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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

le Village au centre du monde

Est-ce qu’on pouvait appeler ça rentrer chez soi avec les honneurs de la guerre ? Gilbert Prelly — plus connu sous divers pseudonymes à consonance anglo-saxonne — se posait la question instinctivement, mais il se moquait de la réponse. De toute façon, il rentrait dans la charrette des envahisseurs et il serait considéré par les gens du village comme un salaud de Parisien arabisé.

L’essentiel, c’est le contrat, se dit-il en s’étalant avec une certaine volupté sur sa moelleuse banquette de première classe. Un contrat signé par un roi du pétrole, camarades, un des plus puissants personnages du Golfe. Il regarda discrètement sa voisine qui était, bien entendu, riche, belle et sapée comme un modèle de Jour de France. Il se sentit modeste. N’exagère pas, Alan — je veux dire Gil. Le cheik Medani n’a pas signé ce truc en personne. C’est sans importance. Le paraphe du troisième attaché du fondé de pouvoir d’un Medani vaut de l’or. De l’or, de l’or noir et du dollar…

Gil leva un œil vers le filet où se trouvait le vieux sac de cuir, craquelé et luisant d’usure, qui lui servait d’attaché-case. « Attaché-case, mon cul ! » se dit-il à mi-voix en cherchant à quel personnage d’Alan Prell il pourrait prêter cette remarque philosophique. À moins qu’Alan Prell ne soit crevé pour toujours, mais ç’aurait été trop beau. Quoi qu’il en soit, le contrat était dans le sac, solide comme… mettons comme le dos d’un chameau du désert. Et Gil avait encaissé le chèque d’avance. Tout allait bien.

Enfin, presque… Gil observa d’un air détaché l’officier en retraite assis en face de lui. L’homme lisait son Figaro avec beaucoup de distinction. Le Figaro existait encore, tiens. Jour de France, par contre, semblait avoir disparu depuis cinq ans, dix, quinze ou plus. C’est la vie. Et dans la vie, il y avait deux choses terribles : le pétrole et la mort. La mort et le pétrole… Après s’être assuré qu’aucun de ses voisins de compartiment n’avait les yeux sur lui, il sortit la lettre de la poche de son blouson et la déplia. C’était sans doute une farce d’un copain pour lui foutre la trouille. Sauf qu’il n’avait pas de copain. (Mais, enfin, il connaissait des gens et les salopards ne manquaient pas dans le métier…)

Le message, des plus brefs, avait été tapé à la machine, probablement une I.B.M. à boule. Il le relut pour la cinquantième ou la soixante-dix-neuvième fois.

En italiques : Nous vous proposons un titre pour votre livre.
Au-dessous, en capitales droites : Thanatos and petroleum.
Et de nouveau en italiques : Ce serait aussi pour vous un excellent sujet de méditation. Le climat de Gonferrac n’est plus ce qu’il était.
Suivait une signature ridicule : Abel Caïn.

Une farce, se dit-il. Une farce stupide. Tu ne vas pas te laisser prendre à ce genre de conneries, Alan Prell — je veux dire Gilbert Prelly ! Il remit la lettre dans sa poche. Bon, en arrivant au Magnifique, il la montrerait à Cecilia, enfin à miss Vought. Elle en rirait certainement avec lui ; mais il serait rassuré.

Tout va bien, pensa-t-il.

Il regarda un moment le paysage filer devant lui. Il se rendit compte qu’il avait fait le voyage depuis Paris le dos en avant. À reculons, quoi. Un symbole. Est-ce que tu as peur à cause de cette lettre imbécile ou simplement parce que tu rentres chez toi comme serviteur des magnats du pétrole qui occupent le pays ?

En fait, il avait retardé son départ au maximum. Mais le contrat stipulait qu’il serait présent pour l’inauguration du Magnifique. Et miss Vought lui avait téléphoné pour l’informer que la cérémonie serait sans doute avancée de quelques jours car l’emploi du temps — chargé — du cheik Medani l’exigeait. Il était parti un peu à contrecœur. Mais le contrat était dans son sac. Et dans une heure ou deux, il serait à Gonferrac.

Il détourna les yeux. Déboisé, saccagé, le paysage devenait de plus en plus sinistre à mesure qu’on approchait de Brive. Par contre, la ville avait beaucoup grandi. Elle s’était fortement industrialisée, et le nombre des chômeurs avait triplé en dix ans, d’après ce qu’on disait. Et maintenant, les rois du pétrole avaient décidé de faire main basse sur la région… Le train ralentit pour pénétrer dans l’agglomération. Gilbert regarda sa montre : 12 h 25. Grâce au chèque du cheik, il allait pouvoir s’offrir un bon repas au buffet de la gare. Après, on verrait.

Il se leva pour attraper sa valise et son sac.

Impressionnant, le nombre et la variété des uniformes qui traînaient sur le quai de la gare. Il y avait aussi des chiens, des singes et des oisons. Les oisons, entassés dans des caisses à claire-voie, partaient vivre leur vie entre Munich et Popengart. Les chiens tenaient en laisse des filles bottées, aux longues cuisses et aux cheveux bleuissants. Les deux petits singes étaient accroupis au pied d’un homme maigre, vêtu d'une djellaba bleue et portant autour du cou un collier fait de grosses boulles d’or. Les uniformes, rangés par espèces, aviateurs, fantassins, flics, s’interpellaient d’un groupe à l’autre avec une certaine hostilité. Mais en même temps, ils avaient fait un vide autour de l’homme en djellaba et de ses compagnons. Ils l’entouraient d’un cercle presque tangible de haine et de mépris.

C’est ainsi que Gil fit connaissance avec le docteur Ahmed Khaïber.

L’homme lui dépêcha un de ses singes. Dans la cohue, Gil se sentit pincé à la jambe sans avoir vu arriver l’animal. Puis il baissa les yeux et hurla de terreur. Pour un auteur de romans d’espionnage, il manquait un peu de sang-froid. Il est vrai que ses livres ne se vendaient plus depuis un certain temps, ce qui lui sapait le moral et lui rongeait les nerfs. Il ne sut jamais comment Hofnouf, le petit singe, avait pu le repérer dans la foule : cela faisait partie des secrets du docteur Ahmed Khaïber, de l’Arab Security Agency. À ce moment, Gil vit l’homme en djellaba bleue, avec le deuxième singe près de lui, et l’homme lui faisait signe d’approcher. Il comprit qu’il se trouvait devant le comité d’accueil. Une minute plus tard, il se vit encadré par deux gardes du corps en complet veston, tous deux moustachus et chauves.

Pourquoi ce déploiement de force ? Tiré par le singe, poussé par les gorilles, Gil se trouva en face de l’homme en djellaba bleue, qui lui tendait sa main baguée.

« Docteur Khaïber, ancien interne des hôpitaux de Paris, et, naturellement, grand ami de la France. Très heureux de vous rencontrer, monsieur Alan Prelly.

— Gilbert Prelly. » rectifia Gil sur un ton un peu sec.

Il commençait à se demander s’il n’était pas allergique au poil de singe.

Ici, donc, c’était eux les nouveaux maîtres. À Paris, la colonisation américaine était désormais visible à l’œil nu. Et le poids de la domination culturelle anglo-saxonne devenait très lourd. Gil rencontrait tous les jours l’intelligentsia bilingue, plus affairée qu’affairiste, dont la seule raison d’exister était de véhiculer cette domination. L’arrivée des Arabes opposerait-elle un frein à la mainmise américaine ? Probablement non. Les banquiers américains et les pétroliers arabes devaient agir en plein accord. Il s’agissait sans doute d’une sorte de Yalta économique, plus subtil que le premier, avec détérioration des zones d’influence, ou quelque chose comme ça.

Tant pis. Changer de maîtres de temps en temps, ça fait du bien. De plus, Gil pourrait signer son bouquin sur les hôtels Magnifique de son vrai nom — de son nom français. Et ça, c’était bon.

Tout de même, se dit-il en montant à l’arrière de la Cadillac, pour qu’un important personnage de la Sécurité arabe vienne me chercher à la gare avec ses singes et ses gardes du corps, il faut qu’il y ait quelque chose derrière cette histoire de livre…

La voiture fila vers le sud, respectant à peine les signaux et méprisant ostensiblement les limitations de vitesse. Les gens du Golfe se savaient intouchables. L’arrogance avec laquelle ils traitaient les flics français était assez réjouissante. Gil eut deux ou trois occasions de se sentir vengé ; puis il oublia ses vieilles rancunes et revint aux problèmes immédiats.

« Vous vous étonnez peut-être de ma présence à la gare ? » fit le docteur Khaïber d’une voix suave.

Suave comme ses gestes, comme l’expression de son visage osseux, comme son regard clair, rêveur et profond. Conduite par l’un des gorilles chauves, la voiture se balançait sans lourdeur dans les lacets d’une route droite qui serpentait à travers la forêt de châtaigniers.

Miss Vought (Cecilia) avait employé cet argument pour convaincre Gil. Cet argument-là parmi d’autres : « Les Arabes connaissent la valeur des arbres. Ils feront tout pour défendre la forêt… ».

— « Je suis très sensible à l’honneur que vous me faites, mais… »

La voix du docteur Khaïber se fit plus douce encore.

— « J’ai vingt-quatre heures d’avance sur l’Histoire, cher Monsieur. C’est une habitude à prendre. »

L’homme de l’A.S.A. se tenait à l’autre bout de la banquette, assis dans une posture hiératique, pareil à une statue de sage ou de roi. Il avait joint ses longues mains brunes sur son ventre plat. Il penchait légèrement la tête vers la vitre, à sa droite. Il s’adressait à Gil sans le regarder. Et il ne regardait pas non plus le paysage.

« Le château de Gonferrac, devenu le premier hôtel de la chaîne des Magnifique dans votre pays, sera peut-être un jour un haut lieu du monde. Son Excellence le cheik Medani l’espère ainsi. Mais je crains qu’avant deux jours, le village de Gonferrac ne soit un des endroits les plus célèbres de la planète. Sans que nous l’ayons voulu… »

Gil attendit la suite qui ne vint pas. Le docteur Khaïber s’était enfermé dans une rêverie hautaine. Et Gil avait l’impression que le siège arrière de la Cadillac avait un kilomètre de large et que lui-même était séparé de son interlocuteur par la moitié du désert d’Arabie. Il retint la question qui venait à ses lèvres. D’abord il ne savait pas comment la formuler. Et puis il avait sans doute intérêt à se montrer patient s’il voulait faire bonne impression.

L’Histoire avec un grand "H"… De toute façon, cette chienne enragée n'était jamais bien loin… Naturellement, je l'ai toujours su. L'affaire du livre sur la chaîne des Magnifique cache quelque chose de dix fois, de cent fois plus important.

Il calcula : dix fois, cent fois… Ou mille ? Ce qui n'avait aucun sens… Il contempla le paysage. Il n'était pas revenu à Gonferrac depuis le départ de sa mère, un an après la mort de son père. Il s'était un peu fâché avec son frère Roger. Seuls les souvenirs l'attachaient encore à ce village. Il avait passé toute son enfance à Gonferrac. Son enfance qu'il avait racontée dans un roman autobiographique intitulé la Vallée du temps profond. Et quinze ans plus tard, ce livre avait attiré l'attention de miss Vought, qui dirigeait en France le service des relations publiques du cheik Medani. L'enchaînement des circonstances n'était pas clair. Le bouquin sur les Magnifique serait le premier qu'il signerait de son vrai nom depuis la Vallée du temps profond. Et il roulait vers Gonferrac, enfoncé dans un siège de Cadillac profond comme le temps vers Gonferrac où il avait rendez-vous avec l'Histoire !

… Est-ce qu'on pouvait appeler ça rentrer chez soi avec les honneurs de la guerre ?

Première surprise : le château était intact. Les Arabes l'avaient restauré sans excès ni mesquinerie et ils avaient planté l'hôtel Magnifique à l'autre bout du parc. Deuxième surprise : cet hôtel ne ressemblait à rien de connu. Cecilia (miss Vought) avait prévenu Gil et lui avait montré des photos qu'il avait regardées distraitement. Malgré tout, il ne s'attendait pas à quelque chose d'aussi différent. Troisième surprise : les gens du pays se mélangeaient sans trop de problèmes avec les envahisseurs basanés. Gil était finalement un peu déçu. L'argent n'a pas de couleur. Le racisme ne s'étend pas jusqu'aux pétrodollars… Très bien. Le commerce avait l'air de marcher, bien qu'on soit seulement au mois de juin, avec un temps des plus médiocres.

Le docteur Khaïber avait demandé s'il préférait loger à l'hôtel ou au château. Et Gil avait choisi le château, afin de régler un vieux compte avec les désirs et les rancœurs de son enfance. Pour le fils d'un pauvre paysan du village, coucher dans une des plus belles chambres du château, cela faisait partie des honneurs de la guerre.

Il relut son contrat, n'y trouva pas de pièges, ni d'obscurs recoins dans lequel l'Histoire aurait pu cacher son panache blanc. Puis il s'étendit sur le lit à baldaquin. Le drapé des tentures soyeuses tombait très bas. La lumière révélait quelques trous minuscules dans l'étoffe. Le sommier était dur. Gil avait en outre l'impression de se trouver à l'intérieur d'une de ces pyramides creuses que les occultistes utilisent pour momifier les oranges, les crapauds et la vésicule biliaire de leur vieille tante.

Il se leva d'un bond. Il regrettait maintenant de n'avoir pas choisi l'hôtel où les lits devaient être équipés de matelas à eau. « Pour rendre justice à la chaîne des Magnifique, » avait dit miss Cecilia Vought, « six étoiles ne seraient pas de trop ! »

Gil regarda le portrait qui donnait son nom à la pièce. Un mètre cinquante sur deux. Fin xviie ou début xviiie. Une pâle jeune femme au regard totalement désespéré. Il soupira. « Je crains qu'avant deux jours, le village de Gonferrac ne soit un des endroits les plus célèbres de la planète… » Je me demande ce que ces salopards sont en train de manigancer !

La chambre au portrait était maintenant munie d'un combiné téléphone-télévision. En faisant le a 5, Gil pouvait obtenir une synthèse des dernières informations… Il avança vers l'appareil, appuya sur la touche de connexion puis renonça. Son cœur battait comme un fou. Il avait peur. Si tu ne vas pas à l'Histoire… Non, merde. Il préférait qu'elle vienne le prendre par la main pour le conduire, euh, au bord du gouffre… Yak ! C'était une belle formule. Il répéta pensivement : « Au bord du gouffre… » et l'association d'idées lui fut fatale. Au bord du gouffre… Au bord des dents ! Mon estomac… Où est-ce que je vais trouver un endroit pour dégueuler dans cette piaule d'aristo ? Il fit trois tours sur lui-même pour essayer de repérer la porte de la salle de bains ou du cabinet de toilettes, mais il n'eut pas le temps d'arriver à bon port. Il vomit sur le plancher ciré et pluricentenaire. Comme la nausée persistait, il fit un pas de plus en direction de la porte qu'il avait enfin repérée ; il voulut traverser la mare de dégueulis, posa son pied maladroitement et glissa sans pardon. Un dixième de seconde plus tard, il se roulait dans les déchets à demi digérés de son repas de midi — ou plutôt de deux heures — comme un héros d'Alan Prell dans le stupre et l'abjection.

Non de Dieu, que va penser la femme de chambre ? Ce n'est pas ma faute si leur cuisine est dégueulasse, mais… La chambre au portrait était maintenant flanquée d'une salle de bains ultramoderne. Le peu de cochonneries qui restait dans son estomac délabré, Gil put le dégueuler tranquillement dans une cuvette automatique qui rota en échange un parfum de menthe et de rose… Pour le parfum, ils sont les rois. Je leur ferai comprendre dans mon bouquin que pour la bouffe, il vaut mieux faire confiance aux bonnes femmes du Périgord. Wafe ! Il transforma en serpillière une serviette double-éponge et entreprit de nettoyer « le malheur » (comme disait sa mère). En toute hâte, de peur d'être surpris dans cette triste position par la femme de chambre ou par l'Histoire.

Maintenant, il crevait de faim.

Il s'offrit un gin tonic faute de mieux, puis les événements se précipitèrent comme cela se produit quelquefois quand l'Histoire est sur le point d'arriver. Il n'avait pas fini son verre qu'une sonnerie musicale — sur trois notes — l'attirait vers le combiné. Il leva une main qui sentait encore le vomi, hésitant entre le téléphone et le téléviseur. Un zigzag sur l'écran, comme un éclair schématisé : c'était le téléviseur. La pointe de l'éclair indiquait une consigne imprimée au bas de l'écran : Appuyez sur la touche a 1. Gil obéit. Le sourire mauve de Yasmina s'épanouit en lieu et place du zigzag gris. C'était une hôtesse du Magnifique. Elle apprit à Gil que sa belle-sœur, madame Roger Prelly, souhaitait le rencontrer le plus tôt possible. À toutes fins utiles, elle l'invitait chez elle, au garage Citroën, sur la route de Sarlat. Bien, bien. Gil se souvint que son frère, avec l'argent des terres vendues aux Arabes, avait divorcé et épousé en secondes noces — comme on dit encore ici — la fille d'un garagiste cirrhotique… Il n'eut pas le temps d'épiloguer. L'appareil lui commanda aussitôt d'appuyer sur la touche b 2. Gil exécuta l'instruction machinalement.

Le sourire de Cecilia (miss Vought) tirait sur l'écarlate. Une touche de rouge sur ses pommettes osseuses, une touche de fièvre dans son regard que les lentilles cornéennes voilaient de façon imperceptible, une mèche fauve sur un large front d'intellectuelle : Gil retrouvait avec plaisir la femme de sa vie — celle qui lui avait rendu son nom.

« Je voudrais préciser que le docteur Khaïber est vraiment médecin. » fit-elle d'un air préoccupé. « Le titre de “docteur” n'est pas du tout honorifique en ce qui le concerne. Et il y tient…

— OK. » dit Gil. « Je suis informé. Le docteur Ahmed Khaïber est ancien interne des hôpitaux de Paris. L'Histoire est seulement son dada. Il a l'habitude d'être en avance de vingt-quatre heures sur elle… »

Miss Vought se dérida un peu.

— « Le docteur Khaïber est aussi un des meilleurs neuropsychiatres du monde. » dit-elle gravement. « Et il est également un des meilleurs spécialistes de ce qu'on pourrait appeler la “guerre encéphalogique”. Le stade après la guerre psychologique, si vous voulez.

— Je sais. » dit Alan Prell, qui était lui aussi un spécialiste — mal payé. « La manipulation de la mémoire, de la volonté, de la conscience et, d'ailleurs, de toutes les fonctions du cerveau. Exact ?

— Et c'est à ce titre que le docteur Khaïber a été nommé directeur de l'Agence de sécurité arabe.

— J'ai donc eu l'honneur d'être accueilli à la gare par le directeur de l'A.S.A. Eh bien !..

— Ne vous vantez pas ! » dit-elle. « Le docteur Ahmed Khaïber n'est directeur de l'Agence que depuis une heure. C'est que, voyez-vous, l'Histoire a commencé à rattraper son retard. Ne ricanez pas. En ce moment-même, une navette spatiale américaine met en place un dispositif destiné à observer tous les mouvements suspects dans un rayon de deux mille kilomètres autour de Gonferrac. Exactement : autour de Gonferrac. Quant à vous… bon, je vous rappellerai dans six minutes. À bientôt. »

Gil porta la main à son estomac et se tassa sous le coup de poignard d'une crampe. Il se précipita vers le bar dissimulé dans la table de chevet xviie. Mais voilà : était-ce l'émotion, la peur ou simplement une séquelle d'indigestion ? Le traitement dépendait du diagnostic. Il hésita. Le combiné émit un vague bruit de fermentation. Il se retourna… Appuyez sur la touche b 3Voici. Jane, l'hôtesse blonde au sourire carmin.

« Vous êtes sur la chaîne King Royal, circuit international de télévision des hôtels Magnifique. Voici, retransmises par satellite, les dernières informations nous… »

Gil coupa, d'instinct. Encore une minute, madame l'Histoire. Il eut un regard traqué vers la porte et les deux hautes fenêtres. Il pouvait ficher le camp… Enfin, il pouvait aller faire un tour dans le parc, la campagne, le village et préserver son ignorance un quart d'heure ou une heure de plus. Si la Sécurité arabe le permettait…

Le téléphone sonna. Gil fit un pas vers la porte, deux vers l'appareil, écouta les battements désordonnés de son cœur. La sonnerie modulée et mellifique du combiné était l'équivalent sonore des éructations parfumées qui permettaient à la cuvette des chiottes d'exprimer ses états d'âme. Si je ne réponds pas, je dégueule dans cinq secondes et je fais un infarctus dans un quart de minute !

« C'est Colette ! » minauda une voix un peu béjaune.

Gil chercha. Il lui semblait que sa cervelle descendait en chute libre dans un ascenseur rapide.

« La femme de Roger. » précisa l'interlocutrice.

Gil se réveilla. Le garage sur la route de Sarlat. Même pas un kilomètre du château… L'occasion rêvée de disparaître une heure ou deux. Il cria : « J'arrive tout de suite ! » d'un seul élan de son souffle, raccrocha sur un borborygme de surprise.

Le sentiment d'avoir joué un bon tour à l'Histoire lui procurait une jubilation intense. Mon blouson, mes sandales… mon sac ! Il pouffa à l'idée qu'il n'osait plus aller pisser sans prendre son précieux contrat.

Le rez-de-chaussée du château, il l'avait visité plusieurs fois. Sortir par les cuisines, franchir deux ou trois haies, ramper sous une barrière ne lui semblait pas impossible. Pari tenu, Alan — je veux dire Gil.

Le château semblait vide. À mi-parcours, il abandonna sa dignité crispée et fonça. Trois ou quatre minutes d'une ruée démente : il jaillit hors du domaine comme un sanglier roussi d'un fourré incendié. La sueur qui dégoulinait sur ses yeux l'aveuglait totalement. Il dut s'essuyer le visage avec le pan de sa chemise pour lire l'heure : 15 h 58 ou 59, quatre heures, quoi. Le temps était devenu brusquement orageux. La vallée baignait dans une chaleur de soupière.

Arrivé à la route de Sarlat, il reprit sa dignité, mit les mains dans les poches et se déguisa mentalement en un touriste qui n'aurait jamais entendu parler de l'Histoire.

Deux ou trois minutes plus tard, il se croyait projeté dans un roman de Prell. Ou de retour à la gare de Brives. La sortie du village se trouvait tout à coup quadrillée par d'invraisemblables personnages, à pied, à cheval et en voiture. Gil leva les yeux au ciel pour essayer de distinguer le satellite américain. Il ne vit que l'hélicoptère de la gendarmerie. En oubliant de regarder ses pieds pendant cinq secondes, il butta contre un type vêtu d'une combinaison blanche et qui tenait une espèce de boîte à la main. L'homme cracha une sorte de juron anglo-saxon. Gil fit juste assez attention à lui pour se rendre compte qu'il n'était pas arabe. Mais deux Arabes en burnou marchaient sur la route un peu plus loin. Un groupe de soldats se tenait l'arme au pied devant les camions militaires arrêtés sur le parking de la coopérative agricole.

Gil repéra des hommes en blanc dans la campagne, principalement autour d'un bosquet de chênes et le long d'un ruisseau bordé d'aulnes. Il vit deux hommes en bleu sur le toit d'une villa : l'un avait une arme et l'autre une paire de jumelles. Des hommes en jaune s'affairaient autour d'un véhicule tout-terrain, apparemment embourbé dans une ancienne sablière. Des hommes en bleu (plus foncé que celui des hussards du toit) montaient la garde sous un panneau publicitaire. Des hommes en vert… Non ! Pas des hommes. Les silhouettes vertes étaient celles de trois jeunes filles en uniforme d'hôtesse de la chaîne Magnifique qui s'esclaffaient en montrant du doigt les mecs de toutes les couleurs.

Il y avait aussi, naturellement, les gens du pays qui vaquaient dans la grisaille et les touristes incolores et inodores.

Gil continua sa route. Il voyait le garage au bout de la ligne droite, avec une voiture de flics à côté des pompes. Le refus de savoir bourdonnait dans sa tête. Je m'en fous ! Je m'en fous ! Il se donna une heure. À cinq heures… non, à cinq heures un quart, je me renseigne. Pas avant !

Il avait trente-huit ans, son frère Roger deux de moins. Sa belle-sœur, qu'il voyait pour la première fois, en paraissait à peine vingt-cinq. Je n'aurais jamais cru que ce petit salaud soit aussi fort en mécanique, se dit-il pensivement. En tout cas, il ne s'attendait pas à un accueil aussi chaleureux. À peine eut-il sonné un coup à la porte d'une villa neuve, toute en verre surpoli et en tuiles rouge sang, qu'un orage blond s'abattait sur lui, le faisait vaciller et lui léchait la figue des yeux au menton. Il crut un instant avoir affaire à un gros chien frisé. Mais le chien déclara s'appeler Colette et être follement heureuse. C'était bien la fille du garagiste. Elle recula d'un pas et dit à Gil qu'il avait l'air plus jeune que sur ses photos. Il la suivit dans un couloir plein d'aquariums. Elle se retourna et lui demanda s'il avait apporté son compteur Geiger. Compteur Geiger ? Une histoire d'uranium ? J'y suis : les Arabes ont découvert un fabuleux gisement à Gonferrac. Voilà pourquoi… Il éclata de rire.

« Je suis seulement venu ici pour écrire un livre sur les hôtels Magnifique. Euh, c'est un livre qui m'a été commandé par le cheik Medani. J'ai apporté mon stylo et mon magnétophone. »

À ce moment, Colette regarda Gil d'un air terrifié. Gil ou quelque chose derrière lui. Et elle se mit à hurler. Gil se sentit pincer à la jambe et cria à son tour. C'était Hofnouf, un des singes du docteur Khaïber.

« Je me demande comment cette sale bête a fait pour me suivre sans que je m'en aperçoive ! »

Le singe poussa un piaillement de colère. Colette se ressaisit aussitôt. Elle s'approcha de Gil et posa la tête sur son épaule.

— « Excuse-moi. On a les nerfs à vif. Je pense qu'on ne risque rien avant l'arrivée du cheik Medani. Mais enfin, un accident est toujours possible. Et puis on ne sait pas quand le cheik va arriver. Demain ? Après-demain ? Peut-être jamais. À la télé, ils viennent de dire que la date de l'inauguration était modifiée. Alors le cheik Medani peut arriver n'importe quand ! Tu te rends compte d'une poudrière ! Naturellement, Roger veut que je parte. Je lui ai dit : “Pas question ! Si tu restes, je reste. Tu es mon mari et…”. Qu'est-ce que je te sers, Gilbert ? Je cause, je cause… Viens voir ce que j'ai dans mon petit bar. Roger est allé dépanner une grosse américaine. C'est pas le boulot qui manque. Maintenant, la question est de savoir ce que cette histoire va donner pour les affaires. Y a déjà pas mal de touristes qui sont en train de plier bagage. Mais y en a d'autres qui arrivent. Alors, comme ça, tu n'as pas de compteur Geiger ? Moi, ça m'aurait intéressé d'aller à la chasse avec quelqu'un… avec toi. Je me demande si on en trouve dans le commerce, de ces trucs. Et le singe, qu'est-ce qu'on en fait ? Les Arabes du château en ont plein. Il paraît que ça porte la poisse… »

Hofnouf se mit à hurler et se précipita vers la baie vitrée du côté de la route.

« Et les A.B.C. ? » demanda encore Colette. « Tu les connais, toi ? Tu les as vus ? D'après la télé, y en a qui sont déjà là ! C'est quel genre d'uniforme ? Oh ! mon Dieu… »

Le petit singe se jeta violemment contre la vitre. Puis il finit par trouver une ouverture et s'éjecta en glapissant. Une Cadillac blanche venait de s'arrêter brutalement devant la maison, trois roues sur la pelouse, la quatrième sur la première marche de l'escalier.

« C'est la sécuriti ! » s'écria Colette. « C'est sans doute pour toi… »

Elle s'approcha de son beau-frère, se suspendit à son cou et chuchota : « C'est vrai, Gilbert, ce qu'on dit au village, que tu vas les aider à chercher la bombe atomique ? ».

L'arrivée des hommes de main du docteur Khaïber dispensa Gil de répondre.

Il n'avait pas échangé trois mots avec ses gardes du corps. Signes de tête, gestes feutrés et cérémonieux suffisaient pour se comprendre. Sur la route du village, une sorte de gendarme avait fait mine de vouloir stopper la voiture. Mais ce n'était qu'un velléitaire. Le chauffeur de la Cadillac ne l'avait même pas vu. Il avait reculé juste à temps. Un jeune.

Le château dressait ses tours rondes du xve, couvertes de lauzes patinées par le temps, derrière un majestueux rideau de chênes géants. Ce n'étaient pas les plus gros chênes que Gil ait jamais vus, mais c'étaient les plus hauts. On racontait cette réflexion du fondé de pouvoir du cheik Medani à l'agent immobilier : « Je donne deux millions de dollars pour le château et trois millions pour les chênes. ». Ce qui faisait cinq… Les constructions de l'hôtel avaient été dispersées curieusement à travers le parc très boisé. En fait, le plan d'ensemble avait été tracé par un ordinateur à partir de photos aériennes, de relevés topographiques et géologiques. Beaucoup de bâtiments, cachés au milieu des arbres, étaient invisibles de l'extérieur. À peine distinguait-on les passerelles qui les reliaient au cube central — l'hôtel proprement dit. Le Magnifique de Gonferrac ressemblait à un village baroque dont le château n'était plus qu'un élément.

Dans l'esprit du cheik Medani et de ses conseillers, un hôtel de l'avenir devait être tout à la fois un institut scientifique, un siège social d'entreprise, un magasin, une clinique, une agence de publicité, une ambassade, un refuge et bien d'autres choses encore.

La voiture prit une passerelle, un ascenseur et une autre passerelle. Gil avait l'impression de voler au-dessus des feuillages. Le véhicule s'arrêta enfin sur le toit du cube, à côté d'un hélicoptère marqué A.S.A. Là aussi, il y avait des guetteurs avec des longues vues et des sentinelles armées.

Miss Cecilia Vought attendait Gil dans une pièce pleine de fleurs, de tapis et de tableaux abstraits. Il l'écouta en luttant contre le sommeil au fond d'un cocon moelleux qui était une sorte de fauteuil.

« Les hôtels Magnifique sont beaucoup plus que des hôtels, je vous l'ai dit à Paris. Pour les constructeurs, ce sont aussi les bancs d'essai des villes de l'avenir. C'est très important. » insista-t-elle. « Pour comprendre le reste, il faut que vous admettiez ceci : le cheik Medani a une conception du monde. Et c'est une conception qui ne plaît pas à tout le monde. Ses pires ennemis ne sont peut-être pas, contrairement aux apparences, les révolutionnaires arabes, mais les dirigeants de la force A.B.C. Les gens de la force A.B.C., vous le savez sans doute, ont une vision totalement opposée à la nôtre.

— Mon contrat… » commença Gil.

Cecilia regarda sa montre-bague d'un geste suprêmement élégant.

— « Votre contrat, mon cher Gilbert, ne vous fait aucune obligation de rester à Gonferrac alors qu'une bombe atomique risque d'exploser dans les jours ou peut-être même dans les heures qui viennent. Mais nous sommes tous dans le même bateau… Et je crois que le docteur Khaïber a besoin de vous. Donc, si vous acceptez de rester et, éventuellement, de nous aider par votre connaissance du pays, nous vous soumettrons d'ici peu — c'est-à-dire aujourd'hui-même, tout à l'heure — un autre contrat beaucoup plus avantageux. Il est seize heures quarante-neuf minutes. À dix-huit heures, nous devons avoir une séance de travail ici, au cube central, huitième étage. Sous la présidence du docteur Khaïber, naturellement. En attendant, je vous conseille de rentrer chez vous pour vous reposer et réfléchir en écoutant les informations. Je vous demande simplement de ne pas vous absenter sans avertir le standard.

— Mon contrat. » dit Gil.

— « Je tâcherai de l'apporter à dix-huit heures avec le chèque d'avance ! »

Il retrouva sa chambre nettoyée et parfumée. Il rougit de honte. De toute façon, il allait demander à être logé à l'hôtel. À moins que…

À moins que je foute le camp tout de suite ! Il se sentait incapable de prendre une décision sans connaître un peu mieux la situation. Mais il avait juré d'attendre cinq heures et quart pour s'informer sur les faits et méfaits de l'histoire contemporaine. Pur entêtement. Gil Prelly refusait de comprendre, mais le romancier Alan Prell avait noué tous les fils à son insu.

Tous, non : il n'arrivait pas à distinguer le rôle qui lui était dévolu dans l'affaire.

Plus que cinq minutes… Il ne sera pas dit que j'aurai jeté l'éponge pour cinq minutes.

Il sortit de sa valise son complet de kongal. Il hésita puis renonça à se changer. S'il faut aller sur terrain, mon velours jean et mon blouson conviendront mieux. Au quart, il s'approcha du combiné et enfonça la touche a 5. L'appareil demeura silencieux. Puis une phrase scintilla sur l'écran en français, en anglais et en arabe : Aucune information n'est plus diffusée sur cette chaîne en raison de la gravité des événements. Veuillez appeler le central de l'hôtel Magnifique en précisant votre code personnel et le numéro de votre poste… Si Gil avait un code personnel, il l'ignorait. Mais pour Alan Prell, les choses étaient claires. Les terroristes arabes avaient décidé de faire sauter le cheik Medani avec une bombe atomique portative, le jour de l'inauguration de l'hôtel Magnifique de Gonferrac. La Sécurité arabe avait éventé le complot, de même que la force A.B.C., la police internationale chargée des problèmes atomiques, biogénétiques et chimioclimatiques. Gonferrac, ce minuscule village du Périgord, était désormais un terrain d'affrontement interarabe. Et aussi le lieu où deux puissantes agences mondiales allaient régler leurs comptes : ce n'était sans doute pas par hasard qu'elles se rencontraient en champ clos dans un pays neutre, même si elles n'avaient pas choisi les circonstances.

Si le cheik Medani ne venait pas à l'inauguration, il perdrait la face. Les diverses polices rassemblées à Gonferrac jouaient frénétiquement du Geiger pour repérer la bombe. Mais si les gens de la force A.B.C. découvraient l'engin, prouvant ainsi leur supériorité sur la Sécurité arabe, le cheik Medani aurait quand même perdu une bataille peut-être décisive.

Et ils ont fait appel à moi pour les aider à chercher la bombe, parce que j'ai raconté dans la Vallée du temps profond que je connaissais tous les coins, les trous, les puits et les grottes du pays mieux que personne ! (Mais, bien sûr, je me vantais !) Et, oh ! bon Dieu, ça prouve que le coup est en préparation depuis longtemps. Ou alors le docteur Khaïber est non seulement un brillant spécialiste de la guerre encéphalogique, c'est aussi un admirable prophète !

À moins que… bordel ! En fait de trou, je me suis jeté dans la fosse aux serpents, le panier de crabes et le puits aux quatre vérités !

Je fous le camp !

Non, trop tard, trop dangereux. Ils soupçonneront forcément que j'ai compris leur jeu, quel qu'il soit. Ils me feront parler, ils me liquideront, les uns ou les autres. Je suis dans le bateau, comme dit cette pute, et obligé d'y rester jusqu'au bout… Mais pourquoi moi ? Pourquoi moi ?

Le combiné sonna.

Une voix disait : « Quelle que soit l'hypothèse, Alan Prelly a joué un rôle central dans une affaire elle-même centrale… ».

Gil rectifia avec un grognement de colère : « Gilbert Prelly ! Qu'est-ce que c'est que ce mélange ? ».

Mais il se rendit compte qu'il était incapable de se faire entendre, peut-être parce qu'il dormait ou pour n'importe quelle raison. Alors réveille-toi, mon vieux… Cependant, il ne dormait pas tout à fait, puisque les échos de cette mystérieuse conversation lui parvenaient avec une assez grande netteté…

— « Il y a tout de même une assez grosse différence. » disait l'autre interlocuteur. « Dans la première hypothèque, le personnage, euh, ce Prelly, a accompli un exploit très extraordinaire. Dans la deuxième, il a été très probablement manipulé par la Sécurité…

— Rien de tout cela n'est évident. Et nous n'avons aucune preuve dans un sens ou dans l'autre. À chacun de juger.

— Mais vous, personnellement ?

— Personnellement… »

Gil s'éveilla enfin. Quel rêve imbécile. Il chercha à se souvenir de cet “exploit extraordinaire” qu'on lui attribuait — c'est-à-dire qu'il s'attribuait dans son rêve. Bien sûr, j'ai rêvé que j'avais trouvé la bombe. Ah ah ! la bombe… Mais il avait eu l'impression curieuse d'entendre parler de lui au passé par des hommes du futur. D'un lointain futur, peut-être… Voyons, quelle langue parlaient ces types ?

Aucune hésitation : ils s'exprimaient en sieng. Sieng ? Qu'est-ce que c'est que ça, le sieng ? À sa grande surprise, il trouva tout de suite la réponse dans sa mémoire : Simplified International ENGlish. Autrement dit : la langue universelle de l'avenir…

Et puis… il bondit de son lit. Sous son poids, le plancher émit un léger grincement. Obscurité totale. Gil sentit la terreur serpenter dans son corps et venir serrer son cœur et sa gorge. Qu'est-ce qui se passe, enfin ?

Il fit quelques pas en tâtonnant autour de son lit.

Où suis-je, bon Dieu ? Où ? Quand ? Comment ?

Tu es à Gonferrac, mon vieux, et la bombe atomique de ces cons risque d'exploser d'une minute à l'autre ! À moins que ce soit simplement un cauchemar ?

Il étouffait. Il dut serrer les dents pour ne pas se mettre à hurler. Où, quand, comment ai-je pu m'endormir ? Il finit par poser la main sur un interrupteur, sans même s'en rendre compte. Une lampe de chevet s'alluma. Il n'avait même pas pensé à regarder l'heure à sa montre lumineuse : 01 h 43. On est bien en pleine nuit… Ses souvenirs revenaient peu à peu, à mesure que son angoisse s'atténuait.

Rappelle-toi : il était à peu près cinq heures… dix-sept heures. Tu étais dans la chambre, au château… Cette fois, il ne put retenir un cri de stupeur. Il n'était plus au château. Il venait de se réveiller au milieu de la nuit dans une grande pièce ultramoderne, munie d'une large baie vitrée mais étrangement opaque. Sans doute, une chambre de l'hôtel Magnifique. Comment avait-il quitté le château ? Il avait bien eu l'intention d'abandonner la chambre au portrait et son baldaquin désuet, mais il ne se souvenait pas de l'avoir fait… Quand ? Et la réunion de dix-huit heures ? Il ne se rappelait pas y avoir participé… Je me suis étendu sur mon lit pour me reposer un moment. Il est vrai que j'avais sommeil… Mais comment puis-je me retrouver ici ?

La pièce s'illumina sans qu'il ait eu l'impression de toucher un interrupteur ou quelque chose de ce genre. Peut-être un dispositif automatique… Je me suis couché tout habillé sous mon baldaquin et je me suis endormi. Mais comment ai-je pu me réveiller ici huit ou neuf heures plus tard ?

Maintenant, il avait soif. Encore plus soif que peur. Il doit y avoir un bar, par ici ? Oui ! Il but coup à coup un gin tonic et un verre d'eau glacé, ce qui l'aida à considérer la situation plus froidement. Réfléchissons. Il était cinq heures et quart, cinq heures vingt. J'avais fini par comprendre ce qui se passait ici. Du moins, il me le semblait. Puis le combiné a sonné…

Le combiné sonna. Gil se figea un instant, puis courut répondre. Un visage indistinct fit une tache grise sur l'écran. Puis une voix masculine dit sèchement : « La réunion commence dans cinq minutes. Huitième étage, salle ordinaire. On vous attend ! ».

Gil demanda quelle réunion. Question idiote qu'il réussit à dévier au dernier moment en s'informant de la façon dont il pourrait trouver sa salle.

« On vous guidera… »

Terminé. Ne pense pas, Gilbert Prelly. Ne pense pas ou tu vas devenir cinglé. Laisse les commandes à Alan Prell : c'est ta seule chance… Alan Prell décida de foncer. C'était ce que faisaient ses héros dans les cas difficiles.

Sans hésiter, il ouvrit la porte et sortit dans le couloir faiblement éclairé. Quelque chose s'accrocha à sa jambe. Gil et Alan crièrent ensemble. Hofnouf ! Le petit singe, reconnaissable à une tache blanche en plastron et à son crâne presque rasé, le tirait par son pantalon avec insistance. Très bien, c'est toi qui me guides ? Allons-y !

Hofnouf passa devant les ascenseurs sans s'arrêter. Suivi de Gil qu'il ne lâchait pas, il dévala un étage et enfila un autre couloir. Le romancier Alan Prell n'était pas un homme à s'étonner facilement. Il en avait raconté bien d'autres. Mais Gil crevait de trouille.

Le singe le conduisit devant une double porte qui s'ouvrit en coulissant lorsqu'ils s'approchèrent. Puis il s'enfuit en courant. Gil se retrouva dans une salle qui ressemblait un peu à un studio de radio en plus cossu : larges fauteuils, tables basses avec boissons et cendriers. Plantes vertes contre les murs capitonnés. Une forte odeur de menthe. Il y avait là une dizaine de personnes, dont le docteur Khaïber, miss Vought et les agents de la Sécurité arabe qui avaient ramené Gil du garage.

Bon… Tout allait s'expliquer. Ce n'était, au pire, qu'un minuscule incident de la guerre encéphalogique entre la force A.B.C. et l'A.S.A. Gil respira. Les battements désordonnés de son cœur s'apaisèrent un peu.

« Je suis en retard ? »

Quelqu'un répondit que ça n'avait aucune importance. Miss Vought lui adressa un signe d'amitié puis lui montra un fauteuil vide dans lequel il se jeta. Quelqu'un qu'il ne vit pas lui servit des boissons qu'il avala sans prendre la peine de les identifier. Un écran s'éclaira au loin. Il souleva ses paupières lourdes pour essayer de distinguer les images qui défilaient : une vue du village dans la nuit, avec de nombreux point lumineux et des cercles de couleurs différentes… Puis une voix prononça : « Voici le point de la situation à une heure cinquante-quatre et les commentaires de notre observateur spécialisé…

… Ultimatum des terroristes arabes renouvelés à zéro heure quinze. Le colonel Muad'Dib désavoue l'opération. Les terroristes exigent toujours la libération de cent trente prisonniers politiques dans les pays du Golfe et une rançon de cinquante millions de dollars… En fait, il est clair qu'ils veulent surtout empêcher son excellence le cheik Medani d'assister à l'inauguration de l'hôtel Magnifique de Gonferrac. Visiblement, cette opération a été déclenchée pour gêner l'implantation des hôtels dans les pays occidentaux. Nos ennemis veulent faire en sorte que tous les grands pays considèrent qu'il est trop dangereux d'accueillir un Magnifique sur son territoire. La force A.B.C. partage de toute évidence cette opinion. Elle a dépêché sur place, en Périgord, une de ses plus fameuses brigades de choc : celle du major Rawlinson, qui s'est déjà illustré en Angola, au Pakistan et à Java. Une centaine d'hommes de cette Force, dont une vingtaine de spécialistes, se trouve à Gonferrac depuis hier en fin d'après-midi.

… De nombreuses équipes de recherche parcourent actuellement le village et ses environs, avec des compteurs Geiger et divers matériels sophistiqués. Mais la bombe n'est toujours pas localisée ni les terroristes identifiés. Aux dernières informations, le major Rawlinson aurait loué les services de monsieur Émilien Collignac, radiesthésiste du pays, spécialisé dans la recherche des sources et des trésors… »

Quelqu'un appuya sur un bouton. La voix se tut. Le père Collignac ! Ils ont embauché le père Collignac avec sa baguette… C'est une blague ou… Gil leva la tête. Le docteur Khaïber s'adressait à lui. Le chef de l'A.S.A. avait troqué sa djellaba bleue pour un strict complet beige.

— « Cher monsieur Prelly, vous savez maintenant à quel point votre aide peut se révéler déterminante. Il faut que nous trouvions cette bombe. Il faut que nous la trouvions avant la force A.B.C., car cette affaire doit absolument être réglée entre Arabes. Il y va de l'avenir de la Chaîne et peut-être de la civilisation… »

Pendant ce temps, miss Cecilia glissait une chemise de plastique ouverte devant Gil. Un nouveau contrat. Ce n'était peut-être pas le moment de le lire avec attention. Il sauta au bas de la deuxième page et vit plusieurs sommes en milliers de dollars. Mais les lignes dansaient devant ses yeux. Et, de toute façon, il n'avait pas le choix.

« Nous pensons que les terroristes ont longuement prospecté le pays. » poursuivit le docteur Khaïber. « Ils ont sans doute utilisé les services d'un indigène. Quoi qu'il en soit, nous pouvons supposer qu'ils ont choisi la meilleure cachette possible… Vous être en même temps l'auteur d'un livre dans lequel vous révélez une connaissance exceptionnelle de ce pays, qui est celui de votre enfance, et le romancier Alan Prell, spécialisé dans les histoires d'espionnage, est très au fait des problèmes de la guérilla moderne… »

Oui, songea Alan-Gil, vues de l'extérieur, ce sont de belles références. Et si je découvre la bombe atomique avant le père Collignac et la force A.B.C., personne ne s'en étonnera !

Le chef de la Sécurité arabe reprit : « Je vous propose donc de réfléchir à cette question avec nos techniciens ici réunis. Si vous étiez un terroriste arabe, où tenteriez-vous de dissimuler votre bombe dans la vallée du temps profond ? ».

La “deuxième hypothèse” de mon rêve, pensa Gil, serait celle d'un coup monté par les services du docteur Khaïber. Une sorte de provocation qui leur permettrait de dresser l'opinion occidentale contre les terroristes et d'organiser la répression dans notre pays même. En outre, en découvrant une bombe qu'ils auraient mise en place eux-mêmes, ils prouveraient leur efficacité et porteraient un défi à la force A.B.C… Mais il y a des risques. Est-ce que ça vaut la peine pour eux de prendre de tels risques ? Non, cette deuxième hypothèse semblait difficile à admettre.

« Nous n'avons pas de temps à perdre. » ajouta le docteur Khaïber. « Il faut qu'à trois heures maximum nous soyons sur le terrain. Les vêtements et les équipements sont prêts. »

Gil eut l'impression que tous les yeux étaient fixés sur lui. Il chercha désespérément une explication plus satisfaisante que celle qu'il venait de rejeter.

De toute façon, pensa-t-il, j'ai été manipulé. Il a bien fallu qu'on me transporte du château à l'hôtel. Ou alors, c'est une manipulation mentale. Ils m'ont collé Dieu sait pourquoi de faux souvenirs, en effaçant les vrais ou quelque chose de ce genre ! Pourquoi ?

— « Très bien… » dit-il. « Je… vais… réfléchir. »

Il avait la tête lourde, la langue pâteuse. Il devenait tout à fait incapable de lier ses idées. Le sommeil…

C'est impossible ! J'ai dormi au moins huit heures. Non, rien ne le prouve, puisqu'ils ont pu trafiquer ta mémoire. Le docteur Khaïber, neuropsychiatre renommé et spécialiste de la guerre encéphalogique ! Essaie de tenir.

Il n'eut même pas le temps d'essayer. Un rideau blanc s'abattit devant ses yeux.

Il émergea une nouvelle fois du sommeil. Mais il était beaucoup plus conscient et moins angoissé. Toutes les données de la situation se rassemblaient à son appel dans son esprit bizarrement lucide. Il n'était pas dans son lit de l'hôtel Magnifique et cela lui semblait naturel. Il se trouvait dans un lieu profond et assez obscur qu'il avait l'impression de bien connaître. Et il… Il montait un escalier. Et il réfléchissait en même temps.

Il se hissait le long d'une spirale de pierre raide.

Ils essaient de me manipuler, c'est vrai. Mais ils n'ont pas tout à fait réussi. Leur but était sûrement de m'amener à jouer mon rôle sans que je ne me doute de rien. Trop tard, j'ai compris. Ils vont me guider à la bombe d'une façon ou d'une autre et il faudrait que je sois convaincu de l'avoir trouvée moi-même. Mais quelque chose n'a pas marché : la preuve, c'est que…

Qu'est-ce que je fous ici ?

Il montait lentement l'escalier. Il avait un peu froid. Au-dessus de lui, très loin et très près à la fois, il entendait les échos d'une conversation. Il reconnaissait une ou deux voix : les invités qui discutaient de la projection pendant un temps mort.

Pourquoi un temps mort ? Une voix expliqua avec complaisance : « Il nous manque certaines données et nous n'avons pas cherché à combler les vides par extrapolation. Cela aurait peut-être été possible, mais il aurait fallu privilégier une hypothèse, ce que nous nous refusons à faire… C'est pourquoi nous laissons la projection flotter un moment pendant les temps morts…

— En effet, » convint un interlocuteur, « cette méthode rend plus sensibles les lacunes qui existent dans notre connaissance de l'histoire. Et les questions qu'on peut se poser à ce sujet sont ainsi beaucoup plus pertinentes. »

Puis une nouvelle voix, plus lointaine mais plus forte, déclara : « Les événements auxquels vous assistez en projection loïdique sont liés à la naissance de l'hôtel et la chaîne tout entière, il y a quelque deux cent soixante-dix ans. Les faits que nous relatons, d'une authenticité certaine, ont marqué le premier grand affrontement entre l'A.S.A. et la force A.B.C. De nombreuses simulations nous permettent d'induire que si la force A.B.C. l'avait emporté à cette occasion, son succès en aurait entraîné d'autres. Alors, le Grand État mondial centralisé que voulaient les dirigeants de la force A.B.C. l'aurait peut-être emporté sur le projet multicentrique du cheik d'Abou Dhabi. Au lieu de vivre dans ce monde extrêmement divers et éclaté que nous appelons “planète des mille et un pays”, nous serions peut-être placés sous la domination d'une formidable et unique technocratie… ».

Gil arriva dans une grande salle en forme de demi-cercle, presque vide. Le sol était fait d'une épaisse couche de sable. Des sortes de plantes grasses se dressaient de loin en loin. Un décor occupait la partie semi-circulaire des murs. Il représentait un désert stylisé, avec des palmiers, des cactus cierges, une station solaire, un dromadaire entre deux derricks. Une paroi transparente occupait le diamètre du demi-cercle. On apercevait de l'autre côté des silhouettes humaines et des machines.

Une demi-douzaine de personnes, vêtues d'étoffes claires d'aspect soyeux, se tenaient le visage collé à la vitre et semblaient observer Gil. Deux femmes et quatre hommes. Il se dirigea vers ces gens. Mais peut-être ne devait-il pas voir ceux qui le regardaient, car la paroi s'opacifia immédiatement.

Les voix lui parvinrent de nouveau. Elles s'exprimaient en sieng, et lui comprenait très bien cette langue. Il entendit une jeune femme dire avec assurance : « Nous n'avons voulu privilégier aucune hypothèse dans la projection. Mais nous sommes les héritiers — au moins les héritiers spirituels — de ceux qui ont créé les Magnifique. La pensée que Medani, Khaïber et leurs amis aient pu jouer la comédie dans cette affaire de la bombe atomique de 1992 nous heurte profondément. Nous n'acceptons qu'avec peine l'idée que ces hommes que nous admirons et à qui nous devons tant aient été des provocateurs, des comploteurs et des menteurs. Et je ne crois pas qu'ils aient été cela. En tant qu'historienne spécialisée dans la première période des Magnifique, voici l'explication que je peux vous donner…

» … Les terroristes n'étaient pas un mythe. Ils existaient bien et ils avaient bien transporté une bombe atomique dans le Périgord. Mais les agents de la Sécurité arabe les avaient repérés et sans doute noyautés. Ils avaient pu ainsi localiser la cachette utilisée par les terroristes, une grotte, évidemment. Mais ils craignaient — et ils avaient de bonnes raisons de craindre — que la force A.B.C. les accuse d'avoir inventé les terroristes et d'avoir trouvé la bombe atomique seulement parce qu'ils l'avaient apportée eux-mêmes… Plausible : la force A.B.C. était très jalouse de ses prérogatives et considérait comme étant de son ressort exclusif tout ce qui touchait la dissémination des armes A.B.C. et le terrorisme atomique… Le docteur Khaïber et les Arabes des Magnifique ont eu peur que la force A.B.C. les accuse ainsi. Ils ont imaginé cette habile parade : un Français qui avait beaucoup d'atouts dans son jeu découvrait la bombe. Et l'accusation d'A.B.C. deviendrait beaucoup plus difficile à soutenir… Eh bien ! c'est ce qui arrivé. Gilbert Prelly a eu tout de suite la sympathie des media. Il est devenu célèbre et même populaire. Naturellement, la force A.B.C. lui a voué une haine solide, mais elle ne pouvait rien contre lui. Et plus tard… »

La voix se tut.

Gil marchait sur le sable à pas prudents. Il évita un cactus et il s'approcha du décor dans lequel il avait aperçu une ouverture. Une jeune femme blonde, vêtue d'une courte robe bleue, surgit alors et se jeta contre lui.

— « Oh ! Chéri. » souffla-t-elle. « Je veux profiter de ce temps mort pour…

— Quel temps mort ? »

Colette le regarda dans les yeux, gravement.

— « Tu sais bien que dans quelques minutes, quand ils auront fini leur débat, nous reprendrons notre rôle dans la projection et nous ne nous reverrons peut-être jamais plus… Viens ! »

Par la porte entrouverte, elle l'entraîna de l'autre côté du décor.

Ils débouchèrent dans la nuit. Deux cent soixante-dix ans ! pensa Gil. Est-ce qu'on peut encore reconnaître quelque chose ?

La Lune, au milieu du dernier quartier, brillait dans une poussière de nuages dorés.

Gil trouvait la situation normale. Il acceptait d'être une “projection loïdique” dans une sorte de film ; mais il avait conscience d'être en même temps un homme de la fin du xxe siècle égaré au xxiiie. Et il croyait à la réalité de ce monde, à la réalité de cet avenir. Une intense curiosité l'habitait. Colette le tenait par la main et le guidait dans un immense jardin qu'elle semblait bien connaître. Gil regarda par-dessus son épaule la masse colossale qui se dressait derrière eux. Un cube dix ou vingt fois plus gros que l'hôtel Magnifique du xxe siècle. Puis il se remit à courir en suivant Colette. Levant la tête une deuxième fois, il reconnut la Grande Ourse dans le ciel très pur. Il se sentit rassuré et presque heureux. Vers l'est et le nord, Il découvrit une masse d'arbres gigantesques : il se demanda si c'était les chênes du xxe siècle. De toute façon, cela lui fit très plaisir. Ainsi on avait réussi à préserver la nature dans cet avenir…

Mais ces arbres géants et superbes, n'était-ce pas trop beau pour être vrai ? Entre les arbres, il distinguait maintenant de nombreux dômes sur lesquels la Lune posait des lueurs métalliques. D'autres semblaient presque entièrement cachés par les feuillages.

Le vent se leva et un bruissement puissant emplit un moment l'atmosphère. Quand il cessa, Gil entendit des chants d'insectes et de batraciens.

De grands oiseaux passèrent dans le ciel d'un vol lent et calme et disparurent entre les dômes. Ce monde vivait avec une extraordinaire intensité. Trop beau pour être vrai ?

Colette courait toujours à travers le parc touffu. Et il la suivait, agacé, incrédule, émerveillé. Elle s'abattit sur l'herbe soyeuse et tiède, entre une haie touffue et une rangée d'arbustes qui devaient être des citronniers… Des citronniers de plein champs en Périgord au xxiiie siècle ? Pourquoi pas ? On prévoyait un réchauffement du climat dû à l'accumulation du gaz carbonique dans l'atmosphère…

Colette n'avait pas lâché sa main. Elle rit très fort quand il s'écroula sur elle. Il lui fit écho faiblement, avec une boule d'angoisse dans la gorge. Puis il enfouit son visage dans les cheveux frisés et parfumés de la jeune femme, pour ne plus voir le ciel et oublier le temps. Sa bouche rencontra une oreille, descendit vers le cou, lisse et frais. Colette gémit et demanda qu'il lui fasse l'amour, vite, vite. Avant la fin du temps mort… Il glissa une main entre ses cuisses ouvertes, nues, chaudes, un peu grasses. Pas une minute à perdre, Alan — je veux dire Gil ! De l'autre main, il arrachait un à un les boutons de la robe.

Pourquoi se gêner, puisque nous ne sommes que des simulacres ?

Pourquoi se gêner puisque ce n'est qu'un rêve ?

Les craintes de Gil s'envolèrent. Il était bien lui-même, un homme du xxe siècle, auteur de la Vallée du temps profond, et pas un bizarre simulacre “loïdique” du xxiiie siècle. La maîtrise des rêves devait faire partie de l'arsenal encéphalogique du docteur Khaïber…

Oui, tout cela est un rêve qu'ils m'ont injecté dans la tête d'une façon ou d'une autre pour me convaincre que j'étais bien celui qui devait trouver la bombe. Un rêve très intense et très convaincant. Mais quelque chose ne fonctionne pas comme ils l'auraient voulu et je reste conscient et lucide.

En outre, j'ai introduit mon propre rêve dans celui qu'ils avaient fabriqué ! Colette n'avait rien à faire là-dedans.

C'était bien lui, Gil, qui avait amené sa belle-sœur là où elle était, parce que… Eh bien ! Parce qu'elle lui plaisait et parce qu'il n'aurait sans doute jamais l'occasion de coucher avec elle dans la réalité.

Elle gémit d'impatience quand il la pénétra. Vite, vite…

Trop tard. Le rêve s'abolit aussitôt. Bande de salauds… Mais tant pis.

Gil pensa, pour se réconforter : Je vis, je suis réel et je rentre chez moi avec les honneurs de la guerre !

Puis : Bon Dieu, je vais trouver la bombe et je serai célèbre, riche, fini Alan Prell !

Ah ! attention : ton voyage dans le futur n'était qu'un fantasme créé par le docteur Khaïber pour les besoins de la cause. Rien n'est encore joué. Il y a peut-être une chance sur deux pour que les choses se passent comme ils l'ont raconté. Mais il y en a bien une pour que la Sécurité arabe ou la force A.B.C. décident que j'en sais trop long, et alors…

Gil monta à l'arrière de la Jeep électrique, entre un agent de l'A.S.A et un technicien en combinaison brune. Il avait une idée très précise de l'endroit où il allait découvrir la bombe atomique. C'était une grotte cachée qu'il avait décrite dans la Vallée du temps profond. Qui sait ? Les terroristes avaient peut-être trouvé l'inspiration dans son livre…

La voiture démarra brutalement.

Gil se retourna un instant pour admirer la façade du Magnifique, brillamment éclairée. Son visage apparut en pleine lumière : rêveur, inquiet, très jeune soudain, avec cette mèche enfantine qui lui tombait sur le front… Il ouvrit la bouche d'un air étonné et triste lorsque la sphère-écran s'éteignit.

Le reste appartient à l'Histoire.

Première publication

"le Village au centre du monde"
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