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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

OPA mon amour

Simon Béral ouvrit un œil. Un seul : le droit. Le gauche semblait recouvert par un pansement doux et opaque. Une voix mélodieuse commenta : « Tout va bien ! ». C'était à l'évidence une voix conçue pour affirmer que tout allait bien — toujours.

— « Soixante-seize… » marmonna Simon. Soixante-seize ? Il avait oublié la signification de ce nombre et bien d'autres choses aussi. « Soixante-seize quoi ? » demanda-t-il à la créature de rêve — et de pub — qui se tenait debout au pied de son lit, une grande blonde sculpturale et pulpeuse, habillée en infirmière. Elle sourit. « Tout va bien… » C'était un hologramme. Mais pourquoi ce costume d'infirmière ? Ah mais… bien sûr ! Il venait de se réveiller dans un lit d'hôpital : Ça arrive à tout le monde, un jour ou l'autre.

Il tourna sans trop d'effort la tête vers la fenêtre. Ce n'était pas une fenêtre, seulement un décor en trompe-l'œil… Une espèce de gros lézard bleu, la gorge battante, contemplait une espèce de kiwi. Un poney nain passa en se dandinant. Un monticule de terre creva soudain l'herbe trop verte, un museau trop brillant pointa vers le ciel trop bleu. Une taupe. Image de qualité médiocre, couleurs sans nuances. L'hôpital, quoi. Simon releva lentement la main, avec l'intention de se frotter la paupière. Soixante-seize ? Soixante-seize ?

Il se demanda à haute voix s'il était bien réveillé. La créature le gratifia d'un sourire également sans nuance : « Depuis trois minutes trente-sept secondes ! ». Il n'osa pas lancer le traditionnel « Où suis-je ? ». Cela se faisait trop dans les scenics de série B. Mais il savait au moins qui il était : Simon Béral, technicien indépendant en micro…

« Vous vous nommez Simon Béral. » dit la voix douce, lente et secrètement menaçante. « Vous avez quarante ans et vous êtes technicien en micro-jardins évolutifs. Vous habitez au 975 de la 59e avenue, Agglosud 3… »

Oui ! Simon se rappelait très bien. Agglosud 3 était une des vastes cités résidentielles qui, entre Marseille, Nîmes et Béziers, encerclaient complètement la Camargue…

Son interlocutrice poursuivit, avec la même assurance métaphysique : « …où vous vivez seul depuis votre rupture avec Lisa-Maria Marelli. Vous êtes coté au marché K-Eur, sous le code Siber 61395448, pour un total de 2 425 actions, nominal 20. Hier, 5 juin 2044, vous avez fait une chute sur le chantier de la cité Robert-Cruz 2, à Barcelona-Reux où vous travailliez. Vous êtes tombé de quinze mètres. Normalement…

— Je me souviens ! » coupa Simon.

La commentatrice vocodée ne fit aucun cas de l'interruption.

— « …le filet magnétique aurait dû vous protéger à cent pour cent. À cause d'une grave carence du système de sécurité, vous avez été blessé à la tête et la commotion a entraîné une amnésie profonde, quoique partielle…

— Pas du tout ! » s'écria Simon. « Je me souviens. Je… »

Il avait pourtant oublié une chose, au moins : le sens de ce nombre, soixante-seize, qui ne cessait de lui trotter par la tête.

— « … La responsabilité du pool des assureurs, chef de file, Harris & Matsushita, est donc engagée. L'assistant personnel de la firme Kamatsu & Dupont vous rendra visite dès que vous serez en état de le recevoir. Maintenant, dormez ! »

Simon se révolta.

— « Mais je n'ai pas sommeil. Je crois que j'ai bien assez… »

Dans n'importe quel hôpital, les désirs du médicontrôle sont des ordres. Alors, Simon dormit, dormit, dormit. Puis il se réveilla. Il mangea, sobrement : purée de krill, pâte d'œufs synthétiques, compote d'algues, le tout arrosé de jus de sept-fruits avec beaucoup d'eau. Une infirmière — réelle — défit son pansement de cocoon et lui rendit l'usage de son œil gauche, intact. « Tout va bien… » Elle refusa naturellement de répondre à ses questions. Le médecin d'étage et l'assistant personnel étaient seuls habilités à répondre aux questions… Simon n'eut pas besoin de se forcer beaucoup pour imaginer qu'on lui cachait quelque chose. Lisa-Maria ?

Ses souvenirs n'étaient pas aussi nets qu'il s'efforçait d'en persuader le médicontrôle. Avait-il rompu avec Lisa-Maria d'un commun accord ? Est-ce que je l'ai quittée ? Est-ce qu'elle m'a plaqué ? À la fin, les querelles financières empoisonnaient leur relation. Elle lui reprochait d'avoir la tête dans les nuées de l'art, de rester un minuscule entrepreneur individuel, de refuser le challenge économique. C'est vrai qu'il n'avait jamais vraiment tenté de monnayer sa supériorité dans un domaine aussi pointu que la “rétraction cannibale” (après leur phase d'expansion, dix-huit à vingt-deux mois, ses jardins évolutifs s'autodévoraient pendant une année environ, en rejetant quatre-vingts pour cent de leurs constituants minéraux dans le circuit alimentaire : par comparaison, les jardins Lili-Lilly se bouffaient deux fois plus vite et récupéraient à peine cinquante pour cent de leurs minéraux…).

L'accident du chantier avait-il quelque chose à voir avec Lisa-Maria ? Et ce nombre, soixante-seize ? Une de ses mensurations, tour de taille, trente-huit par deux peut-être ???

Le médicontrôle avait enfin autorisé Simon à regarder les synthèses-flashes sur l'uniposte de la chambre… Jeu de rôles en grandeur réelle : « Cheval roux continue, mille sept cent sept participants restent en course… ». Grand bien leur fasse ! Simon, d'un claquement de pouce, changea de canal : « 6 juin 2044, centième anniversaire du… » Clac !

« Rappelez-vous ce slogan des années trente : “Tout homme est une société financière qui s'ignore. Pourquoi rester dans l'ignorance ?” ». Une animatrice au corps de panthère bleue guettait d'un air gourmand un minuscule personnage humain en veston cravate, aide-mémoire à la main. Elle ressemblait un peu beaucoup à Lisa-Maria. Tout homme est une… Ah bon. C'était une publicité de Centaure, réseau unifié européen des centrales titres. « Le 31 mai 2044, la barre des cinquante pour cent a été franchie. Plus de la moitié — exactement 50,071 % — des citoyens adultes de l'Union européenne sont désormais cotés à l'un des trois marchés généraux, BC, DF, GK, le marché A étant naturellement réservé aux entreprises. » Quelle joie ! pensa Simon avec humeur. Il avala sans appétit son déjeuner de protéines sauvages (Slogan : L'aliment venu du fond des âges — protéines sauvages !). Il se sentait coupable aux yeux de Lisa-Maria. Demi-succès, semi-échec… Pourtant, s'il n'était pas devenu Nerek & Frobacher, Nomura Transworld, ni La Midi-Moët et Pechelbronn réunis, il n'avait pas si mal réussi dans la création des micro-jardins évolutifs et dans la vie en général… Soixante-seize ? Soixante-seize ! Il se souvint avec un coup de poinçon au cœur.

L'architecte Noranda, qui dirigeait les travaux de la cité Robert-Cruz 2 à Barcelona, l'avait rejoint à quinze ou vingt mètres au-dessus du sol, dans la structure en toile d'araignée où s'accrochaient les micro-jardins évolutifs : « Hé, camarade, ça t'ennuie pas trop si je vends tes actions ? ». À la commande des quarante jardins pour la cité, Noranda avait acheté à Simon quarante actions à trente-neuf euros : marque de confiance, coup de chapeau, ce genre de choses se pratiquait couramment et n'était pas, d'ordinaire, un mauvais placement. L'architecte insista, comme s'il avait honte de prendre ses bénéfices à la course. « Je vais passer une semaine de vacances à Pacifica avec Jenny et Ilona… » La cité Robert-Cruz 2 était une île de soleil et d'exotisme bon enfant, entre les tours rondes, carrées, coniques, pyramidales ou en champignon de Robert-Cruz 1. Simon répondit qu'il n'avait pas tellement besoin d'aller au milieu du Pacifique pour se sentir en vacances. Et les vacances, depuis qu'il avait rompu avec Lisa-Maria… L'architecte suivait son idée : « Tes actions sont montées à soixante-seize en fin de matinée : ça m'arrangerait bien et… ». Simon avait tiré machinalement sa pipe à compte-bouffées électronique de la poche de son blouson. « Tu as dit combien ?

— Mais… soixante-seize et des poussières. Tu n'étais pas au courant ? »

Simon avait fait un pas de côté, le regard fixé sur le sol, quinze ou vingt mètres plus bas. Soixante-seize ? Soixante-seize ? Il avait eu un léger étourdissement. Il avait fait sans le vouloir un pas de plus et… Il avait plongé en pensant à Lisa-Maria et à ses yeux mauves, à ses longs cheveux acajou rayés vieil or, à sa grande bouche moqueuse qui n'en finissait pas de rire, rire, rire. Et il avait perdu conscience.

Il se réveilla, un fort goût de sel dans la bouche, comme s'il avait subi une perfusion. C'était peut-être le cas. Un jeune homme en strict complet blanc, à revers dessinés par Merlin Zambia, écharpe en turban, yeux bridés, longs favoris blonds, très élégant, se tenait devant son lit, A.M. en main.

« Lin de Vilak, assistant personnel. Simon Béral, bonjour. Ma firme est mandatée par Hitachi & Upjohn, contre-assurances. Le médicontrôle m'accorde vingt minutes d'entretien avec vous. De toute façon, je ne pense pas que votre état permette plus.

— Mais je suis en pleine… »

De Vilak posa l'index sur ses lèvres, sourcils froncés.

— « Mon cher ami, vous avez été fortement commotionné. Vous souffrez d'une amnésie… — comment dit-on ? — …sélective. Et je n'ignore rien de votre état. Je suis même intervenu auprès de l'administration hospitalière et du médicontrôle central pour qu'on ne sous-estime pas la gravité de votre cas. Ici, vous êtes en sûreté. Vous m'avez compris ? »

De Vilak s'assit au chevet de Simon et baissa la voix.

« Vous vous en sortez bien, mais vous auriez pu vous tuer. Nous sommes naturellement en rapport avec le pool des assureurs. Enfin, ce n'est pas l'essentiel. En réalité, cet accident est très heureux pour votre situation financière… J'ai cru comprendre que vous ne suiviez pas de très près le cours de vos propres actions.

— Qui ont bondi en quelques jours de trente-neuf à soixante-seize ! »

L'assistant tira d'une poche intérieure un aide-mémoire ultra-plat. Ses doigts agiles patinèrent sur le clavier-damier.

— « Cours instantané… Ah, on est au-dessus de quatre-vingt-trois. 83,021. En notionnel-équivalent, ça donne 0,78254. Vous êtes content ? »

Simon essaya de se redresser et le lit automatique appuya son mouvement avec complaisance.

— « Un ramassage, alors ?

— Et comment ! Vous saviez que vous étiez opéable ? »

Simon se laissa retomber en arrière avec un soupir.

— « Je n'ai pas quarante pour cent de mes actions en autocontrôle… Je suppose que mon raider est une grosse société du secteur micro-jardins qui préfère m'avoir sous sa coupe.

— C'est possible. Ah, dernier cours : 83,5 demandé !

— Mais je n'ai aucune envie de devenir l'esclave de ces gens-là !

— N'exagérons rien. Il y a les Droits de l'Opéé…

— Et la Ligue des Opéés… et la commission de Wall Street, je sais. Mettons leur employé, leur “salarié“ ! Aucune envie non plus !

— Mon vieux, vous pouvez toujours vous faire rayer de la cote.

— Et finir clochard ? Non, merci.

— Votre raider n'est pas obligé de s'annoncer tant que l'OPA n'est pas ouverte. Pour le moment, il se cache derrière la puissante firme Brokers & Breeders Goto Securities.

— Pourquoi dites-vous que je suis en sûreté ici ?

— Pour une raison très simple, mon cher. Tant que vous êtes hospitalisé, vous n'êtes pas opéable. Non seulement, ce délai de grâce brise l'élan de votre raider, mais il nous permet d'organiser notre défense. J'ai déjà pressenti Cash & Fortune Stockbreeders pour étudier un projet de contre-attaque. En fait, je voudrais obliger le rafleur à se montrer avant de lancer son OPA ! »

« Appel extérieur autorisé par le médicontrôle » Le sourire de l'hôtesse vocodée semblait aussi éternel et définitif que les œufs sur le plat et les pâquerettes au printemps. Elle disparut de l'écran, aussitôt remplacée par la tête enturbannée de l'assistant personnel de Vilak.

— « Simon Béral ? Votre raider souhaite vous rencontrer. Vu sa personnalité, j'espère que vous réussirez à vous entendre. Non, ça ne gêne pas trop notre stratégie et nous avons le feu vert de Cash & Fortune. J'ai étudié la situation avec eux : elle est sérieuse. Goto Securities a déjà raflé plus de quarante pour cent de vos actions, pour le compte de X. Nous ne pouvons pas retarder indéfiniment l'OPA sur certificat médical et une contre-OPA risque de nous coûter très, très cher…

— Vous me conseillez donc de recevoir mon raider ? Mais qui est-ce donc ?

— Je ne suis pas censé le savoir. Vous verrez bien. »

Quelques secondes avant que la porte ne s'ouvre, Simon sut que son visiteur était… une visiteuse. À son pas, à son parfum. Il crut même reconnaître le parfum : Lac minerals.

Elle, elle ? Impossible !

La porte automatique battit des ailes, comme si la visiteuse guettait, hésitait. Simon aperçut d'abord une longue botte transparente, puis cette énorme chevelure acajou, avec une mèche platinée glissant sur l'œil gauche. La mèche était une nouveauté, symbolique peut-être… Lisa-Maria pénétra tout entière enfin, le buste tendu, rayonnante dans sa robe Mitsubishi, en simili-pétales d'amaryllis rouge et blanc. Elle s'approcha à petits pas, serrant dans ses bras un bouquet d'œillets sauvages de Java améliorés. Simon ferma les yeux pour respirer le parfum doux et gras des fleurs, superbement mêlé aux fragrances sombres et presque métalliques de Lac minerals d'Elf-Saint-Gobain.

Elle souffla d'une voix douce, trop douce : « Bonjour, mon petit Simon. ».

Il songea : Pauvre petit Simon dévoré par une panthère aux longues jambes et aux dents pointues… « C'est toi, Lisa-Maria, qui m'as fait ça ? Toi ? »

Il entendit à peine son « Oui. » Il souleva légèrement les paupières et l'admira tandis qu'elle déposait les fleurs sur le lit comme si c'était une tombe. Il demanda : « Pourquoi ? ». Elle eut un sourire candide.

— « Mais parce que j'avais très envie de te mettre dans mon portefeuille !

— Je parle sérieusement.

— Moi aussi. Je crois que nous sommes faits pour nous enrichir ensemble, mon amour. »

Avec un élan du cœur et du corps, elle ajouta : « Je voudrais tellement transformer mon OPA en OPE… offre privée d'échange ! ».

Première publication

"OPA mon amour"
››› le Journal des finances hors-série spécial 120e anniversaire, [octobre] 1987