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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury Donne-nous…

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

Donne-nous l'oubli, Domelia

Avec Katia Alexandre

Ahid étendit le bras pour retenir Niger. Elle aurait voulu lui dire un mot avant son départ. Un seul mot de tendresse ou d'espoir. Mais elle n'acheva pas son geste. Une ombre de soupçon et de rancune se dressait entre eux depuis le jour où la jeune femme avait quitté son emploi au service des slogans. Elle sentait que Niger ne lui pardonnait pas ce qu'il considérait comme une lâcheté — ou peut-être une trahison. Et ce n'était pas seulement une question de quota…

Elle laissa retomber sa main avec un soupir et feignit de se rendormir. Niger s'éloignait déjà. Les paupières mi-closes, elle le vit errer un moment, sans but, dans la pièce. La grande pièce carrée qui occupait seule le rez-de-chaussée de la villa Claireden, à la fois bureau, salon, chambre à coucher… Qu'attendait donc Niger Jhallas ? Ou que cherchait-il ?

Il parut observer longtemps les globes d'étain qui se balançaient au bout de leurs tiges flexibles et projetaient leur lumière mouvante sur les dalles de rasia noir. Il poussa du pied, l'un après l'autre, les hauts tabourets tissés de faux daim qui s'alignaient devant le simili-bar. Il se planta dans le coin-living, considéra avec dégoût les livres reliés et les masques anciens alternant dans les niches métallisées. Puis il se retourna vers le lit. Ahid s'étalait mollement sur le dos, aux trois quarts découverte, nue, offrant à son regard le profil d'un sein, d'une hanche, le haut d'une fesse ronde. Il fit un pas en avant et un autre en arrière, se résigna avec un soupir, marcha brusquement vers la porte, qui s'ouvrit devant lui et se referma aussitôt en chuintant.

Un matin gris du mois d'août sur l'avenue Azuara, Opzone Edenko (quartier résidentiel de Boensee). Niger Jhallas respira avec une fierté de propriétaire l'air parfumé et suroxygéné. Parfumé et suroxygéné en théorie car, ce jour-là, le brouillard de la ville était épais et légèrement nauséabond. En théorie, l'opzone était un paradis végétal, loin du centre pollué de Boensee. Les magnolias traités au g4 atteignaient une taille exceptionnelle et produisaient en toute saison de géantes fleurs bleues. Les chênes à oxygène avaient des feuilles larges comme la main. Il n'existait ni chemins ni sentiers autour des maisons. On marchait sur les pelouses parsemées de violettes. Le g4 entretenait la vigueur de l'herbe piétinée. Les statues de Zeus, Athéna, Poséidon, John Kennedy, Sun Leso et quelques autres s'intercalaient entre les magnolias pour délimiter l'avenue Azuara, qui n'était pas une véritable rue mais une voie pour piétons, ouverte à travers les prés et les bosquets. Niger se sentait vraiment chez lui, à Edenko. Le sens de la propriété s'élève naturellement avec le quota d'énergie. Niger et Ahid avaient ensemble un q.e. de cent quarante. Niveau enviable mais qui, depuis la démission d'Ahid, était tombé à cent dix. À peine suffisant pour vivre en opzone. Bien, bien. On verra. Il marchait lentement vers la station du pool de transport Sigern. Un ballon de propagande traversa l'avenue, porté par une légère brise d'ouest, et susurra au passage le slogan le plus éculé de Tau-biol :

Sois un homme conscient de sa vie.
Il est fou de demander l'oubli
Quand on a son quota d'énergie !

La speakerine marquait un temps d'arrêt avant de prononcer les deux dernières syllabes : Sois un homme conscient de — sa vie. Il est fou de demander — l'oubli… Tout compte fait, c'était un bon slogan, bien rythmé, obsédant. Ahid avait peut-être contribué à son invention.

Niger salua son voisin Tibet Van Govern, qui s'en allait les mains dans les poches de son pâê par l'avenue Kartala, et ne lui répondit pas. Un Très Haut Quota, plein de mépris pour tous ceux qui n'atteignaient pas au moins deux cents points. Mais un jour… Niger se prit à murmurer machinalement : « Sois un homme conscient de — sa vie ! ». Eh bien, lui, Niger Jhallas, était non seulement un homme conscient de sa vie mais aussi un haut fonctionnaire conscient de ses responsabilités. Bien sûr qu'il est fou de demander l'oubli quand on a son quota d'énergie ! Ce qui choquait Niger dans la plupart des slogans de Tau-biol, c'était leur allure de vérité première, presque leur puérilité. Il était fou, aussi, de demander l'oubli quand on n'avait pas son quota. Quand on n'avait pas son quota, on devait s'occuper de le mériter et non appeler Domelia au secours !

Je suis fatigué, par le Tau ! Fatigué et en retard. Niger hâta le pas. Ou plus exactement, je suis las. Las de me battre pour… Oh ! Ahid, pourquoi m'as-tu abandonné ? Pourquoi m'as-tu trahi ? Il quitta l'avenue Azuara et se trouva en dehors de la zone protégée d'Edenko. Il frissonna et releva le col de sa tunique. Son col vert et or, insigne de ses hautes fonctions au ministère de l'Énergie. La ville brumeuse, avec ses monstrueux assemblages de poutrelles d'acier et de blocs de béton, lui semblait soudain misérable et sinistre… Domelia Domelia clos tes prunelles d'or ! chanta un chœur invisible. Seigneur Tau, pourquoi a-t-elle quitté son travail ? « Nous étions si… » Le mot heureux se déroba, fit place à un autre qui l'obsédait. Nous avions un si bon quota ! Depuis qu'Ahid avait quitté son poste de rédactrice aux slogans, Niger se sentait en tout cas franchement malheureux. Surtout ne pas rêver. Tau, le complexe ordinateur universel et son exécutif, Tau-biol, réseau phordal cyborganique, sont les seules puissances réelles du monde. Tout le reste — à commencer par Domelia — n'est que fantasmes, idéologie, mysticisme et passéisme…

Ces chœurs ! Niger ne pouvait s'empêcher d'écouter avec une sorte d'avidité, de passion amère, la complainte douce et lointaine, fumée chantante…

Domelia Domelia
Toi la goutte vermeille
Du réseau échappée
Aux centres de sommeil
Sois notre éternité.

Pauvres fous, romantiques attardés, simples d'esprit ! Passez votre chemin. Il pressa de nouveau le pas. Du moins, il essaya. Bon Dieu, enfin, pourquoi suis-je fatigué ? Et pourquoi ce froid subit en plein mois d'août ? Il n'arrivait pas à trouver son souffle et frissonnait sans arrêt dans sa tunique d'été. Le froid est-il en moi, Domelia ? Imbécile ! Sois un homme conscient de — sa vie sa vie sa vie nom de tau nom de Dieu ! Au lieu de chercher un mono, comme d'habitude, pour donner le bon exemple, il s'engouffra dans la première voiture disponible à la station, un bi Sabucar. Après tout, un administrateur de classe b4 au ministère de l'Énergie peut bien s'offrir une course en bi à l'occasion ! Dans un sens, Tau-biol, c'est nous, nous tous, bien que nous n'ayons pas d'implants. Nous sommes l'esprit de Tau et Tau-biol est notre système nerveux. Hum, hum. En route.

Ahid avait attendu le départ de Niger pour ouvrir les yeux. Elle ne savait pas si elle allait se lever, manger, s'habiller… Dormir était son seul désir car le sommeil apporte l'oubli. Elle fredonna distraitement le chant des enfants de Domelia. Mais l'oubli qu'apporte le sommeil n'est pas l'Oubli de Domelia. C'est l'oubli du néant, de la mort que Domelia a vaincue.

Domelia Domelia
Aujourd'hui tu es née…

La musique des mots lui donnait un apaisement profond. Mais le vide tapi en elle lui semblait grandir sans cesse comme le désert sur la planète. La vie, la vie… à quoi sert-elle, la vie, quand on est un robot manipulé par le réseau phordal ?

Le vide ? Non. Il y a Domelia. Ahid, il ne tient qu'à toi de n'être plus seule. Les enfants de Domelia, les adeptes, les Doms t'attendent à la réunion d'Edenfern. Tu avais décidé de ne pas y aller à cause de Niger, mais il se fout bien de toi. Il se fout de tout sauf de son cher quota ! Niger Jhallas et son haut quota… Il est fou de demander l'oubli quand on a son… Fini. Jamais plus de slogans pour toi, Ahid !

Elle enfila un kimono bleu nuit. C'était mieux pour la séance. Elle considéra dans la glace à inverseur son visage très pâle, ses longues boucles blondes qui cachaient à moitié son front d'enfant sage. C'est fini, Ahid, tu n'es plus une enfant sage. Tu es une enfant de Domelia. Ou presque. Et un jour, sans doute, tu seras un être adulte.

La sonnerie musicale de la porte joua tip-tra-li-c'est-un-ami — ce qui ne présageait rien de bon. Ahid porta la main à sa gorge, caressa machinalement ses amygdales gonflées. Elle n'avait nulle envie de soutenir une conversation avec quiconque. Et elle ne se connaissait pas d'amis. Pas encore. Elle vérifia l'identité du visiteur au transac. Elle reconnut avec un choc l'uniforme immaculé d'un Tau-white. Bien bien, comme disait Niger. Ce sont des choses qui arrivent. Il n'y a aucune raison de s'affoler, surtout quand on est la femme d'un administrateur de classe b4. Jusqu'à preuve du contraire. Elle commanda l'ouverture de la porte et une minute plus tard l'homme s'inclinait devant elle avec un sourire lippu. Elle répondit brièvement à son salut. Un court instant, il l'examina, croisa son regard, baissa les yeux sur son corps. Le kimono estompait ses courbes mais Ahid se savait jolie et parfaitement désirable. Elle n'avait que quarante ans. Et puis, on prétend que tous ces cyborgs sont des maniaques sexuels impuissants — sauf lorsque le réseau phordal décide par hasard de leur offrir une érection.

Ils étaient debout au milieu de la pièce. Le flic blanc considéra le lit défait, les fauteuils dégonflés qui pendaient mollement du plafond. Fatigué, mon gros ? Ahid ne fit pas un geste. Le Tw enleva un de ses gants, se mit à jouer avec.

« Vous êtes Ahid Jhallas ?

— Ahid Boseweit Jhallas. Oui.

— Et naturellement, vous vous plaisez à Edenko ? »

Ahid se rappela quelques réflexions qu'elle avait entendues parmi les Doms. La courtoisie implacable des agents blancs de Tau-biol contrastait avec la violence verbale et physique de leurs homologues noirs. Elle-même n'avait jamais rencontré les subs, les psychos (ces fantômes obscurs qui hantaient l'Oubli et qu'on appelait Dieu sait pourquoi subjecteurs sidéraux ou, en abrégé, s.s. !).

— « Naturellement. » dit-elle.

— « Vous ne vous y ennuyez jamais ?

— Jamais. Je ne m'ennuie jamais nulle part.

— Même depuis que vous avez quitté votre emploi ?

— J'ai simplement cessé mon activité parce que j'étais fatiguée.

— Congé de maladie ?

— Pas exactement. Je suis très déprimée depuis quelque temps et je n'avais plus d'inspiration. Je suis rédactrice de slogans. C'est un métier qui demande…

— Vous n'avez pas consulté Ipsi ?

— Pas encore. Dès que je me sentirai mieux, je reprendrai mon travail, aux slogans ou ailleurs. »

Le Tw enfila son gant, balança d'un geste vaguement menaçant le com-set portatif qui pendait à son épaule.

— « En somme, vous n'avez aucun problème particulier ?

— Aucun. » dit Ahid.

— « Merci de m'avoir reçu, madame. J'ai été ravi de m'entretenir quelques instants avec vous. Je pense que vous devriez vous mettre en contact avec le centre Wishingen d'Interphord-Psychiatrie. Au revoir. »

Ahid ne répondit pas. Pour elle, un Tw n'était pas vraiment un homme. Le policier s'inclina de nouveau : geste et grimace mécaniques, regard indéchiffrable. Elle le vit s'éloigner avec un soulagement très vif. Son cœur battait un peu trop vite et le cyborg avait probablement enregistré ses pulsations. Le contact de ces espèces de machines à implants lui procurait toujours un peu d'angoisse. Qu'est-ce qu'ils me veulent ? Réponse évidente. Elle n'avait pas pris la peine de justifier sérieusement son départ du service. Ils devaient se poser des questions. Niger lui même, peut-être… Elle était bonne pour Ipsi.

L'administrateur Jhallas chercha une position confortable dans son fauteuil en conque de naé. Il n'en trouva pas. Depuis quelque temps, il ne se sentait bien ni assis ni debout. Et quand il se couchait, une invincible tristesse l'envahissait. Pourtant, il n'était pas malade. Son dernier h.p. n'avait révélé aucun trouble organique. Le moment était peut-être venu de consulter Ipsi. Avec son quota, cela ne posait aucun problème.

Et puis, il y avait les nouvelles sur lesquelles il travaillait. Pas vraiment mauvaises — non, mais… Conjoncture médiocre, perspectives peu encourageantes. Sans cela, il aurait pu s'installer un moment au saloon de l'étage et boire un roskol ou un manchari avec un collègue, un b4 ou à la rigueur un b5 de bonne compagnie et de présentation honorable. Mais le com-set débordait d'appels. Et il devait rester devant son écran, bien qu'il ne pût rien faire de concret. D'ailleurs, un administrateur de sa classe n'avait jamais rien à faire. Il devait simplement être là, à son poste, attendre, veiller, écouter, réfléchir, donner son avis. Bien, bien.

Les partisans de l'égalité des quotas (les comkos) organisaient une série de manifestations et de grèves dans plusieurs secteurs de l'Énergie. Il leur arrivait de se montrer parfois jusque dans les aires des ministères et des conventions. Après avoir recueilli le point de vue de quelques b5 pas trop stupides — dont son adjointe, Melensa Gunn —, Niger devait donner son avis au b3 dont il dépendait en ce moment, Abd Nefon, et se tenir prêt à répondre aux questions éventuelles du réseau. D'autre part, les adeptes de Domelia prenaient de plus en plus d'importance dans la vie de Neuropa. Leur prolifération devenait inquiétante. À chaque instant, n'importe où, des voix jaillies de nulle part répondaient aux slogans officiels. Qu'une rédactrice de slogans comme Ahid eût été touchée par le mal — car elle l'avait été — montrait la gravité de la situation. De toute façon, il fallait attendre les décisions de Tau-biol et les explications des classes B de haut rang.

Melensa Gunn entra dans le bureau de Niger avec une pile de bandes sur les bras. Elle se déchargea dans une bouche de réserve du com-set. L'appareil se mit à ronronner en classant les dossiers.

« D comme Domelia, Nig. »

Niger remercia d'un signe de tête et soupira. Se faire une opinion aussi précise que possible était le rôle d'un administrateur de classe b4, de tous les administrateurs et, au fond, de n'importe qui sur cette sacrée planète. Tau-biol était là pour l'action. Tout allait bien.

« Ils sont tous persuadés qu'elle est leur seul espoir pour une vie, euh, ou un sommeil meilleur, on ne sait pas au juste. » dit Melensa.

— « On ne sait pas au juste. » convint Niger.

Il se retourna pour considérer sa jeune adjointe. Elle n'était pas très jolie mais elle avait de beaux yeux vifs et intelligents, de petits seins pointus, des hanches lourdes et des fesses bien rondes qui tendaient très fort l'étoffe brillante de son pâê. La brune Melensa aurait bien pu, après tout, prendre la place de la blonde Ahid, si cette dernière persistait dans son vice. À condition qu'elle soit libre, naturellement. Elle devait avoir un q.e. de soixante-dix ou plus…

« À ton avis, Mel, qu'est-ce que Domelia ? »

Melensa mordit sa lèvre rouge, enroula autour de son index une mèche de ses cheveux aile de corbeau.

— « Je n'en sais rien. J'ai visionné tout ça… enfin, en diagonale. Et, franchement, je ne sais pas. Peut-être l'ont-ils inventée eux-mêmes. Ou bien rêvée. »

Niger coupa le canal rose mauve et baissa le son sur le canal oiseau vert.

— « On en parle beaucoup mais on ne l'a jamais vue. » dit-il.

Melensa glissa les mains sous les manches de son abud, geste familier aux adeptes de Kanashiwa. Kanashiwa était une divinité reconnue par le réseau et certains considéraient son culte comme un excellent succédané d'Ipsi.

— « Il y a des choses qui existent et qu'on ne voit jamais. » dit-elle.

— « Comme le Seigneur Kanashiwa ? » railla-t-il.

— « Je ne crois pas que la comparaison soit bien choisie, Nig.

— Je te l'accorde. Domelia est un mythe de névrosés. À ce niveau d'aberration, je crains qu'Ipsi ne puisse plus rien pour eux. Une bonne cure dans un centre de sommeil. Et encore. Je parle des fanatiques irrécupérables. Pour ceux qui se laissent entraîner par la curiosité, les novices, les naïfs… bien souvent des femmes, je dois le dire, je pense…

— Quel traitement proposes-tu pour ceux-là ? » demanda Melensa avec une pointe d'agressivité dans sa voix douce.

— « Je n'ai pas encore d'opinion précise. » avoua-t-il. « C'est une des raisons pour lesquelles j'ai demandé ces bandes. Je vais essayer de… Qu'en penses-tu personnellement ?

— Si Domelia existe… » commença-t-elle. Niger haussa les épaules, brancha rose mauve, scarabée blanc et oiseau vert et se remit à l'écoute des nouvelles. Melensa sortit dignement. Dès qu'elle eut quitté la pièce, Niger coupa le com-set et prit sa tête dans ses mains. Ahid, ô Ahid ! pourquoi m'as-tu fait ça ?

Ahid s'arrêta, essoufflée, devant la villa Edenfern. Le brouillard s'étendait jusqu'au cœur de l'opzone. Impossible de courir plus de quelques mètres sans souffrir de dyspnée. La maison des Wahlven était nichée dans un bosquet de résineux argentés assez touffu. Ahid s'assura que personne ne l'observait — ce qui était un réflexe enfantin : des centaines d'yeux électroniques pouvaient être braqués sur elle sans qu'elle s'en aperçoive ! Elle s'engouffra sous le porche gothique. D'invisibles réflecteurs projetaient la lumière du jour captée au-dessus de la nappe de brouillard. Le super-luxe. Les Wahlven devaient avoir un quota de trois cents et quelque. Jerk était un administrateur de classe a2 et Ania écrivait des sketches publicitaires pour une socd'enc. Du moins exerçait-elle ce métier avant de se convertir à l'Oubli. Sous les voûtes de pierre, un jardin climatisé déployait ses fastes, à l'abri du brouillard, des poussières industrielles et… du g4. L'intérieur, inspiré du style mauresque ancien, était garni de meubles bas, délicatement sculptés — le moindre valait peut-être cent points-heure d'énergie — et de coussins en imitation de peau de chèvre. Le thé-H était servi sur de petits guéridons aux pieds en simili bois de cerf.

Ania Wahlven et sa sœur Indigrid étaient devenues Doms à l'insu de Jerk, qui ne sortait guère de son ministère ou de sa convention. Elles organisaient des séances d'oubli à la villa et accueillaient chez elles non seulement des adeptes d'Edenko mais beaucoup d'autres venus de la ville, des quartiers prolétariens de Cutlewal et Terevak et des zones zéro (centres de récupération des déchets et ordures).

De jolies femmes aux vêtements cossus et aux coiffures stylisées côtoyaient les travailleurs en combinaison grise et les paras aux tuniques fripées et aux sandales de squale éculées. Les riches privilégiés et les sans-quota étaient censés communier dans un même idéal. Donnez-nous l'oubli, Domelia. L'oubli, pas la révolution… Les plus de cent quarante et les E-zéro finissaient par se ressembler d'une certaine façon. Ils avaient tous un regard anxieux, interrogateur, vague et vigilant en même temps. On lisait la foi et l'attente, plus que l'espoir, dans leurs yeux grands ouverts et sur leurs traits tendus. Certains, comme Ahid, venaient pour la première fois. Ils observaient les anciens d'un air avide et humble. Ahid fut un peu excédée par cette attitude. Elle était avide de découvrir l'oubli, mais elle ne se sentait aucunement humble.

Lorani Lang, une fille d'Edenko, l'avait accueillie à l'entrée et conduite dans la salle réservée au rite. Ania et Indigrid lui souhaitèrent la bienvenue et l'embrassèrent. On échangea des noms de Doms et Ahid devin Wolfane. La séance commença par l'hymne à Domelia, que tous les adeptes reprirent en chœur. Les hifs accompagnaient la mélopée d'une musique nostalgique jouée par de très vieux instruments : violons, harpes et hautbois.

Domelia Domelia
Aujourd'hui tu es née
Tu as franchi le seuil
Des quatre destinées
Et brisé nos cercueils
Domelia Domelia
Toi la goutte vermeille
Du réseau échappée
Aux centres du sommeil
Sois notre éternité
Domelia Domelia
Orbe évanescente
Tu as détruit le viol
De nos pensées absentes
Tu as vaincu Tau-biol
Domelia Domelia
Clos tes prunelles d'or
Prolonge notre vie
Rachète notre mort
Et donne-nous l'Oubli
Domelia Domelia
Clos tes prunelles d'or
Reprends-leur nos esprits
Sidéraux subjectors
Et donne-nous l'oubli

Un long silence suivit les chants et par trois fois les adeptes répétèrent le slogan des Enfants de Domelia :

L'Oubli n'est pas l'oubli.
L'Oubli est un pays
Au-delà de la nuit…

Indigrid se leva et expliqua à voix basse que tout ce qu'on savait, tout ce qu'on devait savoir sur Domelia était dans la chanson. Les nouveaux adeptes comprendraient au fur et à mesure. À une exception près : le mystère des quatre destinées. Personne ne pouvait dire ce que cela signifiait. « J'en appelle à votre foi ! » Tu as franchi le seuil des quatre destinées et brisé nos cercueils. « Merci, Domelia. Nous commenterons le deuxième verset la prochaine fois. »

Brusquement, quelques adeptes, parmi les plus anciens, roulèrent sur les tapis noirs qui couvraient le milieu de la salle. Puis ils s'allongèrent, les bras tendus, le front contre le sol, les jambes écartées et raidies. La musique reprit, douce et lente. Indigrid et Ania invitèrent les nouveaux à se coucher sur le ventre près des anciens. Elles-mêmes se mirent à tourner autour du groupe, de plus en plus vite, en arrachant leurs vêtements et en appelant Domelia. Elles s'écroulèrent enfin au milieu des autres, dans une sorte d'extase cataleptique. La plupart des adeptes se contorsionnaient sur le sol pour se déshabiller. Une mince jeune fille brune, déjà complètement nue, rampa vers Ahid et commença à lui ôter son kimono. Elle murmurait des phrases incompréhensibles sur l'air de Domelia et semblait avoir beaucoup de peine à garder les yeux ouverts. Elle dénoua la ceinture d'Ahid. « Je suis Ceylane. » dit-elle en caressant le sein gauche d'Ahid. « Ton cœur bat ! » Ahid fit glisser elle-même ses sous-vêtements sur sa peau humide de transpiration. « Je suis A… Je suis Wolfane. »

Des voix suppliantes s'élevaient du magma des corps emmêlés.

— « Donne-nous l'oubli, Domelia !

— Domelia Domelia…

— Donne-nous l'oubli. »

Il est fou de demander l'oubli quand on a son quota d'énergie ! pensa Ahid-Wolfane. La majorité des participants, vautrés nus sur les tapis luxueux de la villa Edenfern, avaient à coup sûr de hauts quotas. Ahid eut un peu honte. Ceylane s'était blottie dans ses bras. Ahid promena ses mains sur les côtes de la jeune fille. Elle était incroyablement maigre. « D'où viens… » Ahid n'osa pas achever sa question. D'ailleurs, la jeune fille ne l'entendait plus. Elle venait de plonger à son tour dans l'extase dom.

Ahid se tenait à genoux au bord du tapis. Presque tous les autres étaient étendus sur le ventre. Un petit homme au teint cuivré, aussi maigre que Ceylane, se tourna avec un grognement, gêné par son sexe en érection, de la grosseur de son poignet décharné. Un transfuge d'une opzone zéro, sans doute. Puis Ahid sentit ses yeux se fermer malgré ses efforts pour les garder ouverts. Elle éprouva un désir intense de s'allonger près des autres. Bientôt, le silence se déchira en lambeaux colorés. Des lueurs pâles, pareilles à de brefs éclats de lune, se multiplièrent dans la pièce, formant des arcs-en-ciel brisés au-dessus des hommes et des femmes endormis. Ahid avait l'impression de se tenir à côté de son corps. Elle avait fermé les yeux mais elle voyait très bien toute la scène. Une femme inconnue surgit alors, mystérieusement, au milieu du groupe. Elle portait une longue cape bleue, entrouverte sur son ventre nu, large et plat, au bas duquel moussait une toison aussi blonde que sa chevelure.

Un à un, les adeptes s'éveillèrent, se soulevèrent. « Domelia, Domelia…

— Je suis Domelia ! » dit la femme à la cape. Ahid ouvrit les yeux. La scène devint plus nette. Elle tendit la main à la recherche de son kimono mais ne le trouva pas. Les vêtements avaient disparu. Une odeur de tabac et de thé vert flottait dans l'air épais. La musique jouait en sourdine. Domelia enleva sa cape. Ses épaules rondes, son buste altier, ses seins hauts, sa taille creuse, ses longues cuisses fuselées dessinaient une silhouette d'une perfection extraordinaire. Les adeptes l'entouraient plus ou moins respectueusement. Bien des hommes ne cachaient pas le désir qu'elle leur inspirait. Seigneur Tau ! pensa Ahid. Nous avons été drogués et on nous a… Mais qu'avait-on fait aux Doms, exactement ? Mise en scène ? Truquage ? Dans quel but ? Ahid n'était plus sûre de rien ; cependant, elle ne croyait pas encore à Domelia.

Une large brèche s'ouvrit dans les murs de la villa Edenfern. « Venez avec moi. » dit Domelia. « Donne-nous l'oubli ! » chantèrent les adeptes. Suivant leur déesse blonde — ou la comédienne qui jouait ce rôle —, les Doms franchirent le seuil… de quoi ? Le seuil des quatre destinées ? Quelles destinées ? Ahid planta ses ongles dans sa cuisse pour s'assurer qu'elle ne rêvait pas. C'était un truc idiot mais… Non, pas si idiot que ça. Car la douleur attendue ne vint pas… pas tout de suite. Et le message lancé par les nerfs parvint très atténué à son cerveau. Je rêve ou je… Le monde de Domelia ressemblait étrangement à celui du réseau Tau-biol, tel qu'on le découvrait par exemple au cours d'une analyse projective avec Interphord-Psychiatrie (Ipsi). Domelia était-elle donc une créature du réseau ? Oui, oui, cela concordait avec le deuxième verset de l'hymne : Toi la goutte vermeille du réseau échappée… Domelia était-elle un ange révolté ? Révolté contre le Seigneur Tau ?

Alors, nous serions dans l'univers du réseau phordal ? En tout cas, Ahid ne reconnaissait pas le paysage familier du parc Edenko. Une plaine immense s'étendait maintenant devant les adeptes : une troupe d'environ deux douzaines d'hommes et de femmes, entièrement nus, que la fille blonde, prêtresse ou déesse, dominait d'une tête et conduisait à grands pas en foulant l'herbe rose. L'herbe rose ? L'herbe est-elle rose aussi dans l'univers phordal ? se demandait Ahid. Elle s'aperçut en même temps qu'elle ne pesait plus tout à fait son poids. Ses pieds frôlaient la terre et l'herbe glissait, caressante, sous ses orteils. Domelia courait de plus en plus vite, mais les adeptes n'avaient aucune peine à la suivre. C'était une sensation très excitante. Ahid, ma petite fille, pourquoi te poser des questions qui gâchent ton plaisir ? Pourquoi ne pas accepter, jouer le jeu… être heureuse un instant, mille instants ? Ils marchaient, couraient, planaient, aussi légers que des ombres.

Ceylane rejoignit Ahid et lui prit le bras.

« Qu'est-ce qu'on respire bien, Wolf ! Plus de poussière ni de brouillard. J'ai l'impression d'avoir des poumons tout neufs et le ventre plein !

— C'est merveilleux. » dit Ahid. Elles bondirent ensemble et planèrent côte à côte à plus d'un mètre au-dessus de la terre.

« Ceylane, » demanda Ahid, « Tu n'as pas faim ?

— Non. » dit Ceylane. « Et toi ?

— Non. » dit Ahid. Et elle eut honte parce qu'elle ne savait pas ce qu'était la faim. Il est fou de demander l'oubli quand on a…

— « La mer, la mer, Domelia ! » cria un homme brun, le bras tendu vers l'horizon. Il était velu comme un singe et il avait aussi une allure simiesque car il avait étiré son buste pour être aussi grand que Domelia, mais ses jambes étaient restées torses et courtaudes.

« La mer, la mer ! »

Une dentelle d'écume dansait maintenant devant les adeptes. De lourdes écharpes violettes se balançaient mollement dans le ciel pâle. Des bouquets de poissons volants jaillissaient des rochers et des coraux. Leurs ailes transparentes décomposaient la lumière et projetaient une pluie d'éclats multicolores au-dessus du rivage. Les Doms atteignirent enfin la plage d'or du pays de l'oubli. Le sable brillant avait la nuance exacte des iris de Domelia. Ceylane s'étendit au bord de l'eau et attira son amie Wolfane, qui n'avait pas lâché sa main.

— « Je veux oublier, oublier, Wolf ! » Une lame tiède les recouvrit. Sensation délicieuse. Ahid accueillait en elle une lassitude extatique. Le sommeil au-delà du sommeil. L'oubli. « Où est Domelia ? » demanda Ceylane. « Je ne sais pas. » dit Ahid. « Je m'en moque. Je suis bien. Et toi ? » La jeune fille caressa la poitrine d'Ahid d'une main et glissa l'autre entre les cuisses de son amie. « Je suis bien. Je veux oublier. Pourvu que Domelia ne nous abandonne pas ! » La marée monta. Le cerveau d'Ahid, débarrassé des gaz et des brouillards de la cité, s'engourdit dans les profondeurs transparentes de la mer.

« Donne-nous l'oubli, Domelia ! »

L'angoisse du monde s'apaisa lentement. Et puis…

Un long hurlement de sirène sans cesse répété, montant et descendant avec les vagues, éveilla les Doms.

« Ceylane !

— Laisse-moi dormir, Wolf

— Il se passe quelque chose. Écoute la sirène !

— Il n'y a pas de sirène chez Domelia. » dit Ceylane. « Laisse-moi tranquille. »

Mais les adeptes se levaient, couraient sur la plage, tournaient en rond avec des gémissements et des appels. Sans effort, par simple effet de son désir, Ahid se mit à genoux, puis debout. Ania Wahlven (Chang sous Domelia) s'approcha d'elle en bondissant de façon grotesque, comme une bête prisonnière tirant sur sa laisse. « Les subs, les s.s. ! » Ahid leva les yeux et aperçut les subjecteurs sidéraux. Les psycho-policiers de Tau-biol ressemblaient à des ombres noires projetées sur un gigantesque écran. Des ombres recouvertes d'écailles bruissantes. Simples projections mentales : négatifs des Tw, les agents de Tau-biol, en communication permanente avec le réseau phordal par leurs implants frontaux.

Les Doms luttaient de toutes leurs forces contre les monstres, dont les membres étirés devenaient ventouses et se collaient aux corps des adeptes. La musique lointaine jouait : Domelia Domelia | Clos tes prunelles d'or | Reprends-leur nos esprits | Sidéraux subjectors | Et donne-nous l'oubli… Où était donc Domelia ? Oh ! Domelia, ne nous laisse pas tomber ! Ahid-Wolfane priait avec les autres mais elle se sentait curieusement détachée. Pourquoi sidéraux subjectors ? Parce qu'ils tombent du ciel pour subjuguer les Doms ? Est-ce bien l'univers du réseau ou un territoire frontière que se disputent des entités ennemies ?

Le chant s'accéléra, se changea en clameur céleste puis devint une sorte de halètement rythmé, presque charnel.

Les subs étaient maintenant plusieurs dizaines, volant au-dessus de la plage. Ils essayaient de soulever les Doms et de les emporter. Ils hurlaient des imprécations et des injures. Une ombre piqua sur Ahid, une ventouse se fixa sur ses épaules. La jeune femme s'enfuit, les bras en croix. Une voix haineuse cria derrière elle : « Chienne, chienne, chienne ! ». Elle gémit d'horreur. Elle s'entendait insulter pour la première fois de sa vie. Elle ressentit une violente douleur dans le dos, tomba puis se releva et continua de courir. Arrachés du corps des adeptes, des fragments de peau, des lambeaux de chair s'envolaient au-dessus des combattants, se mêlaient aux poissons ailés surgis des rochers. La musique prit un rythme scandé, obsédant. Dans leur lutte lente et farouche, les Doms semblaient danser un ballet fantastique. Les s.s. tournaient en l'air, inlassablement. Les adeptes s'accrochaient au sol mais le sable doré s'envolait sous leurs pieds et nimbait la scène d'un halo de poussière étincelante. Soudain, les poissons commencèrent à tomber. Leurs ailes flétries se refermaient sur leurs écailles sèches. La mer se retira lentement, échappant aux doigts crispés de quelques Doms qui essayaient de la retenir. Le ciel devint gris. Domelia reparut un instant au-dessus de la mer. Les subjecteurs l'entourèrent, abandonnant les adeptes sur le sable de la plage. Elle leur fit face, les bras tendus vers eux, paumes ouvertes, comme pour les repousser. Puis son corps s'évanouit dans une brume mauve. Seul l'or de ses yeux flotta quelques secondes encore sur l'écume des dernières vagues.

Ahid s'éveilla un peu plus tard, une minute ou un jour, dans le grand salon de la villa Edenfern. Ania Wahlven lui secouait violemment le bras.

« Partez vite, Wolfane ! Ils nous ont repérés là-bas. Ils risquent de nous retrouver ici, et Ceylane est morte ! »

Niger mit la clef sur le contact et se précipita sans attendre que la porte soit complètement ouverte. Pourquoi cette brusque appréhension, seigneur Tau ? Il appela sa femme depuis l'entrée. « Ahid, où es-tu ? Ahid, Ahid ! »

Ahid n'était pas dans la pièce du rez-de-chaussée. Niger monta quelques marches, appela encore. Aucune réponse. Il courut au com-set. Pas de message. Il cogna à la porte de la salle de bains, l'ouvrit. Elle était vide. Il revint à l'entrée, entendit un pas sur le gravier, courut pour accueillir Ahid et se trouva en face d'un flic blanc.

« Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce que vous voulez ? » Niger était au bord de la panique. Le Tw se raidit et leva la main dans une sorte de salut. Il y avait un peu d'ironie dans son geste. Mais les cyborgs du réseau sont-ils capables d'ironie ?

— « Vous êtes Niger Jhallas ?

— Évidemment. Ma femme…

— Votre femme ? Ahid Boseweit, c'est ça ? Oui, je venais vous informer qu'elle a été internée sous le contrôle d'Ipsi. Elle participait à une séance dom. Il est fou de demander l'oubli quand on a son quota d'énergie.

— Ahid ? C'est une erreur… »

Le policier recula d'un pas, souriant. « Ne vous inquiétez surtout pas. C'est sans réelle gravité. On ne pense pas qu'elle soit membre de la secte. »

Ahid, mon Dieu, pourquoi m'as-tu fait ça ? Il l'aimait toujours. Lui, Niger Jhallas, administrateur de classe b4 à l'Énergie, aimait une folle qui frayait avec les Doms et participait à un rite démonologique, stupide et honteux ? Il promena sa main sur son front rasé haut et essuya ses sourcils épais, poissés par le brouillard. Ce n'était pas une question de quota. Il l'aimait.

« Où est-elle ?

— Sous le contrôle d'Ipsi. Bien entendu, elle a été transférée dans un centre de sommeil aussitôt après son interrogatoire médical. Elle va subir une cure. Assez brève, sans doute. »

Niger écouta son cœur battre douloureusement dans sa poitrine. Il avait découvert la tristesse et appris à la supporter, mais il avait une peur atroce de la solitude. Il essaya de cacher ses sentiments au Tw. Mais à quoi bon ? Le cyborg devait être capable d'enregistrer ses pulsations cardiaques, sa tension artérielle et musculaire. Ahid, oh ! Ahid !

— « Qu'est-ce que je dois faire ?

— Rien. Absolument rien. C'est l'affaire d'Ipsi, qui prendra contact avec vous dès qu'il le jugera possible.

— Je crois que c'est une erreur. » dit Niger.

Le flic hocha la tête de droite à gauche. « Je ne le pense pas. Le réseau…

— Je vais retourner au ministère. »

Le Tw s'inclina. Quand ils font ce mouvement, bon Dieu, ils sont tous l'air de sacrés robots !

— « Cela vous concerne, monsieur. Bonne soirée ! » Il s'éloigna en silence sur la pelouse.

Niger Jhallas arpentait nerveusement le hall dallé de marbre du palais des conventions. À l'Énergie, il avait pris rendez-vous avec Joyd Brazen, de la convention Vorbar. Cette salope pourrait peut-être lui donner un coup de main pour tirer Ahid des pattes d'Ipsi. Hum, hum. Si on pouvait dire qu'Interphord-Psychiatrie avait des pattes. Et si cette chienne en chaleur de Joyd ne lui en voulait pas trop de leur rupture. Non, elle ne lui en voulait sûrement pas. C'était une chic fille. Elle ferait tout pour l'aider. Ce n'était pas sa faute s'il supportait mal les femmes qui avaient un quota d'énergie plus élevé que le sien. Joyd l'avait très bien compris : ça ne pouvait pas marcher entre eux.

Mais, Seigneur Tau, pourquoi Ahid ne m'a-t-elle pas parlé avant ? Pourquoi ne s'est-elle pas confiée à moi ? Il admettait pourtant que ça ne devait pas être facile de se confier à lui. Évidemment, je suis obsédé par les problèmes économiques. Normal, avec un poste de haute responsabilité à l'Énergie. Je suis obligé de me faire une opinion sur des tas de questions difficiles — et obligé de m'y tenir, sauf raisons graves. Il se surprit à scander ce slogan idiot : Sois un homme conscient de — sa vie… Idiot ? Pourquoi idiot ? Tu dérailles, Niger Jhallas ? Te voilà contaminé toi aussi ?

Enfin, qu'est-ce qui a bien pu me changer mon Ahid en putain dom ? Oui, depuis quelque temps, elle restait des heures sans rien dire, comme absente. Je la sentais lointaine, rétive… Je pensais qu'elle cherchait des idées. Les slogans, c'est un boulot sérieux. Il faut se faire une opinion précise sur beaucoup de choses — un peu comme à l'Énergie — et savoir s'exprimer avec vigueur et talent. Ou alors je me disais qu'elle était tracassée par son quota. Elle aurait mérité à coup sûr un peu plus que ses quarante-cinq points. Tout est peut-être venu de là. Un soir, elle était rentrée tard. Elle avait parlé d'une amie d'enfance qu'elle avait rencontrée — impossible de se souvenir du nom de cette fille ni du lieu de leur rencontre. Une sans-quota. Dans la nuit, Ahid s'était réveillée et avait posé d'étranges questions à Niger. Il avait cru qu'elle préparait un slogan. Il ne se souvenait pas très bien de ses questions ni des réponses qu'il lui avait faites. Peut importait d'ailleurs. C'était trop tard. Et même si on retrouvait l'amie d'enfance — une sans-quota peut-être en train de crever de faim ou de maladie dans une opzone zéro… Il aurait dû alerter Ipsi dès ce moment. Bien, bien… Inutile d'épiloguer. Pourvu que cette salope de Brazen ne m'en veuille pas trop de l'avoir plaquée avec son quota de cent vingt !

« Salut, Nig ! » dit Joyd Brazen. « Tiens, tu n'as pas trop vieilli. Tu es plutôt mieux qu'au com. »

Niger aperçut dans une glace son visage rond et mou, ses yeux ternes, son crâne aux trois quarts rasé. Il redressa les épaules, pour essayer de paraître aussi grand que Joyd. Plutôt mieux qu'au com, ouais…

— « Salut, Joyd ! Je suis content de te voir.

— Moi aussi, mon vieux. Viens au bar. À cette heure, ici, il y a toujours des boxes libres… » C'était presque le milieu de la nuit. « On sera tranquilles pour discuter. Tu en es à combien ?

— Combien de quoi ? » demanda Niger.

Joyd éclata de rire. « De quota, naturellement !

— Quatre-vingt-quinze. Nous avions cent quarante quand Ahid travaillait aux slogans. » Il avait répondu machinalement. Il comprit trop tard que Joyd se moquait de lui.

— « En somme, tu as des ennuis. » dit elle. « C'est plutôt sympathique.

— Oui. Ahid…

— Aussitôt après ton appel, j'ai alerté un h.r. de la convention.

— Comment imaginer que ma propre femme puisse croire au mythe de Domelia !

— Pas de comédie entre nous, Nig… »

Ils s'assirent côte à côte sur une banquette de sacra blanc. Niger posa les doigts sur le clavier de commandes. Joyd renversa la tête. Niger contempla son profil un peu dur, avec le nez droit, la bouche mince, le cou très long. Une femme séduisante et inquiétante. La blancheur du dossier faisait paraître plus noirs encore ses épais cheveux bruns.

« Attends. » dit-elle « Il va nous rejoindre ici.

— Qui ?

— Tunisian North, secrétaire de troisième rang de la convention Vorbar. C'est lui que j'ai appelé. Il s'occupe d'Ahid. Il viendra ici nous donner le résultat de son enquête. Je l'ai fait lever. C'est un chic type. Et influent. Il préfère te parler ici, c'est plus sûr. »

Joyd fixa sur Niger son regard empreint de tristesse, de douceur, de lassitude — avec peut-être une infime lueur de mépris. Niger se sentait de plus en plus mal à l'aise.

— « Toi seule peux m'aider à la tirer de là.

— Oui, tu l'as déjà dit. Mais elle a agi avec beaucoup de légèreté, ton Ahid.

— Je pense qu'elle a été internée par erreur.

— C'est possible. Je veux dire qu'elle a agi avec légèreté en quittant son emploi aux slogans.

— Mais elle a dû se rendre à une réunion par simple curiosité. Pour s'informer. Nous avons tous le devoir de nous faire une opinion sur…

— Sur Domelia ? Qui est Domelia, d'après toi ?

— Un mythe. Un simple mythe. Ils l'ont inventée ou rêvée ou je ne sais quoi ?

— C'est ce qu'on en pense, à l'Énergie ?

— À l'Énergie ? »

Niger écrasa les gouttes de sueur malsaine qui perlaient à son front. Pourtant, il avait froid. Quel sale mois d'août ! C'était toujours ainsi, d'ailleurs, dans cette ville pourrie. On crevait de froid et on suait comme des bêtes…

Tunisian North entra dans le bar. Niger le reconnut tout de suite. Un homme grand et mince, avec une haute touffe de cheveux sombres, le nez en bec d'aigle, le regard perçant, la mâchoire osseuse, une allure un peu primitive. Le secrétaire de la convention Vorbar aperçut Joyd et vint s'asseoir en face d'elle. La jeune femme releva son abud sur ses genoux et le désir naquit doucement dans le corps de Niger. Tu es fou, mon vieux ; c'est bien le moment ! À moins que… ça aiderait peut-être !

— « C'est toi, Niger Jhallas ? » demanda North. Niger hocha la tête.

« Ta femme vient d'avouer qu'elle était une adepte de Domelia. Dans ces conditions, je ne peux pas grand-chose pour elle. On verra quand elle sortira. De toute façon, ce n'est pas très grave. J'imagine qu'une petite cure de sommeil lui fera le plus grand bien. Vous prendrez un roskol ? »

Niger se leva brusquement. Le plus grand bien ! Il savait ce qui se passait dans les centres de sommeil d'Ipsi. Normal : son rôle était de se faire une opinion sur… Seigneur Tau ! Quand elle sortirait de là, elle ne serait plus Ahid. Elle ne serait plus l'Ahid qu'il aimait. Car il l'aimait, il en était sûr. Et il se moquait de son quota !

Ahid se souvenait d'un rêve étrange et vague : l'herbe rose, la mer douce et tiède, les poissons volants, Domelia aux yeux d'or… Puis le rêve devenait cauchemar, avec l'arrivée des hommes noirs. Le ballet fantastique des ombres écailleuses et des adeptes nus sur l'écran du ciel mauve, la musique obsédante, le combat… Elle avait oublié les circonstances de son arrestation. Après avoir quitté la villa Edenfern, elle était rentrée chez elle et… rien ! Le trou de mémoire. Le silence et la nuit. Elle sentit une main ferme étreindre son épaule.

« Ahid Boseweit Jhallas, Ipsi vous parle ! » Ahid leva les yeux sur le Tw : blanc dans un décor blanc. Elle comprit lentement qu'elle se trouvait à l'infirmerie d'un centre Interphord-Psychiatrie. « Ipsi vous parle.

— Il est fou de demander l'oubli quand on a son quota d'énergie. » dit la voix calme et neutre du réseau phordal.

— « Je sais. Mais ce n'est pas une question de quota. Je… » Elle s'assit sur sa couchette. L'homme en uniforme blanc se penchait sur elle. Un colosse aux yeux protubérants. Son crâne dénudé portait les traces d'une récente trépanation. « Ahid Boseweit Jhallas, parlez !

— Je voulais savoir si Domelia existait. » dit Ahid.

— « Et maintenant, » demanda Ipsi, « qu'en pensez-vous ?

— Oui, je crois… je crois qu'elle existe. »

Il y eut un long silence. « Ahid Boseweit Jhallas, parlez ! » intima de nouveau le Tw.

— « Je ne sais que dire. » se plaignit Ahid. Elle était nue. Elle avait froid, envie de dormir et d'oublier.

— « Domelia existe. » confirma le réseau.

— « Mais qui est-elle ? » demanda Ahid.

— « Qui est Domelia ? » demanda Ipsi. « Qui est Domelia ; c'est justement la question que je voulais vous poser… »

Ahid, Ahid, ma chérie, qu'est-ce qui t'est arrivé ? Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ? Ahid, je t'aime ! Le roskol rendait Niger Jhallas sentimental. Et la position couchée lui procurait une tristesse infinie. Il aimait Ahid et ferait tout pour la retrouver. Tout, c'est-à-dire rien ! Il n'était pas un homme d'action. L'action, c'est l'affaire de Tau-biol. Son rôle à lui, son métier, sa vocation, c'était de se faire une opinion sur le monde, et les événements étaient très déprimants, voilà ce qu'il pouvait en dire. Et il commençait à penser que le monde était plutôt moche.

Résultat : il se sentait chez lui comme en un lieu étranger et froid. Les opzones ne sont plus ce qu'elles étaient. Même les cités résidentielles de luxe sont envahies par les brouillards de la ville. Bien, bien… Il avait appelé quelques amis et relations au sujet de sa femme. Des amis ? En avait-il seulement ? Mais si des gens comme Joyd Brazen et Tunisian North ne pouvaient pas l'aider, qui aurait pu ? Après de banales paroles de réconfort, ses correspondants avaient coupé la com. Impossible de savoir où était Ahid. Seul Ipsi était capable de répondre à cette question. Et Niger n'osait appeler le réseau psychiatrique.

Il venait d'ouvrir le bar et se versait un double da-djin lorsque retentit l'harmonieuse sonnerie des appels urgents. Il courut au com-set en renversant la moitié de son verre sur le tapis.

Un homme au visage tendu et au regard exalté lui faisait face sur l'écran. « Niger Jhallas, les enfants de Domelia sont avec toi. Je suis sûr que Wolfane est heureuse au centre de sommeil. Avec Domelia…

— Wolfane ? »

Sans répondre, l'inconnu se mit à chanter le deuxième verset de l'hymne : Au centre de sommeil | Sois notre éternité… Niger coupa. Il se prépara un autre da-djin, le but rapidement et examina avec intérêt sa réserve de bouteilles. Nouvelle sonnerie. « Terka Trisberti. » dit une voix féminine. À la place de son visage, les deux cygnes de la convention Vorbar apparurent sur l'écran. « Je suis la secrétaire de Tunisian North. Je suis chargée du dossier de Boseweit Jhallas, qui vient d'être transférée dans un centre de sommeil d'Ipsi. J'ai eu une communication prioritaire avec Interphord-Psychiatrie. Tout va bien. Soyez sans inquiétude… »

Niger remercia d'une voix pâteuse, sans y croire. Il se versa plusieurs alcootats, aligna quatre ou cinq bouteilles devant lui et se mit à rire. Les gens de la convention Vorbar n'étaient que des pantins coiffés dont le réseau phordal tirait les ficelles !

Vêtue d'une tunique blanche qui couvrait à peine le haut de ses cuisses, Ahid suivit docilement le lent cortège des condamnés au sommeil forcé. Dormir… Elle se rappella les prisons d'autrefois : la chaise électrique, le gibet, la guillotine, les tortures… Pourquoi les châtiments infligés dans le monde de Tau-biol, qui étaient beaucoup moins cruels, avaient-ils rendu les Hommes tellement dociles ? Tellement trop dociles ! Dormir… D'ailleurs, ce n'était pas un châtiment mais un traitement. Dormir n'était pas une fin en soi, ni pour Ipsi ni pour les Doms. Ahid savait qu'elle serait soumise pendant son sommeil aux impulsions subliminales du réseau. Cette atteinte à la conscience de soi, cette violation de l'intimité psychique, cette rupture avec le monde vivant et pensant effrayaient bien plus les humains que la souffrance physique. Ce long sommeil forcé devait ressembler à la mort. Une mort provisoire dans laquelle dieux et démons se disputaient les âmes impuissantes des condamnés !

Ahid marchait les yeux fermés. Elle ne voulait rien voir, rien savoir. L'homme qui se trouvait derrière elle avait une érection dont elle appréciait depuis un moment la dureté et la continuité. Il essayait de glisser son sexe sous la tunique d'Ahid mais, comme il tenait à peine sur ses jambes, la marche contrariait cet exercice. Tous ces pauvres gens sous-alimentés, maigres à crever, qui venaient des opzones zéro, étaient des obsédés sexuels, d'après ce qu'on disait. Mais Ahid s'en moquait. Le plus pénible, c'était l'odeur. Une odeur de pourriture presque insupportable. Elle se bouchait les narines l'une après l'autre et respirait avec parcimonie.

Elle entendit un homme — sans doute un Tw — expliquer qu'il n'y avait plus de place dans les blocs principaux à cause de l'afflux récent des condamnés, et qu'on mettait tout le monde dans l'annexe B. Ahid gardait les paupières closes. Elle ne voulait pas connaître l'annexe B. À en juger par la puanteur, ça ne devait pas être joli, joli… Au moment où l'homme au sexe fureteur allait arriver à ses fins, on les sépara. Ahid se sentit poussée à droite. Elle trébucha mais n'ouvrit pas les yeux. Elle s'appuya contre une couchette — ce qui devait être une couchette. On lui souleva les jambes, puis sa tunique fut retroussée. Elle se retrouva étendue, nue jusqu'aux hanches. Elle garda une main sur son visage, pinçant ses narines entre le pouce et l'index. À mi-voix, elle murmura : « Donne-nous l'oublie, Domelia, donne-nous l'oubli… »

Niger Jhallas, dis-moi pourquoi ces bouteilles ventrues, dodues, te regardent comme ça, avec leurs yeux bleus, verts ou jaunes. N'ont jamais vu un administrateur de classe b4, peut-être ! Pourquoi se tortillent-elles devant toi comme des putes sans quota ? Un peu plus de da-djin pour poétiser la chose ? D'accord. Essayons.

Dans ce vaste univers d'ombres que déploient les liqueurs brûlantes, Nig, entends-tu le feulement doux et inquiet de ton sang dans tes artères ? Sang bleu, sang rouge. Mélange concret de vie et de feu. Un monde tapi derrière les murs : ton inconscient névrotique. Un monde d'illusions et de mensonges. D'un instant, peut-on recréer l'espace, petite goutte de lumière tremblante arrachée au néant ? Hum, hum. Les bouteilles dansent et se balancent comme l'éternel balancier du temps. Celui qui clôt toutes les prunelles sur l'orbite échevelée du dernier rêve. Hum, hum. Une vie seulement pour un oubli. Ou toutes les vies pour l'oubli d'une éternité ? Bleue est la toile tendue sur le ciel qui filtre le dernier soleil, pour le dernier geste et l'ultime soupir. Bien, bien. Une seule joie, un seul matin. Pour un reflet dansant, pour cette vermeille liqueur, être ! Choisir un monde, un monde qui n'existe pas encore, qui n'a jamais existé même dans les délires les plus fous de Tau-biol le fou. Un monde qui ne vit et danse que dans l'ambre pâle du da-djin. Hum, hum. Complètement poivré, mon pauvre Nig. Ton devoir est de te faire une opinion aussi… Tu n'es qu'un pauvre type, Niger Jhallas. Va te coucher avec tes velléités et tes fantasmes. Tu n'es pas bon à autre chose. Même ta poésie ne vaut pas un clou, pauvre Nig.

Ahid, oh ! mon Ahid ! pourquoi m'as-tu fait ça ?

Niger se jeta sur son lit tout habillé, eut une sorte de sanglot, se coucha les genoux pliés, les poings serrés sur son ventre. J'en ai marre. J'en ai marre de tout. Domelia… Domelia, donne-moi l'oubli !

Soudain, il y eut un violent appel d'air dans la pièce. Les poumons de Niger se remplirent d'un mélange frais et tonique. Qu'est-ce qui se passe ? Tu as oublié de fermer la porte, ou quoi ? Il se leva, complètement éveillé. Il n'avait pas éteint la lumière. L'habitude. Ahid ne pouvait dormir dans l'obscurité. Mais à quoi bon garder une lampe allumée en son absence ? Il marcha jusqu'à la porte. Elle était grande ouverte. Tu perds la tête, mon pauvre Nig ! Il s'avança sur le seuil. Prendre l'air te fera du bien. Après tout, tu es en zone protégée et tu ne risques pas grand-chose. Il fut surpris par la clarté de la nuit et par la douceur de la température. Les nuits d'août étaient en général extrêmement froides. Il fit quelques pas sur le gravier puis sur la pelouse. Ahid, je voulais te dire : j'espère que tu reviendras. Même si tu es un peu changée, je t'aimerai toujours et nous serons heureux.

Des flaques de lumière s'étalaient autour de lui. Il leva les yeux, chercha en vain la Lune. Les flaques avaient la transparence bleutée de l'eau des sources des glaciers. Et le ciel semé de nuages roses se reflétait dans cette eau. Niger s'aperçut qu'il ne marchait plus sur l'herbe mais sur le sable. Il ne s'étonna pas trop. Autour de lui, il n'y avait que du sable. Du sable à l'infini. Il décida de continuer sa promenade pour se faire une opinion sur ce phénomène. Il marcha un moment et parvint devant un bosquet de conifères. Il pénétra dans le sous-bois. Ce n'étaient pas vraiment des conifères. Les doux feuillages enchevêtrés le caressaient au passage comme des chevelures. Des parfums ténus, incertains, flottaient dans l'air. Niger traversa une zone d'ombre, puis aperçut une clairière. Des rayons de lumière jaillirent de l'horizon comme si le Soleil se levait, montèrent vers le ciel à travers les arbres et retombèrent tout autour de la clairière en fusées multicolores.

C'est à ce moment que Niger vit la jeune femme blonde. Elle avançait vers lui d'une démarche un peu raide. Ses cheveux tombaient jusqu'à ses hanches moulées dans une abud collante. Ses yeux brillaient d'un éclat doré. Elle s'arrêta à cinq pas de lui, au bord de la clairière.

« Je suis Domelia.

— Je le savais.

— Tu cherches Wolfane…

— Ahid.

— Elle s'appelle Wolfane, maintenant.

— Wolfane…

— Suis-moi. »

Niger suivit Domelia dans un sentier bordé d'herbe rose. L'aube s'éclairait au-dessus des arbres. Le sentier déboucha dans un parc planté d'arbres nains. Domelia se retourna, montra d'un geste un bâtiment blanc et massif avec un porche à colonnades. Une demi-douzaine de petites filles dansaient la ronde sur une pelouse rose. Elles avaient des fleurs dans les cheveux et une joie un peu perverse rayonnait sur leur visage. Leurs tuniques argentées volaient haut, découvrant leurs jambes nues. Niger détourna les yeux, essayant de reporter sur Domelia le désir que les fillettes, au premier regard, avaient fait naître en lui. Son guide le conduisait toujours à grands pas vers le bâtiment blanc. Il se demanda : Hôpital ou palais ? Un mélange des deux, peut-être. Il courut pour rattraper Domelia.

Il pénétra derrière elle dans une salle immense, très haute, éclairée par une baie à travers laquelle flambait le soleil levant. Des hommes et des femmes dormaient sur de larges couches en forme de cygne. Tous avaient un sourire d'extase sur les lèvres. Niger respira un parfum de citron et de résine. Un vertige agréable le prit, suivi d'une tension sexuelle intense. Il ferma les yeux quelques secondes. Quand il les rouvrit, Domelia avait disparu. Il se sentit presque aussitôt mal à l'aise et inquiet. L'odeur avait changé. Elle se dégradait, devenait atroce puanteur. Niger se pinça le poignet, se frotta les yeux. Le décor aussi changeait. Une image floue se superposait à la salle des cygnes, se précisait peu à peu. Une infirmerie sommaire, sombre et enfumée, avec de simples matelas posés en rangs serrés sur les dalles blanches du sol. Niger avança dans l'allée centrale. Il n'imaginait pas comme ça un centre d'Ipsi. Les malades en traitement étaient allongés sur les matelas. Des liens les attachaient au sol. Ils étaient vêtus de courtes tuniques poisseuses qui ne cachaient pas les sexes. À côté de chaque lit, se trouvait une boîte cubique d'où sortaient des fils qui rejoignaient un bandeau métallique fixé sur le front du dormeur. Niger descendit l'allée, trébucha sur un câble, jura par le Tau — ce qui le fit rire. Apparemment, aucune surveillance. Bien, bien. Il reconnut Ahid au bout d'une rangée. Cela faisait un bon bout de temps qu'il ne l'avait vue aussi abandonnée et offerte. Il s'agenouilla près de sa couche, entreprit de lui ôter son bandeau. Il souleva doucement sa tête et serra son buste contre lui. « Ahid, Ahid, ma chérie, c'est Nig ! » Il passa un bras sous ses épaules et l'autre sous ses cuisses. C'était étrange : elle ne pesait presque rien. Il l'emporta comme un voleur, trouva une porte entrouverte au fond de la salle. Toujours personne. Il sortit avec son fardeau vivant et tiède. Un escalier. Il descendit deux marches, manqua la troisième et tomba, entraînant Ahid avec lui. La chute lui parut longue, comme filmée au ralenti. Il ne ressentit aucun choc, roula dans l'herbe rose, la jeune fille contre lui.

Ahid s'éveilla et lui sourit.

« Merci d'être venu, Nig. » Elle enleva sa tunique et, d'un geste, invita Niger à se débarrasser de son pantalon et de sa chemise. Niger secoua la tête. « Non… » Ahid se mit à rire. « Pas encore. » ajouta Niger. Elle se leva et lui prit la main. Ils étaient seuls au milieu d'une plaine d'herbe rose, avec quelques bouquets d'arbres bleutés. Une énorme boule orange se hissait au-dessus de l'horizon dans un carnaval de lumière tendre.

— « Nig, nous marcherons sur la mer si nous voulons…

— Ils vont nous rechercher d'une façon ou d'une autre ? » demanda Niger.

— « Les s.s. peut-être… Il faut nous éloigner le plus possible. Plus on est loin de leur base, moins ils sont dangereux.

— C'est normal. » convint Niger.

— « La mer est une limite pour eux. Mais nous pouvons la traverser si nous voulons…

— Qui, nous ?

— Nous, les Doms.

— Je ne suis pas un Dom.

— Tu vas le devenir.

— Non, Ahid. Nous allons rentrer chez nous, à Edenko. »

Ahid rit et se mit à courir un peu plus vite. « Nig chéri, nous sommes dans l'univers de Domelia. Regarde l'herbe !

— Je ne peux pas te suivre chez les Doms.

— Alors, pourquoi es-tu venu me chercher ?

— Ahid, réponds-moi d'abord : qui est Domelia ? »

Ahid se mit à chantonner : « Goutte vermeille du réseau échappée. Orbe évanescente… C'est ce que dit la chanson. Je n'en sais pas plus que toi, Niger Jhallas. »

Quelques points noirs apparurent dans le ciel, très haut, à l'opposé du Soleil. « Ce sont eux, les subs, les s.s. ! » dit Ahid. « Mais nous avons le temps de nous cacher. Ils sont loin. » Elle tira Niger en direction du bosquet le plus proche.

Il la suivit sans enthousiasme, se laissant remorquer dans l'air. Il retrouvait peu à peu sa lucidité. Nous sommes donc dans un univers mental qui n'est pas exactement celui de Tau-biol, quoi que les impulsions de Tau-biol puissent l'atteindre — sous la forme des subs, du moins dans la zone frontière. Et naturellement, mon corps se trouve toujours à la maison, villa Claireden, opzone Edenko — ivre mort !

Ahid força Niger à se coucher sous les arbres mais il échappa aux douces mains de sa femme. « Non, non, je ne veux pas ! » Il se mit à courir, quitta l'abri du sous-bois, émergea au bord de la plaine, face au vol des subs. Il s'arrêta un instant, ébloui par le Soleil, ferma les yeux. « Je ne suis pas un Dom… » Ahid le rejoignit. « Nig, je t'en supplie, viens !

— Va-t'en, Ahid. Va-t'en seule. Je ne peux pas. Essaie de… » Il repartit en tournant le dos au Soleil. Le bosquet avait disparu. Les subs plongèrent, entourèrent Ahid, qui s'agenouilla en appelant Domelia.

Niger continua de courir.

Il s'éveilla chez lui, les tempes battantes, avec une douleur sourde dans la tête et les yeux. Il était couché sur le tapis, devant une demi-douzaine de bouteilles parfaitement alignées et trois verres vides. « Bien, bien. » dit-il. Il réfléchit longtemps. Domelia existe, ça ne fait aucun doute, mais je ne sais toujours pas qui elle est ni d'où elle vient… Si je demandais une consultation à Ipsi. J'ai des responsabilités ; je ne peux pas me permettre de… Ahid, ma chérie, je t'aime toujours. Tu n'as pas le droit de douter de moi. Ce n'est pas une question de quota. Et grâce à toi, j'ai pu me faire une opinion personnelle sur l'existence de Domelia. Un administrateur de ma classe doit toujours essayer de se faire une opinion sur les choses importantes. J'en parlerai aujourd'hui même à mon sup, Abd Nefon. Et j'espère que tu rentreras bientôt, mon amour.

Quelques minutes avant la synthèse de Th (midi), Joyd Brazen appela Niger sur rose mauve à son bureau de l'Énergie.

« Nig, j'ai une mauvaise nouvelle pour toi.

— Joyd !

— Est-ce que tu te sens assez fort pour l'entendre tout de suite ?

— Certainement, Joyd. Je suis un homme… respectable. »

La jeune femme haussa les sourcils, eut un rictus étrange. « Un homme conscient de sa vie ? Nig, Ahid se trouve… se trouvait dans un centre de sommeil du quartier a8 sud. Elle n'a pas supporté la dose habituelle de nobutil. Elle est morte cette nuit. La convention Vorbar te présente ses condoléances…

— Merci, Joyd. »

Niger coupa la communication, se leva, s'examina dans la glace à inverseur du com-set. Il avait une sale gueule. Bien, bien. Le moment était peut-être venu d'appeler Ipsi pour demander une consultation. Il forma sur les touches le numéro du centre de Wishingen. Lentement, à mi-voix, il murmura le slogan le plus éculé, le plus idiot et le plus fameux de Tau-biol :

Il est fou de demander — l'oubli
Quand on a son quota d'é–nergie !

Première publication

"Donne-nous l'oubli, Domelia"
››› Galaxie [2e série] 133, juin 1975
Avec Katia Alexandre