« Vous avez quarante ans et vous vous appelez Ody Real. » récita la voix neutre, doucereuse et infiniment menaçante du réseau Interphord-Psychiatrie. « Vous êtes au Centre thérapeutique de la fondation Wishingen pour votre trentième analyse en narco-hypnose. Ainsi que vous le savez, les résultats obtenus jusqu'à présent sont légèrement insuffisants pour justifier la poursuite du traitement. Il est donc nécessaire d'obtenir une amélioration décisive au cours de cette séance qui, sans cela, pourrait être la dernière. Ici Interphord-Psychiatrie Wishingen. Je vous souhaite bonne chance. »
Ody s'allongea sur le divan. Elle était nue et ses longs cheveux blonds s'étalaient autour de sa gorge et de ses épaules brunies comme un soleil éclaté. Elle tendit son bras gauche en direction de la table de soins. Une mâchoire en mousse plastique immobilisa son coude avec douceur. Elle sentit à peine le jet à haute pression pénétrer dans sa veine. Une chaleur malsaine chemina lentement vers son cœur et sa tête. L'ennemi était en elle. Une fois de plus… Elle savait bien ce qui allait lui arriver si elle échouait à cette trentième séance. On n'avait que faire des névrosés et des inadaptés, dans ce monde où les gens solides et forts, les gens dits “normaux” avaient déjà tant de peine à survivre. Ce monde surpeuplé. Ce monde sans pitié sur lequel régnait la terreur d'Interphord-Psychiatrie.
Pourtant, je ne suis pas folle, je ne suis pas folle, je ne suis pas folle… Elle attendit en murmurant la conjuration habituelle. La conjuration vaine. Ses lèvres bougeaient de plus en plus vite. An-Guid-Un, An-Guid-Un. Elle priait le dieu à la mode. Le seul d'ailleurs qu'elle connût.
Elle avait passé une nuit particulièrement agitée. Les cauchemars succédaient aux cauchemars. À deux heures du matin, elle s'était levée pour prendre un comprimé d'hypnoral. Puis elle était retombée dans un sommeil lourd, brûlant, poisseux.
Elle ne comprit pas tout de suite qu'on frappait à la porte. Elle entrouvrit les yeux et il lui sembla qu'une éternité passait pendant que son esprit égaré quelque part se réajustait à la place qu'il devait logiquement occuper dans son cerveau engourdi. Peut-être débordait-il encore car tout était mentalement flou. Ody avait non seulement peine à rassembler les souvenirs de la veille (la trentième séance au Centre Wishingen ?) mais il lui était difficile de saisir le présent brumeux qui venait l'agresser au sortir du sommeil… Un matin comme les autres. Matin gris d'automne, d'hiver peut-être. Matin d'été un peu moins sinistre ? Mais la poussière, la fumée bouchaient à jamais le ciel. Comment savoir ? Ody avait perdu la notion du temps. On la soignait pour cela… et pour bien d'autres choses.
Les coups sur la porte se faisaient plus forts et plus rapprochés. Elle s'assit sur son lit. Elle avait la tête comme prise dans un étau. Elle se souvint : le mal de tête était un effet de la narco-hypnose. Qu'est-ce qu'ils veulent ? Pourquoi ne m'appellent-ils pas au tvphone ? Elle regarda autour d'elle. L'immense écharpe de grisaille qui balayait la pièce se dissipa lentement. Il n'y avait pas de tvphone. An-Guid-Un, je ne suis pas chez moi ! Elle ne reconnaissait pas la minuscule chambre-à-part de l'Imco 621. On l'avait… Elle se trouvait dans une grande pièce claire, d'au moins cinq mètres sur quatre — jugea-t-elle — avec une grande fenêtre qui donnait sur un espace libre planté d'arbres verts. Mon Dieu, je… Elle enfila les manches de son peignoir et alla ouvrir la porte en traînant ses pieds mal chaussés.
Alors, elle entendit une rumeur lente et fiévreuse qu'elle crut reconnaître. Conversations en sourdine, rumeur de cérémonie religieuse : un bruit lointain venu du passé. D'un passé qu'elle n'avait jamais connu… Une main se posa sur son épaule. Une voix familière, affectueuse mais un peu impatiente lui demanda si elle n'était pas bientôt prête.
« Ody, ma chérie, il va être l'heure. »
Elle leva alors les yeux et l'angoisse reflua dans sa poitrine, comme un flux gras, étouffant, puis se répandit dans ses artères et exhala dans sa gorge une odeur de pourriture… Devant la grille du jardin — du jardin ? —, il y avait un long fourgon mortuaire. Et derrière le fourgon, s'alignait une file de personnages habillés de noir. Tous les visages se tournèrent vers elle.
« Allons, ma petite fille, il faut te dépêcher. Nous t'attendons ! »
Ody reconnut son père avec stupeur. L'homme qui lui parlait si doucement était son père, mort depuis dix-sept ans. Son père qu'elle avait tant aimé. An-Guid-Un.
— « Je viens. » dit-elle simplement. « Je n'en ai pas pour bien longtemps. »
Il lui avait suffi d'un regard pour identifier l'assistance tout entière. Hommes et femmes habillés de noir sans exception : des morts… tous les morts de sa vie. Sa mère qui souriait d'un air curieusement tendre, en arrangeant ses cheveux avec ce reste de coquetterie que l'âge n'avait jamais vaincu. Son frère, toujours très grand, très beau, dont les yeux verts prenaient une indulgence inhabituelle. Ses oncles qui se tenaient droits comme des statues guerrières, impeccables dans leur smoking noir, avec un œillet à la boutonnière… Un peu plus loin, à l'écart, se tenait son beau-frère Karl, qui était mort récemment, écrasé par une ambulance alors qu'il se précipitait pour cueillir une fleur sur le bord de la route. Et la fleur n'était qu'un mirage… Karl avait récupéré ses deux jambes — Interphord-Chirurgie fait des miracles, de nos jours — et il attendait patiemment dans l'aube livide. Et beaucoup d'autres ressuscités glorieux (parents et amis, réunis là pour quelle incompréhensible cérémonie funèbre ?). Personne ne manquait à l'appel. Ils n'attendaient plus qu'elle.
Elle prit une robe bleu clair, une robe d'été un peu courte mais dont les nuances s'harmonisaient merveilleusement avec la couleur de ses cheveux. Qu'importait le deuil ! Et puis elle n'avait même pas de vêtements noirs… Elle descendit lentement les marches du perron. Les quelques secondes qu'elle dut mettre lui semblèrent s'étirer à l'infini, se changer en minutes gluantes, en heures mortelles. Une horrible anxiété la tourmentait car elle ne savait où prendre place dans le cortège. Mais quand elle vit le cercueil, elle fut envahie par une agréable sensation de légèreté. Elle s'approcha. Le cercueil était encore ouvert, il était beau, il avait l'air confortable et rassurant. Elle pensa qu'à l'intérieur elle n'aurait plus jamais froid, plus jamais peur. Dans ce merveilleux asile, plus personne, jamais, ne pourrait l'atteindre pour lui faire du mal. Elle pensa qu'elle allait être délivrée de la trop lourde tâche de vivre. Et, devant les yeux attendris de tous ceux qu'elle avait aimés, elle s'allongea dans le cercueil qui se referma avec un bruit doux.
Ody s'éveilla un peu haletante, la bouche amère. Un mauvais rêve, un de plus. Pourtant, la publicité de l'hypnox (son somnifère habituel) garantissait, outre l'innocuité la plus complète, une absence certaine de cauchemars. J'en ai assez, ça ne peut plus durer, je… Toujours cette fascination du passé et de la mort. Elle se transportait chaque fois à l'époque où l'incinération des corps n'était qu'une pratique exceptionnelle ; à l'époque où existait cette chose effrayante et merveilleuse : un cercueil. Un cercueil dans lequel on vous plaçait intacte, figée, parfois plus belle que vivante, pour vous glisser sous la terre au cours d'une étrange cérémonie rituelle… C'est un symptôme très clair. Je cherche à fuir la vie et mon époque. Il faut…
Elle tendit la main vers sa table de chevet, ce qui eut pour effet d'éclairer la veilleuse automatique. Elle atteignit le clavier du com-set. Sa main frôla les touches. Elle n'avait qu'un chiffre à faire : le 1. Inutile de se lever pour appeler l'Interlocuteur… D'un coup de l'index droit, elle enfonça la touche. L'appareil s'alluma. Presque aussitôt, un visage stylisé apparut, grandit, déborda l'écran. Maintenant, Ody ne voyait plus que le bas du front, les yeux vides, le nez, une partie des pommettes. Comme une sorte de masque. Un loup. Puis les yeux s'éveillèrent. Le regard d'un homme semblait fixé maintenant sur elle, à travers le masque.
« Ici l'Interlocuteur. Merci de m'avoir appelé. Qui es-tu ? »
La voix était nettement masculine, grave, neutre, un peu lente. Elle ressemblait singulièrement à celle du réseau Interphord-Psychiatrie. Impression très désagréable… Puis Ody se rappela qu'Interphord, le Centre Wishingen et l'analyse narco-hypnotique appartenaient aussi à son cauchemar, comme la cérémonie funèbre et le cercueil ouvert.
Elle secoua la tête, s'identifia sur un ton froid et précis qui ne pouvait cependant tromper un observateur attentif. Le regard de l'Interlocuteur se fit plus brillant.
« Je t'écoute, Ody. Tu peux avoir une confiance totale en moi.
— Je sais. J'aurais dû t'appeler plus tôt. Mais je n'osais pas.
— Il n'est jamais trop tard. Tout va bien, maintenant, puisque tu as agi. Parle-moi. Ou préfères-tu que je te pose des questions ? »
Ody s'entoura de coussins, s'étendit sur le côté, chercha une position confortable.
— « C'est terrible. » dit elle. « Il faut que tu m'aides. Je suis seule, comprends-tu ? Absolument seule. Et depuis longtemps. J'essaie de tenir le coup. Je fais ce que je peux, je te jure, Interlocuteur. Je lutte, je serre les dents, je ne critique jamais la société. Je suis… Mais il y a les cauchemars. Je crois que ça dure depuis des semaines. Je ne sais plus. Je suis à bout.
— Quels cauchemars ? Raconte-moi.
— C'est difficile.
— J'ai tout le temps qu'il faut. Toute la nuit. Tout le jour qui vient. Je suis ton Interlocuteur. »
Ody se mordit la lèvre en grimaçant et s'efforça de retenir les sanglots nerveux qui montaient à sa gorge. J'ai trop attendu ; ça sera dur. Mais elle se sentait délivrée. L'Interlocuteur résoudrait ses problèmes. Il était là pour ça. On n'est jamais tout à fait seule — ou seul — dans un monde où existent les Interlocuteurs d'État.
— « Je fuis le présent. » dit-elle. « J'en ai honte mais c'est vrai. Je me transporte dans le passé et c'est presque toujours pour y mourir. Je pense que je refuse inconsciemment l'incinération des corps qui est pourtant une juste loi. Je me réfugie à l'époque où on enterrait les gens dans des cercueils. Des cercueils, tu sais ? J'assiste à ma propre cérémonie funèbre et je me couche dans mon cercueil. Tous les morts que j'ai connus m'entourent…
— Un très mauvais rêve. » admit l'Interlocuteur. « As-tu déjà consulté un médecin à ce sujet ? Un psychothérapeute ou un thaumaturge ?
— Non, pas encore. Je reconnais que j'ai eu tort. Mais je vais t'expliquer. Il y a une autre série de cauchemars qui est presque pire… Je suis dans un monde différent mais qui n'est pas le passé. C'est peut-être le futur. Je ne sais pas. Et je suis malade… mentalement. On me soigne à un endroit qui s'appelle le Centre Wishingen. Il existe une organisation… même pas une organisation… une sorte de réseau informatique… un super-ordinateur tout-puissant : Interphord-Psychiatrie. C'est cette machine qui me soigne. Je subis des séances de narco-hypnose. J'en ai déjà eu trente. C'est extrêmement pénible. Et pourtant je ne guéris pas. Alors, j'ai peur. Tu comprends ? C'est pour ça que je ne suis pas allée voir un psychothérapeute. C'est plus fort que moi. J'ai peur de me trouver devant un ordinateur — devant la machine d'Interphord-Psychiatrie. Je sais que c'est une crainte ridicule mais…
— Une crainte ridicule. » dit l'Interlocuteur d'une voix douce. « Notre monde est imparfait. Seulement, c'est un monde humain. Nous n'acceptons pas la domination des machines. Nous refusons tout ce qui aliène la liberté et la dignité de l'Homme. Derrière le masque que tu vois sur ton écran, tu sais qu'il y a un Homme, un être qui aime et qui souffre. Je suis prêt à t'aimer et à souffrir pour toi, Ody. Je vais t'aider de tout mon pouvoir — qui est grand. Tu ne dois pas craindre l'incinération. D'abord, tu es jeune et tu as encore de longues années de vie devant toi. Et puis, tu dois savoir qu'il existe certaines dérogations. Mais ce n'est pas le problème. Ton vrai problème, je le connais. C'est la solitude et le manque d'amour. C'est le fléau de notre société. Mais tu as maintenant un Interlocuteur qui va t'aimer et t'aider. Et Interphord-Psychiatrie n'existe pas, n'a jamais existé. Nos thérapeutes sont des hommes et des femmes de chair. Ils sont prêts à t'aider et à t'aimer. »
Pour la première fois depuis des années, Ody pleurait. La paix retrouvée coulait en gouttes rondes de chaque côté de son nez.
— « Merci. Je crois que tu as raison.
— L'interlocuteur a toujours raison.
— Et je… Oui, ça va aller mieux.
— Je vois que tes yeux se ferment malgré toi. Veux-tu parler encore ou préfères-tu dormir ?
— Je crois que je vais dormir.
— N'aie aucun souci. Dors… Je te rappellerai dans quelques heures. Bonne nuit, Ody ! »
La porte s'ouvrit en silence : les deux ambulanciers du Centre d'Hygiène mentale de Neverzen étaient munis de décodeurs. Ils avaient aussi des générateurs de micro-brouillards et Ody Real n'eut pas le temps de se réveiller. L'aérosol la rejeta instantanément dans un sommeil profond. Les ambulanciers déplièrent leur civière magnétique. Il ne leur fallut pas plus de quelques secondes pour mettre en place — sans précautions — le corps inerte d'Ody, vêtue de ses cheveux blonds et du fin duvet de son sexe. La poitrine aux seins ronds et pâles se soulevait à peine.
« Pas d'erreur ? T'as vérifié ? » demanda l'un des hommes à son compagnon plus âgé.
— « C'est bien elle ; t'en fais pas. Par An-Guid-Un ! Elle a une petite gueule bien reconnaissable.
— Elle est pas mal.
— Ouais. Un peu vieille. »
Une demi-heure plus tard, Ody était étendue sur une table de soins, dans la salle d'urgence du Centre de Neverzen. Le docteur Sutro, assis sur son bureau, lisait le rapport codé de l'Interlocuteur.
« Je vois. Ohenoy ?
— Docteur ?
— Orgasme double pour cette nana, docteur Ohenoy. Intensité vingt. Douze minutes plus une trente-cinq. »
L'assistant s'approcha d'Ody, allongée nue sur la table-couchette, les poignets et les chevilles liés.
— « Elle n'est pas encore tout à fait réveillée, docteur Sutro.
— Mettez-lui quinze minutes de préparation ; ça la réveillera.
— Avec fantasmes ?
— Oui… Qu'est-ce qu'on va lui coller ? Le grand blond qui chantonne en baisant, hein ? Un dingue mais on a toujours eu de bons résultats avec lui… C'est quel numéro ?
— Dix-sept. » répondit aussitôt Ohenoy. « Personnellement, je… Oui, docteur. Bien, docteur. »
L'assistant posa le casque sur la tête d'Ody, qui commençait à s'agiter. Il vérifia les liens, effectua tous les branchements avec des gestes précis et rapides. Puis il tapa la programmation d'un seul doigt sur le clavier de commandes de l'a.m. Enfin, il revint s'asseoir près de la patiente, lui caressa les cheveux, le visage, les seins. Ody s'était éveillée, maintenant. Elle le regardait sans comprendre, les yeux légèrement agrandis par l'étonnement, l'inquiétude, l'horreur, peut-être. Il lui sourit. Sa main glissa, esquissa un bref massage sur le ventre de la femme, puis se posa sur son sexe.
Ody ferma les yeux.
« C'est un échec, docteur Sutro.
— Qu'est-ce que vous racontez, docteur Ohenoy ?
— Échec total…
— Pas d'orgasme ?
— Pas d'orgasme… Je crains que nous lui ayons fait plus de mal que de bien.
— Elle est…
— Peut-être trop normale, après tout.
— Je vous dispense de ce genre de commentaire, docteur Ohenoy. Renvoyez-la chez elle sous ns17, qu'elle ne se doute de rien. Elle pensera : un cauchemar de plus. Ah, ah ! »
Un cauchemar de plus. À deux heures du matin, elle s'était levée pour prendre un comprimé d'hypnoral. Elle avait sombré aussitôt dans un sommeil épais, visqueux et nauséeux. Elle ne comprit pas tout de suite qu'on frappait à la porte. Lentement, elle ouvrit les yeux, frotta ses paupières poisseuses. Non seulement elle avait peine à rassembler les souvenirs de la veille, mais il lui était difficile d'entrer dans le présent brumeux d'un autre matin — matin gris d'automne, d'hiver, d'été, n'importe. Ody avait perdu depuis des années le sens du temps. On la soignait pour ça… elle se souvint. An-Guid-Un ! C'était aujourd'hui la trentième séance à la fondation Wishingen. La trentième et dernière chance…
Les coups à la porte se faisaient plus forts et plus rapprochés. Qu'est-ce qu'ils veulent ? Pourquoi ne m'appellent-ils pas au tvphone ? Elle regarda instinctivement autour d'elle. Pas de tvphone. Elle se trouvait dans une vaste chambre claire. Elle apercevait des arbres par la fenêtre. Des arbres ! Je suis encore dans ce maudit cauchemar. Des arbres verts… ce n'est ni l'automne ni l'hiver. Elle prit sa robe bleue, une robe d'été un peu courte mais qui allait si bien avec ses longs cheveux blonds.
« Ody, ma chérie, il va être l'heure. »
Elle regarda son père en souriant. Accepter : tout le secret était là. La vie, la mort, le passé, l'avenir. Soi-même. Savoir s'assumer… Mais c'est dur !
— « Je suis prête. » dit-elle.
Angoisse étouffante, goût de pourriture dans la bouche. Ils sont tous là, comme d'habitude, autour du fourgon. Les morts en costume de deuil, dignes et noirs. Ils m'attendent. La main de son père se posa sur son épaule.
— « Oh, ma petite fille, ma petite fille… »
Elle sourit bravement.
— « Je serai très courageuse. »
Le magnifique cercueil était encore ouvert. Il semblait confortable et rassurant. Ody résista de toutes ses forces au désir de s'allonger à l'intérieur et de rabattre le couvercle sur sa tête. À jamais : le repos. Mais non, ce n'était qu'un mauvais rêve. Interphord-Psychiatrie l'attendait au Centre Wishingen pour la trentième séance de narco-hypnose. Je serai courageuse… Elle l'avait promis à son père. Elle devait lutter. C'était sa dernière chance.
Elle fit le tour du fourgon, salua d'une inclinaison de tête polie tous les morts… tous les morts de sa vie. À bientôt, peut-être. Elle arriva à la station d'autobus avec moins d'une minute d'avance. Le véhicule apparut, poussif, bondé comme d'habitude. Monde surpeuplé. Économie de pénurie. Pas de bouches inutiles. Pour les inadaptés dans le genre d'Ody, une solution radicale. S'ils me tuent, que feront-ils du petit coffret de cendres qu'on remet en général aux proches, famille ou amis ? Je suis seule. Si seule. Il n'y a même pas d'Interlocuteurs dans cet univers… Je vais être à l'heure, juste à l'heure, pour mon rendez-vous avec Interphord.
« Interphord Psychiatrie, Centre de Wishingen. Ody Real, votre trentième séance de narco-hypnose, traitement individuel 5661 ab15, est achevée. J'ai le regret de vous informer que le résultat est encore une fois complètement négatif. Interphord-Conseil a pris à votre égard une décision que je vais vous communiquer avant son exécution. Dans un délai de deux minutes trente secondes, vous serez plongée dans l'éternité subjective à l'aide des techniques appropriées. Cette décision est sans appel. Elle portera le numéro 311098236017543 dans les archives d'Interphord-Conseil et le numéro 60175435661 ab15 dans les archives d'Interphord-Psychiatrie. Terminé. »
Ody ne comprit pas tout de suite qu'on frappait à la porte.