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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

Mission fractale

Le convert du Centre de Maintenance terrestre 24 se dirigeait vers la côte africaine, en vol avion, à environ trois cents kilomètres à l'heure. Laissant les Îles 208 derrière lui, il approchait maintenant de la Zone 2503. Dans le monde de Robert Seidon — et quelques autres —, les Îles 208 étaient les Canaries, et la Zone 2503 la partie ouest du Sahara.

Sur la Terre de Joe, qui servait de base à la Maintenance et où vivaient quelques millions d'Exterranés, l'utilisation massive de l'énergie solaire avait permis de transformer le désert en un nouveau jardin d'Éden. La partie ouest du jardin, peuplée d'environ quatre cent mille habitants, tous Exterranés, possédait la plus forte concentration mondiale — de ce monde, naturellement — d'universités, fondations scientifiques, centres de recherches et de formation et bases opérationnelles de maintenance terrestre. En particulier à Bojador, résidence du Cosmorecteur général…

« Voici la côte de Bojador. » dit l'assistante Diac Vally. « Elle n'est pas très découpée. »

Robert Seidon se pencha vers la paroi vitrée, située à l'avant de son siège, et hocha la tête en souriant. Il souriait à sa studieuse voisine, la stagiaire Asele Rizzi, qui prenait sans arrêt des notes sur un bloc de correspondance par avion.

— « À cette altitude, la côte semble presque droite. » dit Asele. « Les premiers textes que j'ai lus sur ma Terre à propos des fractales donnaient comme exemple le tour de la Sardaigne.

— Sur ma Terre, euh, en France, » dit un autre stagiaire, « on proposait les côtes de la Bretagne. »

Robert Seidon observa cet homme timide, qui s'exprimait plutôt mal en L.T.M. et qu'il ne pouvait considérer tout à fait comme un compatriote : Barrelier venait d'une France libre, indépendante, d'une Terre où l'Empire britannique n'existait plus depuis Dieu sait combien de temps et où la France n'avait jamais été vraiment conquise. Comme tel, il était pour Rob plus étranger que n'importe quel Wedraogo de la Terre des Assaraws !

Maintenant, tous les stagiaires discutaient des fractales avec l'assistante Diac Vally. Après tout, c'était le but de cette promenade aérienne.

— « N'importe quelle côte découpée est un bon exemple. » dit quelqu'un.

— « Chez moi, on parlait d'un géant qui mesure la côte en comptant ses pas.

— Oui… Si le géant fait des pas de — mettons — dix kilomètres, il efface toutes les petites irrégularités. La longueur est à peu près celle qu'on peut trouver avec un stylet sur une carte aux dix millionièmes.

— Et un homme ordinaire, qui ferait des pas d'un mètre, trouverait une distance bien plus grande.

— Mais il effacerait lui-même beaucoup d'irrégularités.

— Et une fourmi qui contournerait chaque caillou ferait un parcours bien supérieur.

— Et une bactérie, progressant micron par micron !

— On s'arrête à la bactérie ?

— Pour le moment, oui. » conclut l'assistante. « Mais rappelez-vous la loi : la mesure des objets matériels exige qu'on les ramène d'abord à des êtres mathématiques. Le résultat est fonction de l'échelle à laquelle on effectue l'opération.

— Une courbe de ce type, » dit Asele, « la courbe de Von Koch a une dimension fractale de… aidez-moi ! »

Son sourire disait qu'elle n'avait pas du tout besoin d'être aidée. Elle connaissait le cours mieux que n'importe quel stagiaire.

Diac Vally accepta avec reconnaissance de jouer le jeu : « log 4 sur log 3, soit 1,262. En fait, c'est plus qu'une courbe et moins qu'une surface.

— Donc, un objet de dimension fractionnaire.

— Ou objet fractal ! »

Le convert filait maintenant vers le sud-est, parallèlement à la côte, pour éviter la zone opérationnelle de maintenance, interdite et protégée par un champ de force. L'Institut de Formation des agents, techniciens et colmateurs, se trouvait assez profondément à l'intérieur des terres, dans la région des collines de Shandi. L'appareil passa au-dessus d'une plage couverte de bulles pare-soleil multicolores, frôlant les balises de surveillance de l'Hôtel des Observateurs. Robert jeta un coup d'œil distrait à cette espèce de pagode, enchâssée dans une cage de verre aux couleurs changeantes. Style “baroque fonctionnel”, typique des goûts exterranés.

Le convert survola ensuite une cité résidentielle, Talamoo : des centaines de bungalows lenticulaires, posés sur trois pieds au milieu des arbres géants. Décrivant une légère courbe vers le nord, en évitant toujours la zone d'interdiction, il piqua sur les collines basses où les bâtiments de l'Institut tachaient de blanc le vert intense de la végétation.

Pendant une seconde ou deux, la vue de Rob se brouilla. Le paysage trembla devant ses yeux, parut un instant s'éloigner à l'infini, puis grossit à nouveau, se précipita sur l'avion. Rob se frotta les yeux. Mal de transit ? Il n'avait jamais avoué qu'il souffrait de ce trouble et les circonstances de son arrivée sur la Terre de Base lui avaient permis d'éviter les tests physiques les plus élémentaires. En principe, nul ne pouvait devenir Exterrané s'il avait des difficultés d'adaptation à une Terre étrangère. À plus forte raison technicien de maintenance ou colmateur… Rob se demanda une fois de plus si ça valait la peine de tricher.

Mais sa décision était prise. Il entrerait dans le corps de la Maintenance terrestre. Il serait colmateur. Et, un jour, il se servirait de ses connaissances et des moyens mis à sa disposition par l'Archum pour aider à la libération de son pays, toujours sous la domination impériale britannique. Cette aide, il avait cru longtemps la trouver chez les Assaraws, dont la puissance était au moins égale à celle des Anglais. Mais à quoi bon changer de maîtres ? Et puis la Maintenance était là, justement, pour empêcher l'interpénétration des mondes.

Il serait colmateur. Il fermerait les brèches naturelles qui existaient entre les Terres : brèches qui se formaient toujours et toujours car le cosmos se lézardait sans cesse. Et aussi celles que savaient provoquer certains habitants de certaines Terres, comme les Assaraws, maîtres en tectonique, ou les mystérieux Browniens qui étaient peut-être des Exterranés ou peut-être des étrangers… Lui, Robert Seidon, ex-sujet de Sa Majesté impériale Anne VI d'Angleterre, ex-officier de l'armée assaraw, accomplirait la mission sans fin des Sisyphes exterranés : Fixez ! Balayez ! Projetez ! Colmatez ! Il n'en penserait pas moins. Peut-être deviendrait-il éclaireur ou observateur, plus tard. Il savait qu'il ne pouvait prétendre à ces hautes fonctions en sortant de l'Institut de Formation. Il n'était pas assez doué ou bien il n'avait pas les dons qu'il fallait. Mais il s'en moquait. Les activités des colmateurs convenaient mieux à son but réel et secret… Et quand le moment serait venu, il changerait son fusil d'épaule : il s'occuperait d'ouvrir des brèches sur les flancs trop gonflés de l'Empire britannique !

Tout va bien, se dit-il. Personne n'avait remarqué son malaise, même pas Asele Rizzi, tellement attentive à toutes les faiblesses des autres stagiaires. D'ailleurs, il s'était excellemment comporté lors des simulations.

Les bâtiments de l'Institut s'éparpillaient dans de vastes clairières, tout autour des collines. Les radars et balises de surveillance occupaient leur faîte. Pourquoi des mesures de sécurité aussi importantes ? Qui redoute-t-on ? Ou quoi ? Le convert Wing-Wang passa en vol hélico et se posa à proximité d'un cube bleu pâle, siège du département d'admission.

L'assistante Diac Vally se leva et invita les stagiaires à l'imiter.

« Tu rêves ? »

Pris en faute par Asele, Rob, qui n'avait pas bougé, feignit une grande lassitude et dissimula un bâillement derrière ses doigts.

— « Oui, je rêve. Il y a de quoi ! »

Asele secoua la tête en riant. Le geste fit danser des reflets roux dans sa longue chevelure blonde. Le regard de Rob s'abaissa sur sa poitrine. Elle boutonna négligemment sa dalma entre ses seins.

— « Tu as encore un rapport à faire. » dit-elle. « Après tu rêveras tout son soûl !

— Tu es chargée de veiller sur ma bonne conduite ? »

Elle l'observa d'un air énigmatique.

— « Pas encore. Mais qui sait ? »

Quelques minutes plus tard, après avoir avalé un demi-pichet de bière exterranée, Rob entra dans une salle de travail. La plupart des cabines vitrées étaient déjà occupées. Asele s'affairait devant un terminal. Pourtant, elle trouva le moyen de le voir entrer et lui adressa un signe d'amitié. D'amitié, de connivence ou Dieu sait quoi… Cette fille était dangereuse. Il devait se méfier d'elle — d'autant qu'elle l'attirait un peu trop.

Il entra dans une cabine dont la porte fermait mal et dont l'appareillage semblait à première vue un peu déglingué. De toute façon, il n'avait plus le choix. C'était la dernière. Malgré les apparences, le terminal fonctionnait bien. Par où attaquer ? Il lui fallait d'abord parfaire sa documentation. Sierpinsky ? Il forma les quatre premières lettres du mot sur son clavier. L'ordinateur devina la suite et afficha : Sierpinsky (éponge de). Rob entreprit de repiquer les phrases de son rapport dans l'exposé qui défilait sur l'écran :

On appelle éponge de Sierpinsky un cube dont chaque face, ou tapis de Sierpinsky, est percée d'un certain nombre de trous carrés : un grand au centre, entouré de huit autres plus petits. Chacun des huit trous est lui-même entouré de huit trous. Et ainsi de suite, à l'infini. Il est donc infiniment creux. Sa surface interne tend vers l'infini et son volume “plein” vers zéro. C'est un espace de dimension fractale. Il a moins de dimension qu'un volume et plus qu'une surface. Il est défini comme un objet fractal de dimension 2,7268.

Sur la plupart des Terres, l'éponge de Sierpinsky est considérée comme un monstre mathématique ou une amusante curiosité. Il revient au cosmorecteur Yaste et à d'autres chercheurs exterranés d'avoir démontré que notre univers avait bien pour dimension 2.7268 et la suite, à l'infini. Nous habitons un objet fractal, infiniment creux, constitué par des particules faites d'une immensité de vide dans laquelle tournent d'autres particules, faites d'une immensité de vide dans laquelle tournent… et ainsi de suite !

Conclusion : l'univers est une éponge de Sierpinsky.

Deux jours plus tard, Rob passa l'examen d'entrée à l'institut. Il eut à dessiner et à expliquer le symbole du “voyage de Sierpinsky”.

« Si je voyage dans le sens descendant, » expliqua-t-il à l'ordinateur, « c'est-à-dire vers la gauche sur le schéma, je me rapproche de la dimension 2, sans toutefois descendre au-dessous de 2,726. Quand je voyage vers la droite, je me rapproche de la dimension 3, sans dépasser pratiquement 2,7268402… »

Asele Rizzi eut naturellement la meilleure note de tous les candidats. La démonstration lui fut confiée après l'examen.

Elle pivota avec souplesse et, tournant le dos aux autres stagiaires, elle pointa son phototraceur sur le panneau sensible qui occupait tout un mur de la salle. Le bras tendu, avec des mouvements de ballerine, elle dessina deux arcs de cercle, opposés par leur convexité, voisins mais non tangents. Elle regarda ses camarades d'étude par-dessus son épaule et sourit. Elle était comme toujours incroyablement sûre d'elle-même. Rob se mit à la haïr. De quel univers venait-elle donc ? Elle n'en parlait jamais.

La figure qu'elle avait tracée représentait un couloir étroit, évasé aux deux extrémités. Au milieu, elle inscrivit un nombre : 2,726…

« Bien entendu, le nombre véritable est 2,7268402… et la suite. Avec son million de décimales si vous voulez ! Le quotient de deux logarithmes n'est évidemment pas un nombre exact.

À gauche du nombre, elle traça une autre courbe, une sorte d'ellipse inachevée, ouverte en bas, et elle la perça d'une flèche également dirigée vers la gauche. Après la flèche, elle écrivit le chiffre 2. Elle fit le même dessin de l'autre côté, avec une flèche dirigée vers la droite. Et après la flèche, elle inscrivit le chiffre 3.

2,726

Rob se demandait quelle erreur il avait commise dans son propre dessin. Naturellement, il connaissait la théorie générale de l'univers et celle du voyage de Sierpinsky. Cela ne l'intéressait guère. Il réfléchissait à tous les moyens qu'un colmateur chevronné pouvait utiliser pour saper la puissance de l'Empire britannique. Il oubliait qu'il n'était pas encore un colmateur chevronné. Il n'était même pas entré à l'institut de formation. Il dut écouter, d'une oreille au moins, le brillant exposé d'Asele Rizzi.

« Les physiciens des nombreuses Terres espèrent encore découvrir la particule ultime, le constituant fondamental de la matière, l'élément de base de la réalité. Les physiciens exterranés ont renoncé depuis longtemps à ce rêve. Sans cesse, ils découvraient de nouvelles particules, à l'intérieur des anciennes… Ils ont dû admettre que les particules constituant la matière s'emboîtaient les unes dans les autres à l'infini ou presque. Les chercheurs ont alors lancé l'hypothèse de l'univers éponge : un univers creux dans lequel la surface latérale des évidements tend vers l'infini, alors que le volume plein tend vers zéro.

» Les univers de Sierpinsky — si on veut nommer ainsi la théorie — sont innombrables. Ils diffèrent par leur structure, c'est-à-dire par une décimale de leur dimension. Selon la théorie, nous appartenons à une famille d'univers de dimension 2,7268402 : la “famille historique” ou univers des “présents alternatifs”. Entre chaque décimale, il existe un nombre infini d'univers. Notre famille serait donc constituée par un nombre transfini — donc inconcevable — d'univers… Par exemple, il existe un nombre infini d'univers dans lesquels les Nordistes ont gagné la Guerre de Sécession, un nombre infini dans lesquels ce sont les Sudistes qui ont gagné, un nombre infini dans lesquels il n'y a pas eu de Guerre de Sécession, un nombre infini dans lesquels les États-Unis n'ont jamais existé… et si l'on sort de notre famille, un nombre infini dans lesquels il n'y a même pas d'Amérique…

» Peut-être aussi existe-t-il d'innombrables familles d'univers dont la dimension tend vers 2. Et d'autres dont la dimension tend vers 3. Mais attention, nous savons qu'un univers de dimension 3 aurait une masse infinie et que cela n'est pas possible. Il s'agit d'une limite inaccessible, comme la vitesse de la lumière. De toute façon, nous ne pouvons voyager que dans notre propre famille, c'est-à-dire dans la zone 2,7268402… »

Rob jugea utile d'intervenir. Cette fille l'excédait. Elle connaissait par cœur les faits élémentaires. Mais elle n'avait jamais voyagé réellement. Elle prenait le cours pour argent comptant. Il ne put résister au désir de l'embarrasser.

— « Deux écrivains de ma Terre symbolisent les deux types de mondes : celui qu'on trouve en descendant et celui qu'on trouve en montant. Tous deux appartiennent à des peuples colonisés par les Anglais : ce sont le Français Julius Verne et l'Américain Philip Dick. Julius vivait au xxe siècle. Il avait accepté la domination britannique et il était devenu plus anglais que les Anglais. Philip Dick vit à notre époque, il est lié aux mouvements de résistance américains… Je veux dire que ce n'est pas un hasard si chacun d'eux caractérise un type d'univers opposé.

» Donc, il y a Dick en haut et Verne en bas. Dans les mondes verniens, les conceptions scientifiques qui ont été celles de la classe dirigeante britannique jusqu'au milieu du xxe siècle correspondent à la vérité. Il n'y a rien au-delà. La réalité et les apparences concordent. Dans ces mondes, il n'y a pas de relativité, pas d'électronique, pas de psychanalyse, pas de désintégration de la matière. La chronologie est également en retard sur la nôtre. Le calendrier se rapproche de 1950. Mais l'Histoire ne dépassera sans doute jamais 1905, date de la mort de Julius Verne.

» De l'autre côté, la réalité est à la fois plus riche et plus floue. La chronologie est souvent en avance sur la nôtre. L'univers n'obéit pas totalement aux lois de la raison et de la causalité. L'illusion et la réalité se mélangent, tendent à se ressembler, et même à se confondre. Les phénomènes mentaux ont des effets physiques et il est possible de voyager dans le temps… À tort ou à raison, on qualifie ces mondes de “dickiens”. »

Quand il se tut, Rob savait depuis une minute ou deux qu'il avait connu une erreur ou peut-être une faute. Il s'arrêta juste avant de préciser, à propos des mondes “dickiens” : « C'est peut-être de là que viennent ceux qu'on appelle les Browniens… ». Il sourit pour lui-même. Peut-être existait-il sur une Terre ou une autre un écrivain du nom de Brown, qui avait inspiré certains mondes, lointains et dangereux… Peut-être aussi pouvait-on penser à un biologiste ou botaniste du xixe siècle, qui avait le premier observé un mouvement désordonné des molécules appelé “mouvement brownien”.

Quoi qu'il en soit, et quels qu'ils fussent, les Browniens étaient considérés par les dirigeants exterranés comme les pires ennemis de la Maintenance. Mieux valait ne pas en avoir entendu parler… Rob se félicita d'avoir retenu sa langue à temps. Il avait quand même été trop bavard.

— « Je ne vous ai pas interrompu, Robert Seidon, » dit l'ordinateur sur un ton indulgent, « pour que vos camarades d'études ne puissent croire à une quelconque censure de ma part. Je ne sais où vous avez entendu ces contes. Il se colporte, c'est vrai, des légendes de ce genre dans le monde exterrané. Je me hâte de préciser : ce ne sont que des légendes. En réalité, nous ne pouvons rien savoir des mondes situés loin de nous sur l'échelle de Sierpinsky, que ce soit vers le haut ou vers le bas.

» Mais je constate avec déplaisir que vous êtes toujours obsédé par la situation sur votre Terre. Ici, dans le monde exterrané, il importe peu que votre ex-patrie soit ou non sous la domination d'un empire étranger. Vous ne pourrez devenir un véritable Exterrané tant que vous ne serez pas complètement détaché de votre pays d'origine. Je suis donc dans l'obligation de vous exclure de ce stage pour lequel vous n'êtes pas prêt. Avec tous mes regrets… »

Les projets secrets de Robert Seidon risquaient d'être définitivement compromis par cette imbécillité. L'Empire britannique avait gagné la première manche !

Maintenant, Rob hésitait. L'accusation portée contre lui par l'ordinateur était fondée : la situation sur sa Terre l'obsédait toujours. Il n'avait aucune envie de devenir un technicien apatride au service de l'Archum. Et pourtant, sa seule chance d'aider à la libération de son pays résidait là. Il lui fallait détourner à son profit un peu de la puissance que détenait l'Archum. À son profit : pour s'en servir contre l'Empire britannique…

On l'informa qu'il pouvait faire appel de la décision d'exclusion prise à titre provisoire par l'ordinateur. Il devrait comparaître devant un aréopage humain et apporter la preuve de son aptitude à suivre la formation de colmateur. Ce serait en pratique, lui dit-on, un peu plus compliqué. Il lui faudrait surtout effacer la mauvaise impression qu'il avait causée et prouver qu'il n'avait pas d'intention séditieuse.

Autrement dit, la hiérarchie exterranée attendait de lui une sévère autocritique. Il se demanda s'il était capable de cet effort. Il désespéra de son destin.

Les rares Exterranés qu'il connaissait étaient en mission sur une Terre ou une autre. Il n'avait personne pour le conseiller ou l'aider. C'était mieux ainsi : il était trop jaloux de son indépendance.

Il s'enferma dans sa chambre de la cité des visiteurs. Il ne se sentait pas capable de feindre le détachement, ni de simuler un véritable intérêt pour la fonction de colmateur. Il n'avait pas envie de fermer les brèches entre les mondes. S'il était vrai que les Browniens s'amusaient parfois à en ouvrir, il eût été plutôt de leur côté. Peut-être était-ce d'ailleurs le seul moyen d'abattre l'Empire ?

L'Administration de la Maintenance lui délégua Asele Rizzi. Asele avec une proposition, et même deux. Vu son extrême faiblesse théorique, elle acceptait de l'aider dans ses études à l'institut. L'ordinateur était d'accord… à une condition toutefois. Contrairement à la plupart des autres stagiaires, Rob avait déjà voyagé, et même “travaillé sur le terrain” : c'était son point fort. Avant d'entrer à l'institut, il devait parfaire un peu ses connaissances pratiques. Justement, l'ingénieur Ulysse Rakkar et le chef de division de colmatage Herb Drake se préparaient à partir pour une mission urgente et peut-être dangereuse. Ils acceptaient de l'intégrer dans leur équipe comme aide-colmateur de deuxième échelon.

« Dès ton retour, » dit Asele, « je deviendrai ton mentor. Et je t'aiderai à préparer un nouvel examen d'entrée à l'institut ! »

La perspective de prendre des leçons particulières avec la belle Asele était très excitante et un peu humiliante… De toute façon, on verrait au retour. Peut-être n'y aurait-il pas de retour… Rob avait entendu parler de Rakkar et de Drake : c'étaient l'un et l'autre de vieux baroudeurs de la Maintenance, spécialistes des opérations difficiles. La hiérarchie exterranée avait peut-être trouvé le moyen de résoudre son problème en lui confiant une tâche suicidaire. L'Empire britannique gagnerait alors la deuxième manche. Quant à la belle, elle se disputerait un jour, quelque part, sans Robert Seidon.

Mais il n'avait pas le choix.

Quelques heures plus tard, il reçut une convocation pour la Base de Maintenance terrestre 33, en Afrique centrale. Une fusée militaire l'emporta immédiatement. Militaire ? Non, il n'y avait pas de militaires sur la Terre de Joe. À moins que tout le monde le fût ! Simplement, une fusée des services opérationnels. Un officier… ou plutôt un technicien de maintenance donna quelques explications à Rob.

Plusieurs grandes brèches s'étaient ouvertes entre deux Terres. Rien de très original, certes. Mais ces brèches étaient vraiment énormes, au point que des armées entières pouvaient s'y engouffrer. Il semblait en outre que les habitants d'une des deux Terres fussent au moins en partie responsables du phénomène…

Rob feignit de s'étonner : « Il y a donc des Terriens qui connaissent la multiplicité des univers et qui savent créer des brèches ? ».

Le technicien fit un signe évasif. Rob pensait aux Assaraws. Les Assaraws savaient qu'il existait plusieurs Terres. Ils avaient déjà tenté de s'ouvrir un passage vers les univers parallèles. Avec leur profonde science de la sismologie et de la tectonique, ils étaient peut-être capables de provoquer des fissures dans l'interespace. Et ils avaient l'esprit assez aventureux pour oser envahir une Terre étrangère. Pourvu que ce soit la mienne, pensa Rob. Les Assaraws à la place des Anglais ? Il n'était pas sûr de gagner au change.

Une grosse lune rougeâtre planait dans le ciel très clair. L'obscurité semblait engendrée par la Terre. Elle montait le long des arbres, le long des murs des bungalows et pénétrait lentement dans l'atmosphère baignée par la lune. Un vent frais soufflait du lac Victoria. L'air était plein de senteurs variées, fugaces, exterranées. L'espace semblait transparent, pareil à une immense poche osmotique, ouvert à la dérive d'invisibles continents.

Asele Rizzi rejoignit Rob avant qu'il ne l'ait aperçue.

« Toi ! »

Elle rit. Elle était vêtue d'une abud claire qui tombait à ses pieds et qui la faisait ressembler à une princesse mythologique. Il lui demanda si elle ne craignait pas d'avoir froid.

— « Là où nous allons, il fait plutôt chaud. » dit-elle. « C'est ma tenue de voyage ! »

Ils passèrent sous une lumiboule ; Rob vit à travers l'étoffe arachnéenne de la robe qu'elle avait sur la peau un collant bustier de couleur sombre, un short court, un protège-seins métallisé et des bottes à mi-cuisses.

Ils marchèrent un moment en silence le long d'un canal à l'odeur forte. Des insectes les assaillirent. Asele lança en l'air une pastille qui s'enflamma, se consuma en deux secondes et chassa en même temps la puanteur et les moustiques.

« Rakkar et Drake nous attendent dans un bungalow à cent mètres d'ici. » dit Asele. Mais nous avons le temps…

— Pourquoi moi ? » Avant que la jeune femme ait eu le temps d'ouvrir la bouche pour répondre, il l'arrêta : « Non, la première question est : qui es-tu en réalité ?

— Ah, tu as fini par te rendre compte que je n'étais pas une stagiaire comme les autres. Je suis une observatrice détachée. Je m'occupe de recrutement et de certaines missions. Je me suis mêlée à ton groupe de stagiaires pour repérer les sujets intéressants de cette promotion et… Ne crois pas que tu sois quelqu'un de spécialement intéressant. Mais nous avons un manque dramatique de personnel pour nos divisions action. En outre… Rakkar et Drake te diront pourquoi ils ont besoin de toi. »

Elle lui prit la main en tâtonnant, sans le regarder. Il la voyait mal ; son visage était pour lui dans l'ombre. Sa main lui parut petite, soyeuse mais très sèche.

« Ne te trompe pas sur mes sentiments. » dit-elle à voix basse. « Je… Ou plutôt non : mes sentiments n'ont aucune importance ! »

Le petit homme coiffé d'un turban de velours noir se tenait frileusement au fond d'un immense divan violet. Un sourire à peine esquissé soulevait légèrement sa fine moustache grise. C'était l'ingénieur Ulysse Rakkar. Le colmateur Drake était un géant rougeaud et velu dont la tête ronde se plantait sur un corps massif comme un chêne centenaire sur une colline de granit.

L'ingénieur tendit la main, non pour serrer celle des visiteurs qui étaient trop loin, mais pour les saluer d'un geste apaisant et bénisseur. La manche ample de sa tunique glissa, révélant un poignet brun, très mince, pareil à un morceau de bois sec. Rob se sentit plus impressionné qu'il voulait le paraître. Car il avait la certitude de se trouver devant un des maîtres du programme de Maintenance. Rakkar eut une sorte de sourire.

« Tu es Robert Seidon ? Tu connais les Assaraws ?

— Alors ce sont eux ? »

Drake intervint : « Ce sont eux ! Mais je suis sûr que les Browniens sont aussi dans le coup, d'une façon ou d'une autre !

— Les Browniens n'existent pas. » dit Rob en s'asseyant à côté d'Asele. « Ce sont des contes à dormir debout.

— Exact. » dit l'ingénieur.

— « Heureusement. » ajouta le colmateur. « Ils nous emmerdent assez comme ça. Qu'est-ce que ça serait s'ils existaient ! »

L'ingénieur claqua dans ses mains comme pour clore une discussion oiseuse.

— « Nous sommes très peu nombreux. Et nous allons être obligés d'intervenir sur une grande échelle. Nous avons besoin de quelqu'un qui ait une petite expérience du colmatage, et qui ait déjà pas mal voyagé et qui connaisse bien les Assaraws…

— J'ai passé quatre années chez eux. J'avais un grade dans leur armée. »

L'ingénieur se tourna vers Asele d'un air interrogateur. La jeune femme inclina la tête.

— « Robert Seidon se prend de temps en temps pour Jeanne d'Arc. À part ça, il est très bien.

— Si Jeanne d'Arc était sur la Terre de Joe, » dit Drake, « je l'engagerais tout de suite. Même chose pour Gengis Khan et Montbars l'Exterminateur !

— Voici ce qui se passe. » reprit Ulysse Rakkar. « Les Assaraws ont ouvert ou agrandi plusieurs brèches et ils ont commencé à envahir une Terre voisine… qui se trouvait déjà dans une situation tendue, presque au bord d'une guerre mondiale. Or, les premiers éclaireurs assaraws sont apparus dans une zone de grande instabilité en Asie centrale. Cette Terre est dominée par trois grandes puissances militaires : les États-Unis d'Amérique, la Chine et l'U.R.S.S. ou Empire russe. Les principales brèches se trouvent dans une région où les Russes et les Chinois se tiennent l'arme au pied : la Mongolie. Et aussi dans un pays voisin, l'Afghanistan, où la Russie soviétique fait la guerre aux Musulmans… Il n'est pas possible que ce soit un hasard. Les Assaraws veulent certainement que chacun des belligérants croie à une attaque ennemie… dans le but de déclencher la et s'eguerre sur ce monden emparer après coup !

— Je vois. » dit Rob. « Et le monde envahi possède des armes nucléaires ?

— Naturellement. » répondit l'ingénieur.

— « Les Assaraws utilisent surtout des armes chimiques, climatiques et sismiques. Ils connaissent mal les dangers de la radioactivité. Je pense qu'ils ne peuvent pas imaginer l'état de la planète après une guerre nucléaire.

— Peut-être… Oui. Je crois que nous avons besoin de vous.

— Comme aide-colmateur de deuxième échelon ?

— On discutera de l'échelon plus tard. » fit Drake. « Si on revient sur la Terre de Joe ! »

Rob se tenait maintenant à l'entrée du couloir de translation. Il songeait aux empires qui s'affrontaient, là-bas, et qu'il allait lui-même affronter avec les colmateurs de Drake : l'Empire soviétique, l'Empire américain, l'Empire assaraw… Dommage que son ennemi personnel, l'Empire britannique, ne fût pas dans le bain !

Le couloir, blanc bleuté, mesurait environ cinquante mètres de longueur sur quatre mètres de largeur. Le sol, les murs et le plafond avaient le même poli intense qui faisait de cet espace un tunnel miroir. Dans la partie centrale du couloir se trouvait la zone énergisée ; cela ne se voyait pas. Rob allait marcher lentement, en suivant une étroite bande grise tracée sur le plancher immaculé. Puis le champ Hu-Groves l'envelopperait.

Les trois ou quatre techniciens de contrôle s'installèrent à leur poste. Un écran montrait d'autres visages penchés sur des consoles. Rob aperçut des uniformes verts qui se ressemblaient au bout du couloir. Beaucoup de gens s'occupaient de lui ou se préparaient à le prendre en charge. Et il se sentait effroyablement seul. Lorsqu'il vit arriver Asele, serrée dans sa tunique moulante, ce fut comme s'il respirait une bouffée d'oxygène. Mais il croisa son regard froid. Il observa ses lèvres serrées qui refusaient de lui sourire, ses mâchoires tendues, ses narines pincées… Elle lui adressa un bref salut.

« Dis à Rakkar et à Drake que j'arriverai dans une heure environ. »

Dans une heure environ… Rien de plus simple. Elle lui tourna le dos et s'éloigna.

Sur un geste de l'opérateur principal, il se mit en marche. Puis il leva le poing et cria : « À bas tous les empires ! ».

Première publication

"Mission fractale"
››› Fantascienza 2-3, juin 1980