui-même un regard plein de compréhension et d'encouragement. Le plafond lumineux s'assombrit, les pas feutrés par les moquettes se turent, une porte eut un chuintement léger en battant dans son cadre et on n'entendit plus que le friselis du vent et la respiration sifflante du malheureux Berg.
« Il n'existe aucune possibilité de communiquer entre délégations si nous n'en donnons pas l'ordre. » expliqua Ser Andraoud. « Le personnel de Solhoolie est sûr à quatre cents pour cent. Quant à Bawili, qui donc le regretterait ? Je vous en conjure, ne prenez pas cet accident au tragique. J'aurais dû vous prévenir de la non mise en phase des animaux témoins. Tout est de ma faute et j'en prends l'entière responsabilité. »
Il avait l'air sincère… Berg n'en croyait pas ses oreilles.
Et puis, le soupçon le prit. Et la peur. Et un début de colère que la peur — hélas — empêchait de grandir comme elle l'aurait dû. Il se remit à trembler comme la fumée d'un feu qu'éteint la tempête.
— « Que… Que voulez-vous dire ? »
L'autre continuait à sourire et demeura un moment sans parler, se contentant de fixer Berg, longuement, d'un air légèrement interrogateur dans son amusement.
— « Vous ne comprenez pas, absolument pas, ce qui a pu motiver l'“accident” de ce soir ? » demanda-t-il avec douceur. Et délicatement, avec amitié, il lui posa une main sur l'épaule.
Une vraie décharge électrique. Martin jaillit de son fauteuil, incapable de contenir son agitation.
— « Mais enfin, qui êtes-vous ? Est-ce que vous vous rendez compte de ce que vous êtes en train de déblatérer ? » Il se mit à tourner en rond, les mains serrées derrière le dos, les ongles écorchant ses paumes ; il avait atrocement mal au dos, son cœur lui heurtait les côtes. La faim l'avait repris sous le feu de son rayon laser, déchargé au plein centre du corps. Les parois de son crâne lui semblaient exploser. « Qu'y a-t-il à comprendre dans cet inqualifiable accident, dites-moi ? » Il prit son verre — rempli —, le vida à nouveau… Peur !
Il tomba soudain à genoux, accablé par ce cri échappé qui lui rendait encore plus amère la conscience réelle de sa situation.
La lueur amicale laissait enfin place à une légère anxiété, dans le sombre regard de l'Iman.
— « Se pourrait-il, se pourrait-il… » (Il murmurait presque ses mots, tout en les articulant avec le soin extrême de quelqu'un s'exprimant dans une langue qui n'est pas la sienne.) « …que vous conserviez encore intact, après cela, votre contre-conditionnement ? Vous devez rencontrer, maintenant, la Seria Myrla Xynlap. »
Berg comprit. Ce type était un détraqué. Un dangereux mégalo introduit au sein d'un Magnifique sans défense contre une aussi impensable attaque. Comment avait-il pu réussir ? Et tout d'abord à saboter un système B4 de sécurité ? Parler de Myrla… Et de contre-conditionnement !
Berg jeta autour de lui des regards épouvantés. Que faire pour neutraliser l'Iman Andraoud. L'Iman Andraoud, ou n'importe qui ? Qui pouvait-il être en vérité ? En ce lieu clos, ouaté, isolé au sommet du Magnifique, abandonné par tous les serveurs…
Et tout à coup, il sut : la console centrale était bien là, derrière ce sofa…
Un petit homme mince échappa avec souplesse à un profond divan garni de fourrures fauve. Ses pieds et ses mains étaient nus et bruns, comme son visage intelligent avec des yeux noirs et une moustache à pointes remontantes et brillantinées. Son crâne rasé brillait comme les plis très droits de sa dalmatique en soie synthétique.
Berg clignait des yeux, sous le soleil brutal entrant à flots par les larges baies vitrées. On n'était plus chez les miteux savants de banlieue. Par les verrières, il apercevait des cimes très vertes agitées par un vent léger. Des chants d'oiseaux, des odeurs agrestes imprégnaient l'air de la pièce. Ils venaient visiblement des fenêtres entrouvertes. Martin Berg eut un frisson. Dans les réserves à main-d'œuvre, on n'aurait pu impunément garder ainsi les parties ouvrantes des façades : quand le conditionneur tombait en panne, il fallait émigrer bien vite chez les voisins.
« Où sommes-nous ? » demanda-t-il. « Qui êtes-vous ?
— Je suis l'Iman Andraoud. » dit l'homme en souriant avec franchise. Il ajouta : « Quant au décor et à la situation, tout cela est votre création. »
Il montrait d'un geste large les tapis beige et brun, les divans, les plantes vertes, le bar immense et l'énorme bibliothèque qui couvrait tout un pan de mur. Elle contenait, par centaines, de vrais livres sur papier, richement reliés de maroquin aux vives couleurs.
— « Je ne comprends pas. » dit Berg.
L'autre le fixa d'un œil soudain légèrement hagard.
— « Vous savez tout de même bien que vous êtes en train de passer un examen ?
— Je ne comprends pas. » reprit Berg. Il n'avait jamais vu ce lieu. Pourtant, il en savait tous les détails. Il marcha vers le centre de la pièce, la longue table au dessus de glacex. Il s'installa dans le siège anatomique moulé aux formes même de son dos et de ses fesses, et prit en main, machinalement, le papier que lui tendait l'Iman. Heu, comment avait-il dit ?
— « Voici le message que le réseau m'a chargé de vous délivrer. Salam. » dit le petit homme en disparaissant.
— « Hé, une minute ! » s'exclama Berg.
L'Iman s'en allait par morceaux. Il lui manqua une épaule et un bras, puis le torse. Enfin la tête seule eut un dernier sourire avant de s'effacer comme une ébauche au crayon sous la gomme énervée d'un créateur peu inspiré. Berg soupira, hocha les épaules et lut :
Plus la société s'est techniquement développée, plus elle imposa à ses membres un ensemble rigide de comportements. Dans le même temps, la règle s'anéantissait au niveau de l'explicite.
Voilà l'idée-force des fondateurs de Magnifique. Ces hôtels furent créés pour assurer la perpétuation des nationalismes, particularismes, gages de liberté et de créativité.
Fait saisissant par la relativité qu'il démontre et la modestie qu'il enseigne à qui étudie l'Histoire, il faut noter que ce projet (les Magnifique) fut à son origine taxé d'autoritarisme. Mieux encore : les fondateurs eux-mêmes se croyaient d'authentiques défenseurs de l'ordre à tout prix, ceux qu'à l'époque on nommait des fascistes.
« Où est donc le… l'Iman ? » interrogea Berg.
Lui-même était toujours étendu sur le divan, souplement fourré de brun fauve. Le soleil entrait à larges coulées brillantes.
— « Quel Iman ? » fit Bazil en riant.
— « Tu as réussi ! » dit Myrla.
Bazil et Myrla… Il les regarda tout à tour, longuement.
— « Excusez-moi un instant, s'il vous plaît. » dit Berg. « J'ai réussi à quoi ? »
La jeune femme jaillit de son sofa, sourcils froncés.
— « Quoi ? Tu as oublié ? »
Bazil eut son sourire des grands jours.
— « C'est normal. » dit-il avec un geste apaisant. « Il est encore immergé dans la simulation… Martin, tu as postulé pour la direction d'un hôtel Magnifique. Tu te souviens ? Sur les conseils de Myrla et les miens. Est-ce que ça te revient, maintenant ? Nous t'avons accompagné ici, à Cavaliasol, pour un test d'entrée en simulation. Oui ? Simulation totale ! Il est normal que tu sois encore un peu sonné… C'était l'étape décisive pour toi. Et le moniteur central vient de rendre son verdict. C'est oui !
— C'est oui ? »
La peur, tout à coup, saisit Berg. Une peur aiguë, profonde, déchirante — et bien dans son caractère. Tu n'es qu'un petit garçon, Martin Berg, un minable subalterne, un comparse.
« C'est oui ? »
Ou bien es-tu trop lucide ?
Myrla souriait d'un air entendu. Berg réfléchit. Il croyait s'être fourvoyé et ridiculisé. Il était convaincu d'avoir dramatiquement échoué. Il avait une impression d'extrême désastre. Et l'ordinateur considérait qu'il avait réussi… Quelque chose ne collait pas !
Il rit aux éclats pendant au moins vingt secondes. Ni Bazil, ni Myrla, ne comprenaient quelque chose à cette hilarité.
« C'est… C'est magnifique ! » fit-il.
— « Prince directorial ! » fit Myrla en s'approchant.
— « Ne le fatigue pas trop, hein ? » dit Bazil à la jeune femme. « On va accueillir demain le président de l'U.O.-A. et il doit être à son poste !
— Moi ?
— Oui, toi.
— C'est l'ordinateur qui te l'a dit ?
— L'ordinateur et… Tu as oublié, Martin ? J'appartiens à l'Administration centrale des hôtels Magnifique !
— Ah bon, je vois… Demain… Qu'est-ce que tu as dit ? On accueille le…
— Demain, » prononça lentement Bazil, « le Magnifique de Solhoolie, dont tu vas prendre la direction, accueille le président de l'U.O.-A., Ser Ija Bawili…
— Tu as bien dit : Ser Ija Bawili ?
— Oui, pourquoi ?
— Parce que… Parce que j'ai rencontré ce personnage en simulation. C'était même le sujet de… de mon test !
— Normal. C'est la preuve qu'on a besoin de toi immédiatement et qu'on veut que tu sois prêt. »
Berg se leva, de plus en plus inquiet.
— « Je ne serai pas prêt. Je ne peux pas être prêt. »
Bazil eut un soupir excédé, avec peut-être une pointe de compassion.
— « Tu seras prêt. C'est l'ultime étape. Tout est pratiquement terminé. Bonne chance… Martin Berg ! »
Tout recommençait ! Mais, cette fois, c'était la réalité. Du moins, Berg avait de bonnes raisons de le croire…
Il en avait aussi quelques-unes de ne pas le croire !
Il respira longuement l'air sec, au goût de métal, essayant de le goûter pour comparer avec ses souvenirs. La soif… La soif semblait tellement réelle. Pourtant, il venait tout juste de boire un verre de Gin Fizz dans la voiture climatisée.
« Nous sommes à quatre minutes du Magnifique de Solhoolie. » dit la radio. « Vous pouvez voir à votre gauche les installations énergétiques. L'établissement lui-même est encore dissimulé par la barrière riante… »
Déjà entendu, déjà vécu !
La chaussée bleue s'étirait devant le module. Des constructions géométriques avaient jailli de la terre plate et nue, sous le soleil vertical. D'immenses miroirs paraboliques se dressaient au-dessus du paysage. Le module fonçait à travers la muraille verte de la barrière.
Sécurité de niveau B4… Trois cent quarante employés à diriger… Six clients à protéger… Jamais plus de six, mais avec leur suite !
Martin eut le souffle coupé. Un peu moins que la première fois, quand même. La réalité ? Il n'en était plus très sûr. Peut-être parce que les images étaient trop semblables à celles qu'il avait vues en simulation, ou peut-être pour une raison plus subtile — parce que quelque chose ne collait pas.
Mais peut-être, se dit-il, est-ce dans ma tête que ça ne colle pas. Et ça n'empêche pas la réalité d'être la réalité !
Tout le personnel, réserve comprise, était réuni au garde-à-vous avec le sourire, sur trois côtés d'une cour d'honneur au sable peigné fin, devant les parterres à la française. Lui, nouveau Directeur général, fermait le carré, avec ses adjoints qui l'avaient suivi le long du cloître roman.
On prend les mêmes et… Berg se frotta le front, furtivement, avec le dos de la main. Cuisiniers et marmitons, uniformes blancs et hautes toques… Maîtres d'hôtel en habit clair… Serveurs en livrée grise, culotte de satin et bas de soie… Et les hôtesses innombrables… Hallucinant !
Ah… Les hôtesses étaient moins déshabillées que dans les souvenirs de Berg. De l'autre Berg, nota-t-il vaguement. Il avait maintenant la preuve que ses souvenirs étaient en réalité des fantasmes. Les filles avaient toutes un voile blanc qui les masquait, des jarretières brodées aux cuisses, des souliers vernis. Mais elles portaient aussi, comme sur les photos qu'il avait vues, un slip de bain et un minuscule soutien-gorge. En somme, un habile compromis entre une tenue de plage et une tenue d'alcôve.
Berg respira, quêtant les parfums qui l'avaient ému en simulation. Il les trouva moins nets, moins vifs, moins entêtants… Il n'eut pas, cette fois, la tête chavirée. Et encore moins le cœur.
Les hôtes masculins se tenaient un peu en retrait, avec discrétion, vêtus de chemisettes à col ouvert, et de shorts collants… Berg détourna les yeux. Le directeur par intérim, Ser Rinetti, présentait au personnel son nouveau chef, « diplômé de l'École hôtelière de Chamonix », avant de lui donner le micro.
Des sécurités de niveau B4… Différence de potentiel dans les charges électrostatiques… Interrompre aussitôt… Couloir d'ionisation… Ser Ija Bawili… Mon vieux Martin, tu n'as aucune expérience de direction, alors es-tu…
Aucune expérience de direction ? Il lui semblait pourtant que son arrivée au Solhoolie se perdait dans un passé profond, enfoui sous les strates épaisses du souvenir.
Et il s'écouta répéter quel grand plaisir c'était de prendre une si passionnante fonction… L'expérience, Martin Berg la possédait déjà lorsqu'il avait débarqué au Solhoolie.
Que s'était-il passé entre l'Hyperbo et le Magnifique ? Essaie de te souvenir, c'est important. L'Arabian Cooper de Nazzola et le…
Mais alors, entre l'arrivée de Martin Berg au Magnifique et le moment que tu es en train de vivre, que s'est-il passé ?
Car il avait déjà vécu cette arrivée, il en était sûr maintenant. Et il lui fallait revivre la suite : les applaudissements rythmés du personnel, puis sa disparition dans le mouvement des descenseurs, le geste vain qu'il avait esquissé pour prendre le bras du gros Rinetti, sa propre descente, la nausée…
Il retrouva enfin la vaste pièce où l'attendait l'Iman Andraoud, dans un décor de divans, de bar, de plantes vertes, de tapis beige et brun. Il reconnut la table de verre et le petit homme mince qui se levait du divan violet. Le crâne rasé, la moustache noire et la longue abud blanche de l'Iman Andraoud.
« Bienvenue, Directeur. Je suis l'Iman Andraoud. »
Et l'homme tendait la main droite, la paume en avant.
De nouveau, le problème se posait : devait-il refuser le contact ou saisir poliment cette main tendue ?
« Soyez sans crainte, Directeur. Le système B4 n'est pas connecté. Appelez-moi Selim. Martin Berg et moi avons des rapports extrêmement cordiaux. Diriger un hôtel Magnifique est un métier dangereux, je le reconnais. Et je suis très heureux de vous revoir, après l'accident qui vous a coûté la vie. Vous paraissez un peu plus jeune que le premier Martin Berg, et il faudra arranger ça… »
Berg sentait ses oreilles crépiter en le brûlant comme un ionisateur mal réglé. Il eut deux ou trois déglutitions difficiles et dit : « Je suis un clone, n'est-ce pas, Ser Iman ? ».
Le sourire de Selim Andraoud se transformait insensiblement en un rire sincère. L'Iman leva une main aux longs doigts bruns et agiles qui semblaient pianoter dans le vide une mélodie syncopée.
— « Oui, vous êtes un clone de Martin Berg. Vous êtes presque Martin. Vous serez tout à fait lui quand le transfert de mémoire sera achevé…
— Qu'est-il arrivé réellement ?
— Vous ne le devinez pas..? Le premier Martin Berg, directeur du Magnifique de Solhoolie, est mort en même que le président Ija Bawili… Et le chevreau qui devait servir à l'expérience. Par chance, il n'a pas été volatilisé comme le président et le chevreau… Par chance ou par malchance, je ne sais… S'il avait disparu, vous auriez reçu les éléments ribo-mémoriels que nous détenions dans un coffre… mieux protégé que le directeur lui-même. Vous savez que cela se fait habituellement pour les personnages importants. Vous seriez devenu le Martin Berg d'il y a quelques mois et tout aurait été dit. Mais les spécialistes estiment qu'il vaut mieux, quand on le peut, éviter toute solution de continuité dans un transfert clonal. Et puis ce transfert doit rester secret, vous vous en doutez. La caractéristique principale des Magnifique est justement le degré absolu de sécurité qu'ils assurent. Nous devons préserver à tout prix cette réputation. Il est essentiel que le nombre de personnes informées de l'accident soit aussi réduit que possible. Nul ne doit pouvoir deviner. Mais en quelques mois, votre… prédécesseur avait pu changer. Il aurait pu contracter une habitude nouvelle, modifier son comportement sur un point précis, se découvrir une nouvelle maladie, séduire une fille… Pour cette raison aussi, il était préférable d'éviter toute solution de continuité. Enfin, l'accident lui-même constituait une extraordinaire expérience qui méritait d'être transférée. On a donc recueilli les ribo-éléments mémoriels de Martin Berg après sa mort, et ce sont ceux-là que vous avez reçus.
» Malheureusement, comme cela arrive parfois, ces ribo-éléments ont été perturbés par le choc. La mort de Martin Berg a été presqu'instantanée. Presque, seulement… Martin a eu le temps de penser, avant de perdre conscience, à son arrivée au Magnifique de Solhoolie, un événement qui l'avait beaucoup frappé. Depuis ce moment-là, il avait redouté un accident comme celui qui allait le tuer. Mais cette sorte de court-circuit temporel a eu des conséquences graves. Un blocage s'est créé. Les souvenirs de la période située entre l'arrivée de Martin Berg à Solhoolie et sa mort (c'est-à-dire toute son expérience de directeur de Magnifique) sont devenus en grande partie inaccessibles pour vous. Certains autres souvenirs sont également brouillés ou estompés. Et les images déformées de l'accident et de l'arrivée à Solhoolie envahissent tout, vous obligeant à revivre sans cesse ces deux séquences…
» Il est indispensable de lever ce blocage très vite. Vous comprenez que le temps presse. Vous voyez maintenant pourquoi vous devez reprendre votre poste sans délai ? Alors, voici ce qui a été décidé. Vous allez revivre une fois de plus l'accident. Mais dans la réalité et non à travers le mémoire du premier Martin Berg. Vous rencontrerez un véritable Ija Bawili. Un clone, naturellement. Le premier Ija Bawili a été désintégré et le clone a reçu les ribo-éléments de stock. Il n'a aucun souvenir de l'accident, bien entendu. Mais il souhaité en connaître exactement les circonstances. Il sera là pour la simulation et pour la conférence… reportée en raison d'une brusque indisposition de son prédécesseur. »
Martin Berg osa à cet instant fixer son regard sur l'œil de l'inconnu. Il se sentit immédiatement repris par la confusion. Terrible, la hiérarchie… Intolérable, cette nécessité de se soumettre, ne serait-ce qu'en apparence. L'attitude conditionne l'état d'esprit.
Il demanda : « Mais nous n'allons pas revivre l'accident ? ».
L'Iman Andraoud eut un fin sourire.
— « Non, pas l'accident, seulement les circonstances… avec l'éclair bleu et la désintégration du chevreau. Rassurez-vous, tout ira bien… L'expérience sera concluante.
— Et les spécialistes pensent que le blocage mémoriel sera levé ?
— Ils le pensent. Je crois qu'ils ont raison. Voyez-vous, l'accident sera effacé, littéralement effacé. Il n'en restera plus qu'un mauvais rêve. Tous vos souvenirs afflueront. Vous serez complètement et définitivement Martin Berg, directeur du Magnifique de Solhoolie.
— Et si… Et si cela n'arrivait pas ?
— Vous voulez dire : si le blocage n'était pas levé, malgré tout ? Ce serait très regrettable. Il nous faudrait éveiller un deuxième clone qui recevrait les ribo-éléments en stock, ceux qui n'ont pas été marqués par l'accident. Cela ferait beaucoup de temps perdu et nous aurions beaucoup de peine à garder secret l'événement…
— Et moi, dans ce cas ?
— Je suis désolé. » dit Selim Andraoud. Son geste montrait qu'il était, en effet, sincèrement désolé.
— « Je serai tué ?
— Détruit… Il n'y a pas d'autre solution. »
« Mon cher Directeur, » dit Ser Ija Bawili en levant son verre de vodka de palme, « tous les participants à cette conférence, et moi le premier, se présentent ici dans le but de trouver un terrain d'entente, et donc de raffermir entre nous les dispositifs de paix. »
Berg hocha la tête d'un air approbateur. C'était bien le même langage ampoulé et à peu près les mêmes mots. Le nouvel Ija Bawili ne possédait pas les souvenirs de l'ancien, mais il avait bien appris sa leçon.
« Néanmoins, » poursuivit-il en souriant avec une certaine moquerie, « nous savons tous combien la disparition de l'un ou l'autre d'entre nous serait capable de satisfaire quelques-uns de ceux qui survivraient. »
Martin but une gorgée, se leva en vérifiant la différence de potentiel à son indicateur de poignet. Les mots affluèrent à ses lèvres.
— « Tout cela est évident, Ser Président. La caractéristique principale des Magnifique est justement le degré absolu de sécurité qu'ils assurent. Je vais vous faire une démonstration… »
Il appela le technicien qui surgit du sphincter ionisateur en tirant le chevreau par son licol. Pauvre bête. Celui-ci était d'un blanc un peu moins pur que le précédent.
Martin débita les explications que l'autre Martin Berg avait fournies à l'autre Ija Bawili. Puis il remit au président la carotte apportée par le technicien. « Magni ! » Il pensa que le deuxième chevreau portait sans aucun doute un autre nom. Mais quelle importance ?
Le président cria à son tour : « Magni ! ».
Le chevreau dressa l'oreille mais ne bougea pas.
— « Elle s'appelle Glenda. » dit le technicien. « C'est une fille.
— Glenda ! » fit le président.
La bête regarda Ija Bawili et s'élança vers lui.
L'accident… Martin Berg comprit. Que le président et le chevreau soient volatilisés ensemble était une possibilité. Oui, cela avait pu arriver. Mais lui ne pouvait pas être tué en même temps. Le système B4 était ce qu'il était, il y avait là une impossibilité matérielle.
Martin Berg retint son souffle. Un éclair éblouissant. Le chevreau disparut. Ija Bawili eut un rire poli.
Martin demeura stupide, haletant, muet, bras pendants. Le blocage mémoriel avait sauté. Tous les souvenirs affluaient. Et le dernier… Non, Martin Berg n'était pas mort dans l'accident. Il avait été exécuté quelques heures plus tard dans son hôtel même. Après qu'on lui avait prélevé les ribo-mémoriels qui serviraient à son successeur. Pas étonnant que le choc ait provoqué un blocage ! Mais maintenant, Martin se souvenait… Il se retourna. L'Iman Andraoud était derrière lui.
— « Cela vous servira de leçon, n'est-ce pas, mon cher Directeur ! »