« Beau pays ! » s'écria l'auditrice Denise Lang. « Je comprends qu'on ait envie de ressusciter quand on est mort ici ! »
La voiture, un hovercar Ford Kickaha de l'armée, se hissait lentement le long d'une pente hérissée de buissons nains et de moignons d'arbre noircis, vestiges d'un incendie qui avait dû ravager les bosquets dans le courant de l'été. C'était une zone de résidences fortes, qui donnaient au paysage un petit air de goulag, avec leurs barbelés, leurs miradors et leurs systèmes d'alarme sophistiqués. Il existait aussi à proximité une base militaire plus ou moins secrète, ce qui expliquait peut-être la main mise de l'armée sur la région.
Simon Sharoub pensait distraitement : Ah, leurs sacrés systèmes d'alarme ! Le véhicule dérapa légèrement, frôla un senseur avancé d'une villa bardée de photopiles. Aussitôt, une sirène se mit à glapir. Elle exprimait une angoisse de bête blessée. Simon pinça les lèvres et haussa une épaule : celle qui n'était pas coincée par la masse volumineuse de son voisin, l'observateur d'Iota. Précognition ? Eh, idiot, n'oublie jamais que la précognition et la résurrection n'existent pas. C'est ton boulot de t'en souvenir !
Le dénieur de l'Union Eurafricaine des Consommateurs, assis à l'avant, entre le chauffeur et le lieutenant qui commandait le détachement, fut secoué par un rire contenu.
— « Vous avez entendu cette sirène bizarre ? Encore un phénomène X ! »
Quelques soupirs discrets montrèrent que cette plaisanterie d'une grande finesse était appréciée des connaisseurs.
Le véhicule s'identifia et poursuivit sa course erratique vers le sommet de la colline, où se dressait l'église de Lagarde-Bonne. Par un coin de pare-brise, on distinguait le clocher au-dessus des chênes verts : un simple pan de mur, couvert de mousse et d'herbes folles. Au pied de l'église, s'étendait le vieux cimetière que les passagers de l'hovercar ne pouvaient pas encore apercevoir. C'était le but de cette promenade matinale dans la fraîcheur d'un précoce automne.
— « Emma, voulez-vous me répéter le nom de cette jeune femme si charmante qui nous a appelés hier. » dit Denise Lang à son assistante.
— « Geneviève Lerusse. » répondit la jeune femme. « Il y a quatre jours, donc le 2 novembre à 13 h 35, mademoiselle Lerusse a assisté à la résurrection de son père, Paul Lerusse. »
Denise posa la main sur l'épaule de l'officier parachutiste assis devant elle.
— « Lieutenant ! j'espère que vous vous rendez compte du choc que cette jeune fille a subi ? »
Le lieutenant eut un énorme soupir.
— « Oui, Madame, je sais. Beaucoup de gens ne supportent pas ce genre d'expériences et se retrouvent à l'hôpital psychiatrique pour un temps indéterminé. Mais c'est mademoiselle Lerusse qui a insisté pour être présente au cimetière pendant l'enquête. »
Le dénieur de l'Union Eurafricaine grogna dans sa barbe noire et frisée : « Quel métier ! Je crois que je vais demander à reprendre l'uniforme ! »
L'auditrice le regarda d'un air soupçonneux.
— « Quel uniforme ?
— À l'Eurafricaine des Consommateurs, c'est une combinaison verte à parements orange. La pelure que nous devons mettre, nous autres dénieurs, pour prétendre impunément que la lessive Truck-Binz est une vraie saloperie. Ou n'importe quoi de ce genre ! C'est notre boulot ! »
Simon Sharoub n'avait aucune envie de remettre l'uniforme. À la New European Consumer Association, c'était une combinaison bleu ciel avec des lettres et des liserés blancs. Son activité dans la branche Phénix (Phénomènes Non-Identifiés X) ne le satisfaisait pas entièrement. Loin de là même. Mais c'était mieux que de dénigrer les lessives, les yaourts ou les couches-culottes au nom des consommateurs farouches et impavides. Il fut heureux de détourner la conversation en annonçant qu'il apercevait le cimetière.
« Debout les morts ! » lança finement le barbu de l'Eurafricaine.
Denise Lang prit d'instinct un ton professionnel, compatissant et chaleureux, qui lui était habituel : « Naturellement, cet uniforme vous gêne. Vous vous sentez à l'étroit, bridé dans vos élans de sincérité. C'est bien ça, n'est-ce pas ? Mais pour nous, les consommateurs, il est tellement utile. Il nous permet de voir tout de suite que vous faites votre métier, que vous êtes là pour nous aider et que… »
Elle s'embrouilla un peu, mais c'était sans importance. L'air comptait plus que la chanson. Et puis ce type n'était pas un client !
Simon tourna la tête et s'aperçut que l'auditrice le regardait maintenant. Les yeux verts de la jeune femme semblaient se poser sur lui sans hostilité, presque avec bienveillance. Un phénomène X qui ne présageait rien de bon !
Denise Lang était une auditrice indépendante, célèbre, adulée. Elle exerçait un métier merveilleux qui lui valait l'affection, l'admiration et la reconnaissance de milliers de gens. Un instant il l'envia follement ; et, suivant un penchant sémantique et naturel, il eut aussitôt follement envie d'elle.
Mais l'hovercar venait d'arriver à l'entrée du cimetière, où une délégation l'attendait. Encore des militaires : des surus, les agents de la Sûreté rurale, ex-gendarmerie. Les autorités prenaient vraiment au sérieux ces histoires de résurrection. Il est vrai que dans une société bloquée, comme on disait — et toutes les sociétés le sont —, les phénomènes X constituaient une bonne soupape de sécurité.
Le travail de Simon — et de tous les dénieurs — était de jurer que les morts ne renaissaient pas pour jaillir de leur tombeau et revenir dans le monde prendre la place des vivants, de dénigrer et de nier tous les faits qui alimentaient les espoirs et les craintes d'une population avide de surnaturel… Les dénieurs devaient aussi prétendre qu'il n'y avait pas dans le ciel de Terre de soucoupes volantes ni d'Yeux géants, que personne ne pouvait deviner l'avenir et que la télépathie n'existait pas.
Avec les résurrections, une étape de plus était franchie par la foi populaire : la négation de la mort. Et il fallait naturellement nier cette négation.
Cette lourde tâche n'empêchait pas Simon de penser. Ni de jouer avec des idées peu orthodoxes. Celle-ci, par exemple, qui lui était familière : C'est mieux de l'autre côté !
D'autant mieux, se dit-il, que la belle Denise Lang représente cette fois l'autre côté…
Une allée envahie par les hautes herbes et les ronces faisait le tour du cimetière, nettement surélevé, auquel on accédait par un escalier de quatre marches ou ce qui en restait. Une double porte à grille fermait autrefois l'entrée. Mais une des grilles était tordue et coincée contre le mur et l'autre abattue et à demi recouverte par les herbes et les broussailles. Le comité d'accueil se tenait là, devant l'escalier, dans l'ombre frêle du clocher.
Un civil, vêtu d'un imperméable en tissu métallisé noirâtre, raclait minutieusement sa semelle boueuse à la première marche. Les bottes des surus semblaient également maculées de terre grasse. De toute évidence, la délégation n'avait pu résister à la tentation de visiter les tombes.
Le lieutenant parachutiste s'avança vers l'officier de la Sûreté rurale et l'observateur d'Iota vers le civil à l'imperméable. Le dénieur de l'Eurafricaine prit le bras de Simon. Celui-ci se retourna pour voir si Denise Lang suivait. La jeune femme était en train d'enfiler ses bottes dans la voiture. Par la portière ouverte, elle brandissait avec une élégance sublime deux longues jambes gainées d'arachné gris clair. Sa jupe à plis variables s'étalait autour de ses hanches comme une corolle froissée, d'un orange éclatant. Les pensées de Simon suivirent leur ligne de plus grande pente. Son regard rencontra le regard rieur de l'auditrice.
Est-ce que… Non, ce n'était pas le moment ni le lieu pour se poser ce genre de questions ! Il rendit toute son attention à son collègue de l'Eurafricaine.
« Cher ami ?
— Tu l'as reconnu ? » chuchota le barbu.
— « Le… Le civil ?
— Ouais. C'est l'inspecteur général Joseph Jebber ! »
Joseph Jebber, inspecteur général de la Fédération des Associations de Consommateurs : un des hommes les plus puissants et les plus redoutés du continent. Très bien. Mais il n'avait jamais empêché personne de ressusciter !
« Je suis sûr qu'il ne s'attendait pas à voir Lawson !
— Lawson ?
— Le type d'Iota. À mon avis, ça va faire des étincelles. On devrait aller présenter nos hommages au grand chef tout de suite si on ne veut pas se retrouver en uniforme avant trois semaines !
— On n'est pas obligés de l'avoir reconnu.
— Tu parles ! On aurait l'air malin !
— Et puis je croyais que tu souhaitais reprendre l'uniforme ?
— Finalement, on n'est pas trop mal, aux phénomènes X !
— Bon… »
Simon s'avança vers l'inspecteur général Jebber et déclama la formule habituelle : « Phénix Copernic ! »
Joseph Jebber répondit sur un ton bienveillant et distrait : « Bonjour, chers dénieurs. Honneur au serment ! ».
Le barbu s'approcha à son tour, inclina la tête d'un air respectueux et répéta : « Honneur au serment, monsieur l'Inspecteur général ! ».
Simon entendit Denise Lang pouffer derrière lui. Il se raidit. Ah, non. C'était trop facile pour elle. Il lui suffisait d'écouter les confidences des gens, d'un air attentif et pénétré, et de paraître d'autant plus convaincue que le récit était plus incroyable. Naturellement, il lui fallait une dose de cynisme que tout le monde ne possède pas. Mais elle n'avait pas les consommateurs sur le dos, ni d'inspecteur général à saluer respectueusement.
L'officier suru présenta les témoins, dont le maire de Lagarde, un solide quinquagénaire en veste de cuir, le visage rouge et le regard courroucé. Alors, on se permettait de ressusciter dans sa commune sans son autorisation ! Il devait tenir tous ces citadins aux fonctions bizarres pour responsables des événements.
Deux femmes et deux hommes du village s'abritaient derrière lui. Une fille blonde, vêtue d'un ensemble à rayures verticales, assorti au paysage de camp de concentration, s'appuyait sur le bras du gendarme. C'était sûrement une visiteuse d'origine urbaine, venue se recueillir sur une tombe familiale, à l'occasion de la Toussaint. Elle tourna tout à coup la tête et Simon reconnut Geneviève Lerusse, la fille du ressuscité, qu'il avait vu la veille à la télévision.
De toute façon, ce cimetière sauvage, en grande partie abandonné, non parce qu'il n'y avait plus de morts à enterrer dans le pays, mais parce qu'il ne restait plus un décimètre carré de terre disponible et parce que le village avait un cimetière nouveau à l'écart des habitations, n'était régulièrement fréquenté par les vivants qu'au moment de la Toussaint. Les trois résurrections officiellement signalées avaient été vues dans les premiers jours de novembre. La bonne époque pour revenir du royaume des morts !
Les deux officiers qui assuraient conjointement la direction de l'enquête, le suru et le para, discutèrent à voix basse un instant, sans doute pour se partager les tâches et les responsabilités. Puis ils donnèrent ensemble le signal du départ, et un groupe d'une quinzaine de personnes s'engagea à leur suite dans l'escalier usé et pénétra dans le cimetière.
« Les media ? » interrogea Denise Lang. « Je ne vois pas un seul reporter !
— Le territoire de la commune a été placé sous le contrôle de l'armée. » dit sèchement le para.
Simon leva les yeux et vit un soldat sur le toit de l'église, et un autre dans la fourche d'un tilleul. Le casque d'une sentinelle apparaissait au-dessus du mur. En voilà toujours trois ! Mais ils sont peut-être dix fois plus nombreux !
« Pour le moment, » ajouta l'officier, « la Presse et les Chaînes ne sont pas admises à l'intérieur du périmètre ! »
Sous la conduite du maire et des officiers, le groupe se dirigea par une allée étroite et fortement piétinée vers l'angle nord-est du cimetière. Le chef des surus se retourna.
— « Nous allons examiner pour commencer la tombe de monsieur Paul Lerusse, le père de mademoiselle Geneviève Lerusse, ici présente. C'est le 2 novembre à 13 h 35 que mademoiselle Lerusse a assisté à la résurrection de son père. C'est un cas très rare. » ajouta-t-il innocemment.
Puis il eut un geste d'excuse et d'impuissance à la fois. Et il conclut : « La tombe a été laissée en l'état où elle se trouvait après la sortie de… du… de monsieur Lerusse. Vous verrez aussi les débris du cercueil et vous entendrez le témoignage de mademoiselle Lerusse.
L'officier de gendarmerie recula de deux pas en gardant les yeux fixés sur la tombe bouleversée. Au pied d'une petite croix de bois, posée un peu de guingois, s'ouvrait un trou irrégulier et à demi comblé par l'éboulement de la terre fraîche. Des éclats de bois moisi surnageaient. Un pot de chrysanthèmes renversé et fêlé avait été abandonné au bout de l'allée. Geneviève Lerusse l'avait peut-être lâché en voyant la terre s'ouvrir et se soulever à un mètre d'elle. On serait troublé à moins !
Cependant, tout ce décor sentait la mise en scène. Selon certains témoins, les ressuscités se matérialisaient brusquement, dans un halo de lumière colorée, sans que les tombes s'ouvrent ni que les cadavres disparaissent. Mais on pouvait penser que des gens étaient venus visiter la tombe, dès l'annonce de la résurrection. Ils auraient alors brisé le cercueil pour voir si le corps de monsieur Lerusse, ou ses restes, étaient encore là. Mais pourquoi auraient-ils fait disparaître le squelette ? Et si ce n'était eux, qui donc s'amusait à cet étrange petit jeu ? L'armée ?
L'armée manipulait-elle, d'une façon ou d'une autre, les phénomènes X ?
Et une autre question se posait : qu'était devenu le ressuscité lui-même, ce Paul Lerusse qui aurait dû être là, au premier rang des témoins ?
D'une façon plus générale, où passaient donc les ressuscités ? Sous le couvert des lois protégeant la vie privée, ils s'enfonçaient dans l'anonymat, aussitôt après avoir défrayé la chronique. Le secret militaire se refermait sur leur témoignage et sur leur existence…
Simon observa discrètement Geneviève Lerusse. Ses grands yeux bleus et ses longs cheveux blonds lui donnaient un charme romantique, un peu languissant, en sus d'une très réelle beauté. Elle avait très bien pu, à cause de son physique, être choisie pour le rôle de témoin par ceux qui manipulaient le phénomène. Si le phénomène était réellement manipulé, comme le laissaient entendre certains dirigeants des associations de consommateurs. Simon, pour sa part, était prêt à le croire réel… mais autre.
La résurrection au premier degré, il ne pouvait pas l'admettre ; et même s'il avait vu un revivant surgir du tombeau sous ses yeux, il n'aurait pas été convaincu. Au “deuxième degré”, que signifiait la résurrection ? Il n'en savait rien. Mais il avait le sentiment que l'armée manipulait le phénomène dans son intérêt, sans pour autant le créer.
L'officier parachutiste prit la place du suru.
— « Je réserve expressément la position de l'armée de terre dans cette affaire. » dit-il en regardant son collègue. « À mon avis, certaines précautions élémentaires n'ont pas été prises. »
Il leva son poignet gauche, regarda l'heure.
« Le capitaine Pierre d'Orliac, de la base aérienne de L'Hospitalet, devrait être parmi nous d'ici quelques minutes. Je suggère que nous prenions patience en l'attendant.
Il se tourna successivement vers les dénieurs, l'observateur d'Iota, l'inspecteur général Jebber, un assistant personnel de la Croix-Rouge, et l'auditrice Denise Lang, à qui il adressa un sourire un peu trop appuyé.
Jebber se tenait à l'écart, le nez pincé, comme s'il avait été dérangé par quelque mystérieuse puanteur.
L'officier déclara d'une voix sèche : « Je vais demander aux divers représentants des organismes publics ou privés ici présents d'expliquer leur rôle au témoin. Monsieur Lawson, de l'International Office of Technology Assessement…
— Notre organisme s'appelle en français Bureau d'Évaluation Sociale de la Technologie, le Best. » dit l'observateur d'Iota. « L'évaluation technologique examine à quel point une innovation est désirable vis-à-vis des besoins immédiats et étudie ses conséquences à plus long terme. Nous pensons que dans les phénomènes de résurrection, vrais ou faux, une technique est à l'œuvre. Nous souhaitons l'identifier pour l'évaluer. »
Denise Lang se pencha vers Simon.
— « Comme le besoin de ressusciter est à la fois immédiat et éternel, je suis pour !
— Mais si tout le monde ressuscite, la Terre sera vite surpeuplée !
— Ah, ça, ce sont les conséquences à long terme. On a le temps d'y penser. »
Ce fut au tour de Simon, dénieur de la New European Consumer Association, la Neca. Il se lança dans une intervention très formelle. Il rappela le fameux serment de Copernic. Réunis dans la salle Copernic du Palais de l'Europe, le 20 juin 1989, les états généraux des consommateurs avaient décidé de ne pas se séparer avant d'avoir obtenu une Charte pour leurs mandants. Ils étaient toujours réunis, du moins en théorie, depuis vingt ans. Et les associations s'occupaient maintenant de dicter au monde entier ce qu'il était juste et bon de penser. Simon poursuivit : « En raison de la vague de créd… de sensibilité aux phénomènes inexpliqués qui ne fait que croître depuis le début du siècle, nous avons décidé d'appliquer à ces phénomènes notre slog… nos méthodes de réflexion et d'investigation. »
Il avait failli dire : « Nous avons résolu d'appliquer aux phénomènes X notre slogan : Vous n'allez pas avaler ça ! ». Mais c'eût été attaquer de front les militaires. À quoi bon ? Et s'il voulait avoir une chance d'en apprendre davantage, il lui fallait procéder en douceur.
Il fut écouté dans un silence glacial. Glacial est le mot. Un léger vent d'est s'était levé et aspergeait les visages de gouttelettes froides et visqueuses. Le dénieur de l'Eurafricaine ouvrit un parapluie et se plaça entre Denise et son assistante.
L'auditrice porta la main à sa poitrine.
— « Je suis gelée, » dit-elle, « et ce cimetière me paraît tout à fait sinistre. »
L'inspecteur général Jebber déclina l'offre de prendre la parole à son tour. Accroché à un générateur antipluie, l'humaniste de service déclara qu'il avait été envoyé par la Croix-Rouge pour aider sa cliente, mademoiselle Lerusse, et qu'il ne s'intéressait nullement aux phénomènes de résurrection, ni d'ailleurs à aucun phénomène. Il était uniquement concerné par les problèmes humains posés à des personnes humaines.
Un discours assez déplaisant. Simon se dit que personne dans les cimetières, sauf peut-être les morts, ne s'intéressait à la vérité. Sauf les morts et lui-même. Mais il était vraiment mal placé pour la traquer.
Denise Lang s'était débrouillée pour parler la dernière, pensant peut-être que c'était un bon moyen d'avoir raison. Elle fut, comme toujours, sublime.
— « Je suis une auditrice indépendante. » dit-elle. « Je suis venue ici pour écouter de tout mon cœur, de toute mon âme. Mon seul désir est de vous entendre ! »
Le maire ayant demandé un aparté aux officiers, l'assistance se scinda en deux groupes. Les témoins et les officiels refluèrent vers l'intérieur du cimetière, où l'on distinguait, derrière une haute touffe d'herbes sèches, une deuxième tombe ouverte. Simon observa les croix de pierre, de marbre, de fer ou de bois qui se dressaient de loin en loin, au milieu de la végétation parasite. On voyait aussi des stèles, des couronnes avec des épitaphes, des pierres tombales couvertes de mousse.
Un pâle rideau de pluie s'était abattu sur la colline et commençait à recouvrir le cimetière.
D'un signe de tête, Denise Lang attira Simon.
« Dites, ma cliente n'a pas l'air très pressée de me rejoindre. Vous ne trouvez pas ça bizarre ? »
Elle lui toucha le bras et lui montra les témoins, rassemblés autour du maire et des gendarmes. Il sourit d'un air préoccupé et tendu. Plusieurs personnes devaient avouer qu'elles avaient eu à ce moment la prescience d'un événement dramatique. Simon aussi avait l'impression qu'une chose extraordinaire allait arriver. Plus qu'une véritable prémonition, c'était peut-être le sentiment d'un coup monté.
Était-ce un “coup monté” ? Par qui ? Pour quoi ? Simon pensa qu'il ne le saurait jamais.
Soudain, Geneviève Lerusse se sépara du groupe des officiels, fit quelques pas vers l'autre groupe, puis s'arrêta, hésitante.
Denise Lang s'aperçut alors qu'elle se tenait sur un tumulus coiffé de ronces naines et de chardons secs : une tombe abandonnée. Elle recula d'un air gêné. Simon se rapprocha d'elle.
— « Je pense qu'il pourrait s'agir d'une sorte de test organisé par l'armée. » dit-il à voix basse.
Le barbu de l'Eurafricaine les rejoignit et dit : « Pour moi, c'est un racket de profanateurs de sépultures ou quelque chose de ce genre ! ».
Denise Lang les regarda l'un après l'autre avec perplexité. Elle sourit à Simon puis demanda au dénieur de l'Ueco : « Qu'est-ce qu'ils chercheraient dans les tombes, d'après vous ? ».
L'homme eut un sourire malheureux.
— « Je n'en sais rien. Peut-être le secret de la résurrection ? »
Geneviève Lerusse se tenait toujours à une certaine distance. Denise Lang rejoignit Simon en contournant la tombe. Elle était maintenant si près de lui qu'une mèche blonde frôlait son visage. Il respira, les narines grandes ouvertes, une bouffée de Flamme de cristal et retint son souffle, comme s'il craignait de laisser échapper une seule molécule de ce merveilleux parfum.
— « Savez-vous ? » dit-elle à voix basse. « L'Ordre des Auditeurs est toujours ravi d'accueillir d'ancien dénieurs. Si un jour vous avez envie de changer de camp, je peux vous aider. À part ça, je sais bien que les gens ne sortent pas réellement de leur tombeau, et que les Yeux géants ne sont que des effets lumineux d'origine inconnue ! »
Mais Simon ne l'écoutait plus. Le paysage tout entier avait disparu pour lui. Le paysage tout entier, à l'exception d'un rectangle d'environ deux mètres carrés : la tombe la plus proche. La tête enfiévrée et le cœur battant, il fixait le tumulus devant lui. La terre s'était comme vitrifiée. Un pied de chardon, inclus dans la masse cristalline qui venait de se former, s'était consumé sans flamme.
À l'intérieur du cristal, un corps humain était enchâssé : celui d'une femme d'âge moyen, aux cheveux très noirs, vêtue d'une longue robe rouge démodée… La tombe était ancienne, sans aucune inscription déchiffrable. La croix de métal qui se trouvait à sa tête, à demi renversée, était presque complètement recouverte par la terre, l'herbe et la mousse. La femme enterrée là — puisque c'était une femme — attendait peut-être son heure depuis un siècle ou plus…
Et son heure était venue.
Elle souleva les paupières et ouvrit la bouche comme pour crier de surprise et d'angoisse. Elle essaya de bouger, mais elle put seulement remuer un peu les doigts. Le cristal semblait l'enrober tout entière. Cependant, sa peau diaphane se colorait de rose : le sang se remettait à circuler dans ses veines.
Et Simon eut l'impression qu'elle fixait sur lui un regard affolé. Puis la masse vitreuse qui la retenait prisonnière commença à se fluidifier. Partiellement libérée, la revivante essaya de se dresser.
Le dénieur de l'Eurafricaine s'approcha de la tombe les poings serrés, le visage hagard.
— « Non ! » cria-t-il.
Simon lui prit le bras et le repoussa. L'homme gémit sourdement et lança à Simon un regard désespéré.
« Faut s'en aller. On n'a pas le droit de voir ça ! »
Il avait raison. C'était un spectacle dangereux. Un spectacle interdit.
— « Éloignez-vous ! Éloignez-vous ! » cria l'officier parachutiste.
Le barbu prit la fuite en hurlant. Denise Lang recula de quelques pas puis se mit à courir vers la sortie. Le para cria un ordre à ses hommes perchés tout autour du cimetière. De longs sifflements de serpents en colère couvrirent un instant le bruit du vent et de la pluie. L'éclatement mou des projectiles à gaz suivit aussitôt : comme un brandon tombant dans une flaque d'eau pour s'éteindre en grésillant.
Les gaz anesthésiants, incapacitants ou n'importe quoi de ce genre. Amnésiant peut-être…
Simon eut le temps de voir la brune ressuscitée sortir du cristal fêlé, se tenir debout sur le tumulus, les bras écartés, les yeux au ciel et la tête renversée pour recevoir la pluie sur son visage. Puis il respira une bouffée de gaz et perdit conscience presque instantanément.
Les amnésiants étaient efficaces. Vingt-quatre heures ou plus furent gommées de la mémoire de Simon Sharoub et des autres. À jamais.
Il oublia l'épisode du cimetière et la résurrection de l'inconnue en robe rouge. De toute se vie, il ne s'en souvint.
Sa mémoire se réveilla au dernier moment. Des Yeux géants fonçaient sur lui, les yeux jaunes et hallucinés d'un hovertruck lancé à pleine vitesse sur la voie centrale du R&R. Il sut qu'il allait mourir, dans la nuit fracassée. En une seconde, il se rappela. Une immense stupeur l'envahit.
Trop tard.
Cela se passait trente ans plus tôt, dans les années dix. Et on n'avait plus entendu parler de résurrections — ou si peu. Parfois, à mots couverts, dans les cénacles proches du pouvoir. Une énorme propagande en faveur de la crémation avait déferlé sur le monde pendant dix ou vingt ans. L'incinération était devenue obligatoire dans toute l'Europe en 2035. Avec quelques dérogations accordées à prix d'or aux privilégiés et aux originaux qui désiraient encore être enterrés, Dieu sait pourquoi ?
Il en coûtait un salaire de technicien B1 par mètre carré ! Mais Simon était depuis un quart de siècle auditeur indépendant. Il avait gagné assez d'argent pour s'offrir une concession dans ces fabuleux cimetières de campagne où l'on ressuscitait peut-être encore. Ah, s'il avait pu se souvenir du 6 novembre 2009 !
Trop tard.
Son hovercar avait été déporté par une énorme rafale de vent. Vitesse excessive, un instant d'inattention… l'heure était venue.
Le monstre se précipitait sur lui en dansant un fulgurant ballet dans le temps presque arrêté. Ses propres phares volaient à la rencontre des Yeux géants.
Trop tard.
Aucune chance. Il allait mourir. On brûlerait ses restes. Il ne revivrait jamais. Il ne connaîtrait jamais la vérité sur la résurrection.
À moins que… À moins que les fantômes existent ?
Les fantômes existaient. Il y en avait toujours eu. Ceux qui se levaient en grand nombre dans les cimetières de campagne autour de 2010 étaient des fantômes artificiels. Les médiachaînes, avec l'accord tacite du pouvoir, avaient laissé croire à la population qu'il s'agissait de véritables résurrections. L'armée, maîtresse du terrain, préférait se taire. Naturellement, les fantômes disparaissaient au bout d'un certain temps ; mais ils étaient réels.
On avait fini par découvrir qu'ils apparaissaient en général loin des agglomérations importantes et à proximité des installations secrètes, des bases militaires, des centres de recherche. Il avait fallu dix ans de plus pour comprendre que le phénomène était provoqué par les faisceaux maser des satellites d'observation qui fouillaient le sol de la terre jusqu'au niveau moléculaire, à l'aide d'une technique nouvelle appelée effet Quandt.
Quelques années de plus, les side effects du maser Quandt furent éliminés et les résurrections disparurent. Mais on savait désormais réveiller les fantômes. C'était un secret militaire que partageaient les représentants de la classe dominante, proches du pouvoir. Dans le monde entier, certains cimetières de campagne, isolés et discrets, étaient devenus des laboratoires avancés, où des chercheurs contrôlés par l'armée menaient des expériences mystérieuses.
Et certains disaient qu'un jour prochain, grâce à l'effet Quandt ou quelque chose de ce genre, on saurait faire revivre les morts.
Mais pas n'importe lesquels.