Alan Norman ouvrit les yeux et sourit. Il souriait toujours en s'éveillant. Ce matin-là, il avait envie de se lever tôt. Sauter du lit à l'aube d'une superbe journée d'hiver, c'était un plaisant programme. Il y pensait déjà en se couchant la veille. Il s'était même demandé si cette puérile excitation qu'il ressentait n'allait pas l'empêcher de dormir. Ah ah… Comme si l'insomnie existait encore !
Six heures et dix minutes. Excellent. Il s'étira joyeusement et sauta à pieds joints sur la moquette élastique. Aussitôt, l'éclairage progressif s'alluma, puis augmenta d'intensité avec une lenteur telle qu'on eût dit la douce montée de l'aurore. Dans le profond silence de la résidence Ève 3, il écouta le souffle de sa compagne Mina. En raison de son état nerveux — elle souffrait d'un syndrome de déconnexion sans gravité —, la jeune femme était dispensée pour le moment de sa journée de responsabilité. Dispensée ou privée, comme on voudra, songea Alan avec tristesse. Dommage pour elle. Dommage, oui, car le “jour des soucis” donnait beaucoup de sel à l'existence. Mais Mina serait bientôt guérie. Elle aurait sa juste part des responsabilités, une fois par mois, comme la plupart des gens. En attendant, Alan éprouvait une satisfaction un peu égoïste à sentir peser sur ses seules épaules la charge morale de son foyer. Il eut une pensée affectueuse pour Colin, leur fils de douze ans, en vacances à Montagne 325. Colin avait été admis à la communion huit jours plus tôt, ce qui lui permettait maintenant de réaliser son rêve : pratiquer l'escalade à mains nues. Un sport magnifique, Alan en convenait volontiers. Mais lui-même préférait l'équitation et surtout le dressage des chevaux sauvages.
Il courut à la salle de bains : un bon endroit pour savourer l'euphorie du matin. Il aimait les joies simples de la vie. Exemple : se lever tôt pour profiter du temps qui passe et du temps qu'il fait. Ce jour-là, il avait envie de se lever tôt : il se levait tôt. Quoi de plus naturel ? Peut-être l'impulsion, le désir lui-même, lui avaient-ils été transmis par la micropuce logée quelque part dans le lobe frontal gauche de son cerveau. Peut-être… mais quelle différence ? C'était le cas pour tout le monde. Les désirs des gens coïncidaient avec les vœux du réseau informologique qui gérait à la fois les affaires de la société et le bonheur individuel.
La micropuce appelée résonateur filtrait les sensations : elle laissait passer ce qui était agréable et positif et éliminait le reste. Sauf le jour des soucis. Et encore… Quel plaisir, se dit Alan, de penser que c'est aujourd'hui le jour des soucis !
"Jour des soucis" était le terme vulgaire pour "jour de responsabilité". Alan — comme Mina en temps normal — avait droit à un jour de soucis par moi. C'était bien : tout à fait ce qui lui convenait. Il n'enviait certes pas ceux qui avaient deux jours par mois comme ses amis Gloria et Simon. Et ceux qui ne portaient le fardeau commun qu'un jour tous les deux mois, comme Molly et Karl, lui semblaient bien déshérités…
Il s'examina avec une attention inaccoutumée dans le miroir à double effet situé à droite du lavabo. À gauche, c'était celui de Mina. Il décida de s'inquiéter pour sa santé. Il ne paraissait pas ses quarante ans, bien sûr. Il en paraissait trente. À partir de trente ans, tout le monde paraissait trente ans… pendant trente ans. Donc, pensa-t-il, ça ne signifie rien. J'ai l'air jeune, en bonne santé et même en pleine forme, comme tout le monde ou presque. Mais c'est un masque. Un de ces nouveaux virus qu'on n'arrête pas de découvrir est peut-être déjà en train de proliférer dans mon sang. À moins que je ne couve un bon vieux cancer du poumon ! Il éclata de rire. Il n'en croyait pas un mot. Difficile de se faire vraiment du souci pour sa santé quand on se sent si bien dans sa peau !
« Sept heures zéro cinq. » dit l'Unité régionale UR 3. « Vous pouvez parler, Professeur.
Josef Ček trouva le visage qui lui faisait face sur le miroir à double effet moins avenant, dynamique et jeune, qu'à l'habitude. Normal. C'était son jour des soucis. Il avait le teint jaune, le front dégarni et des poches sous les yeux. Il pensa : J'ai trente ans… depuis presque trente ans ! Haussant les épaules, il régla d'un geste le miroir pour le transformer en écran et il commença son exposé de vie courante.
— « Mes chers amis, c'est mon troisième jour des soucis du mois, et je souhaite vous faire partager quelques-unes de mes inquiétudes. Trois jours de responsabilité par mois, c'est beaucoup pour un homme presque déjà vieux. Eh oui, vous pouvez me voir si vous voulez : mon écran est branché. J'ai trente ans comme tous ceux d'entre vous qui n'ont pas moins de vingt-neuf ans et pas plus de soixante et un ans. J'ai trente ans, mais pas pour bien longtemps, je dois l'avouer et je suppose que cela se voit.
» Oh, je compte bien devenir centenaire. Chacun de nous, sauf de rares exceptions, à une espérance de vie un peu inférieure à cent dix ans. Mais il faut bien reconnaître que la jeunesse éternelle n'est pas encore pour demain. Naturellement, nous trouverons la vieillesse délicieuse. Il ferait beau voir le contraire ! Et à partir de quatre-vingts ans, on nous dispensera de responsabilités. Merveilleux, n'est-ce pas ? Nous serons joyeux et insouciants tous les jours de l'année. Comme des enfants… Ou plutôt comme des adolescents de douze à seize ans, qui ont eu leur communion avec le réseau, mais n'ont pas encore leur jour de responsabilité.
» Ces deux âges sont donc les plus beaux de la vie… Eh bien, Eh bien franchement, je ne sais pas. Peut-être ai-je, pour ma part, trop de jours de soucis ; mais je suis parfois pessimiste et angoissé. Je songe au réseau informologique, ce cher Régup. Dois-je vous rappeler le sens de ce sigle qui sonne haut et clair à nos oreilles ravies ? RÉseau de Gestion Unifié de la Population…Régup ne se détraque-t-il jamais ? Ah, cela doit bien arriver de temps en temps, n'est-ce pas ? Seuls m'entendent en ce moment ceux qui ont comme moi-même leur jour des soucis aujourd'hui. C'est parfait. Mais supposons que le réseau se trompe et que certains d'entre vous… un seul même, soit dans un jour ordinaire. Celui-là n'échapperait pas au syndrome de déconnexion !
» “Pas très grave?” direz-vous. “Cela se soigne très bien.” Pourtant, le sujet atteint garde une tendance à la récidive, comme les dépressifs autrefois. Nous avons vaincu la dépression nerveuse de façon définitive, mais nous avons désormais le syndrome de déconnexion.
» Enfin, souhaitons que Régup ne commette pas d'erreur. Surtout pas d'erreur plus grave que celle-ci. »
Soudain, le miroir écran de Josef Ček s'éclaira. Un signal clignotant apparut : Régup-UR 3. Bien bien, se dit-il, et il interrompit son exposé qui risquait de n'être plus transmis.
L'appel du réseau lui parvint aussitôt par l'intermédiaire de son résonateur personnel : « Professeur Ček, avez-vous une montre ? ».
Josef Ček crut d'abord à une plaisanterie. Mais Régup ne passait pas pour être très facétieux.
Une montre ? Une montre ? Personne ne possédait plus de montre, sauf les collectionneurs d'antiquités ! Tout le monde avait l'heure dans sa tête, grâce au réseau. Était-ce une erreur de programmation — une sorte d'interférence avec un jeu vidéochoc ?
Il demanda d'une voix hésitante et solennelle : « Que se passe-t-il donc, Unité régionale 3 ?
— Vous avez commencé votre cours en avance, Professeur ! Il est seulement six heures vingt-neuf.
— Impossible !
— Je regrette. Une erreur d'une demi-heure a été commise par une unité régionale. Veuillez accepter nos excuses. Nous vous prions de bien vouloir vous recoucher. »
En sortant de chez lui, Alan fut pris d'un vif désir de froid. Il se mit à rêver d'un hiver de carte postale. Le temps jusqu'ici avait été très doux. Il traversa la pelouse pour arriver au restaurant et la neige se mit à tomber. Dommage, pensa-t-il. Le désir ne lui était pas venu assez tôt : sa réalisation lui apportait aussi moins de plaisir. Mais, après tout, c'était le jour des soucis… Justement, ce léger raté d'organisation était alarmant. Il se fit donc un peu de soucis à ce sujet et il en fut très satisfait. Aujourd'hui, il allait s'inquiéter de son mieux pour les affaires du monde et les problèmes de son entourage. Voyons, pourquoi ne pas commencer par son fils ? Il fit un effort, sans grand résultat : l'inquiétude ne venait pas. Il soupira.
Il s'engagea sous la galerie du restaurant. En passant devant le piano de l'entrée, il s'arrêta pour jouer quelques accords de la sonate Clair de lune de Beethoven. Sans insister. Il savait qu'il aurait pu jouer la sonate d'un bout à l'autre, de mémoire. Mais la mémoire n'était pas la sienne. Maintenant, grâce à Régup et à ses micropuces cérébrales, tous les individus étaient musiciens. Pas tout à fait virtuoses mais presque. Tous montaient à cheval, plongeaient, jouaient au tennis avec brio, sautaient trois mètres minimum à la perche, pouvaient copier un Van Gogh ou sculpter un bahut ancien… N'importe qui faisait n'importe quoi. Et le faisait bien !
Pour son petit-déjeuner, il ne prit pas la peine de passer commande au robot. Il était un habitué. Il savait d'avance que les machines lui serviraient une nourriture agréable, qui en outre conviendrait très bien à son organisme. Pas de soucis à se faire. Oh, pardon… C'était pourtant le jour !
À ce moment, le serveur automatique lui apporta un œuf sur le plat. Non ! pensa-t-il. Qu'est-ce que c'est que ce truc ? Il n'avait pas envie d'un œuf. La vue de cette flaque jaune dans son assiette graisseuse l'écœura complètement. Mais que Diable… Une unité régionale de Régup devait être détraquée. Bon. Ce n'était pas très grave. Mais… Il ne put s'empêcher de s'inquiéter pour son fils. Montagne 325 était un centre de sport alpin pour débutants. En principe, Colin ne courait aucun risque. Mais il n'avait sa communion que depuis une semaine et… un accident pouvait arriver. Voyons. Est-ce que les accidents peuvent arriver ? Réfléchissons. Le système organisant qui m'a fait servir une nourriture dont je n'ai pas du tout envie est tout aussi capable de laisser mon fils lâcher prise au cours d'une escalade ou de lui donner le vertige au mauvais moment !
Alors, il commença à se faire vraiment du souci. Ce jour ne serait pas comme les autres.
Il se préparait à appeler le robot lorsqu'il s'aperçut qu'il avait envie de son œuf sur le plat. Il aimait bien les œufs, surtout préparés de cette façon. Il fut un peu vexé. Qu'est-ce qui m'a pris ? C'est moi qui déraille ou bien… Il rapprocha son assiette, joua avec sa fourchette. C'était très appétissant ; mais pour une raison inconnue, il ne se décidait pas. La première bouchée lui tira une grimace. Ils ont oublié le sel ! Mais non, idiot, c'est toi qui n'aimes pas le sel… qui est mauvais pour tes artères !
Il quitta le restaurant mécontent et humilié. Il se réconcilia tout de suite avec la vie en regardant tomber la neige. Magnifique spectacle de la nature éternelle… Ah… Qu'il aimait donc l'hiver ! Tout à coup, il frissonna et se mit à claquer des dents. Il n'avait qu'un blouson léger par-dessus sa chemise. Pourquoi n'avait-il pas enfilé un pull, ce matin ? Il avait oublié. L'unité régionale aurait dû lui rafraîchir la mémoire. Les U.R. avaient la charge de ces menus détails. Quelque chose n'avait pas marché du côté du réseau. Puisqu'il avait envie de froid, il aurait dû avoir envie d'un pull de laine : élémentaire.
Bon, se dit-il avec une satisfaction vaniteuse. Ces sacrés ordinateurs — car, après tout, ce ne sont que des ordinateurs : ils ont aussi leurs petites faiblesses. C'est rassurant : ça les rend plus humains… Alan sourit pour lui-même. Mais sommes-nous bien prudents de les laisser s'occuper de tout et de nous décharger complètement sur eux ? En fait, le jour des soucis permet aux Hommes d'intervenir. Tout est bien. Tout va bien !
Tout va bien ? Il n'en était pas si sûr.
Sous la galerie, s'alignaient une succession de vitres sombres, d'environ un mètre carré, qui étaient des miroirs double effet et qui servaient d'écran de communication. En fait, de simples plaques de verre, munies d'un dispositif d'éclairage réglable. Les écrans n'avaient pas besoin d'être connectés, puisque le cerveau des opérateurs humains l'était. Ils matérialisaient l'écran mental que chacun pouvait déployer dans son esprit, ce qui nécessitait cependant un certain effort. Les miroirs-écrans permettaient d'éviter l'effort.
Alan considéra son image et attendit, toujours frissonnant, les instructions de l'unité régionale disposée à s'occuper de lui. Comme rien ne venait, il forma un appel sur ses lèvres et l'exprima en sous-vocalisation. Presque aussitôt, son double du miroir lui répondit.
« Tout va bien. Il est six heures cinquante-trois… »
L'image du miroir double effet jouait souvent le rôle de porte-parole. Ainsi, chacun avait l'impression de se donner à soi-même les informations et instructions transmises par le réseau. C'était un tout petit peu plus qu'une convention commode.
Le double continua : « Tu vas rentrer chez toi pour suivre tes cours de vie. ».
Alan s'étonna : Mais qu'est-ce qui se passe aujourd'hui ? Tout est donc chamboulé !
— « En principe, » dit-il, « je n'ai pas cours de vie le jour des soucis.
— Et pourquoi pas ? » fit le double sur un ton sarcastique. « Le jour des soucis est le moment idéal pour méditer sur les problèmes de la vie quotidienne, non ! Tu vas entendre un exposé passionnant du professeur Josef Ček. En outre, il faut que tu sois là quand Mina se réveillera.
— Très bien. » dit-il. « Je rentre. »
Il n'avait pas l'habitude de discuter les conseils — ou les ordres — de Régup. D'habitude, le programme que lui proposait le réseau lui semblait très alléchant. Il ne se demandait jamais si les machines lui donnaient des ordres ou de simples conseils. Vos désirs sont les miens… Pas de conflit entre nous… C'est le parfait amour !
Mais en ce beau jour des soucis, il avait envie d'aller travailler et non d'écouter un cours de vie. Bizarre. C'était la première fois depuis longtemps qu'il avait envie de travailler… Il rentra chez lui en se traînant. Et Mina ? Son état s'aggravait-il ? Non, mais il est juste que je me soucie de sa santé. Être là quand elle se réveillera est une bonne idée. Le froid le saisit de nouveau dans les couloirs glacés de la résidence. Glacé, oui… Il pressa le pas. Et l'ascenseur qui mettait une éternité pour arriver ! Il ricana : Alors, tout va bien ? La formule ne s'appliquait peut-être pas au jour des soucis. Tout allait mal, décidément.
« Je viens de me rendre compte que le chauffage était en panne dans mon immeuble ! » déclara Josef Ček à ses étudiants, aussi nombreux qu'invisibles.
Et il gloussa d'une satisfaction perverse.
« Mais oui, je vous assure. J'ai vérifié… autant que faire se peut. Pas facile ! C'est un système à air chaud, par le plafond. Il n'y a aucun dispositif apparent. Pas de radiateur, ni rien de ce genre. Et pas de thermomètre non plus… Qui a encore un thermomètre, en dehors de quelques spécialistes et des collectionneurs d'antiquités… encore eux ? Personne, n'est-ce pas ? Et qui se soucie de mesurer la température, puisqu'elle est toujours agréable ? Puisqu'elle coïncide avec nos désirs… dois-je dire de façon presque miraculeuse ?
» Mais n'oublions pas que Régup est un système de gestion de la population. Il intervient donc plus facilement en aval qu'en amont. Qu'est-ce que cela signifie ? Eh bien, l'aval, c'est nous ! Prenons le cas de la vie sociale et du confort. Le confort, hein ! Il fut un temps où le chauffage était l'une des principales préoccupations de la société urbaine. On discutait avec passion sur le point de savoir si la température idéale d'un appartement en hiver se situait à seize, dix-neuf ou vingt-deux degrés… Un seul d'entre vous pourrait-il me dire quelle est la température dans la salle où il se trouve en ce moment ? J'en doute.
» On ne s'amuse plus à chiffrer les degrés centigrades, fahrenheit ou n'importe quoi, n'est-ce pas ? La température est évoquée par l'impression que nous avons… ou qu'on nous donne. Tiédeur agréable, fraîcheur délicieuse… Ou, au pire, une température un peu moins agréable que d'habitude. Régup ne se soucie pas trop d'ajuster le monde extérieur à nos convenances. C'est ce que l'on a tenté de faire pendant des siècles : on appelait ça la civilisation. Il faut reconnaître que l'on y avait très bien réussi. Mais les Hommes étaient de plus en plus exigeants sur le plan du confort et de l'aisance matérielle. Un moment vint où ce ne fut plus tenable. Trop difficile et trop coûteux… Cela coïncidait par chance avec la création des systèmes organisants et des implants cérébraux.
» On s'est aperçu qu'au lieu d'élever la température de douze à vingt degrés centigrades, par exemple, il était bien plus simple d'agir sur le cerveau des personnes pour qu'elles se trouvent à l'aise à douze degrés. C'est ce que l'on a fait, avec prudence d'abord ; puis en généralisant le procédé. Plutôt que de procurer aux gens les choses dont ils avaient envie, on leur a donné l'envie des choses qu'ils avaient ! Avec beaucoup d'ingéniosité et en rusant quand il le fallait, autant qu'il le fallait. Les systèmes organisants permettent cela et bien plus encore.
» C'est ce que j'appelle l'action en aval. Et ça marche ! On a donc tendance à oublier un peu l'amont… qui marche moins bien. Exemple, le chauffage de mon immeuble. Et chez vous, à propos, on ne gèle pas trop ?
» Bien sûr, il y a des seuils, des limites. On ne peut convaincre quelqu'un que moins dix est une agréable tiédeur. Du moins longtemps et sans risques. Quels risques ? D'abord, l'équilibre mental du sujet. Et celui de le faire mourir de froid à bref délai ! Mais on n'en est pas là dans nos résidences, heureusement… Hum, je me demande quelle est la température de cette chambre d'où je m'adresse à vous. Enfin, c'est un détail.
» Autre exemple, le travail. Quand on a besoin de quelqu'un, on lui donne l'envie de travailler comme un fou. Et on gratifie les chômeurs d'un désir ardent de repos et de flânerie. Et encore…
— Unité régionale 3 › Arrêtez, c'est une erreur ! Professeur Ček, vous vous êtes trompé d'exposé !
— Moi ? Croyez-vous ?
— Oui, je le crois. C'est une erreur.
— Bon, vous devez avoir raison. Tout le monde peut se tromper. Hum, pouvez-vous me dire quelle est la température dans cet immeuble ?
— Non. Cela concerne l'Unité régionale 38.
— Ah bon. Et pouvez-vous m'expliquer pourquoi je claque des dents ?
— Non. Cela concerne l'Unité régionale 23.
» Unité régionale 3 › L'exposé de vie courante que vous venez d'entendre ne vous était pas destiné. C'est une erreur. Je vous prie de m'excuser. La suite du programme dans une minute. »
Alan haussa les épaules. Bon. Ce n'était pas seulement le jour des soucis. Mais le jour des erreurs ! Il ne savait que faire en attendant la suite du programme. Comme il avait très soif, il tira un verre d'eau au robinet et le but. Il fit aussitôt la grimace. Non, ce n'est pas ça… Alors quoi ? Il n'est pas toujours facile d'identifier ses désirs avec précision. Les gens d'autrefois étaient pourtant très habiles à cela, du moins si l'on en croyait les livres. Les personnages des vieux romans savaient toujours quand ils avaient soif, envie d'un bain ou d'une tasse de café chaud. Mais les écrivains devaient exagérer. Alan sursauta. Un café chaud ? Voilà, c'était un café chaud qu'il voulait !
La plaque électrique refusa de s'allumer. Il se prépara une tasse de café soluble — froid. Le programme n'arrivait pas. Il y a bien une minute, et même beaucoup plus, non ? Le temps de préparer le café et… Il aurait voulu parler à son fils. Enfin un désir clair et net ! Très bien, je vais avoir un appel de Montagne 325 d'ici un petit moment.
Il se souvint qu'il devait être là quand Mina se réveillerait. Il passa dans la chambre pour voir si elle dormait toujours. Il n'avait aucune idée de l'heure. Il se demanda s'il ne souffrait pas lui-aussi d'un syndrome de déconnexion. Ou bien c'était Régup en personne qui déconn… ectait !
Depuis la porte, il écouta le souffle de Mina. Mais toutes sortes de bruits se faisaient entendre à l'extérieur et le gênaient. Curieux… Il s'approcha du lit de son épouse : le jumeau du sien. Vide, comme il s'y attendait. Pour une raison mystérieuse, Mina s'était levée avant l'heure programmée et était sortie. Sans doute était-elle allée au restaurant de la résidence. Elle avait pu partir pendant qu'il écoutait le cours de vie du professeur Ček. Mais pourquoi n'avait-elle rien dit ?
Encore une erreur de l'unité régionale ! Alan attendit une explication. Rien ne vint. Il se sentit complètement abandonné. Syndrome de déconnexion… Il appela sans conviction : « Mina, Mina, où te caches-tu ? ». Mais Mina ne pouvait se cacher dans l'appartement, bien trop petit. Une souris n'y aurait pas réussi ! Deux pièces minuscules… Comment ai-je fait pour m'y trouver à l'aise pendant des années ? Et Mina qui ne se plaint jamais. Sa perception de l'espace était aussi troublée. Il se mit à tourner entre les meubles, se cogna aux angles et accrocha du pied la moquette usée.
Il suffoqua. Son cœur battait la chamade. Son cœur… Il avait un peu oublié cet animal fidèle mais ombrageux, tapi au fond de lui. Il se fit une deuxième tasse de café froid. Il lui sembla que ses nerfs se calmaient. Peut-être Mina avait-elle reçu un appel d'urgence pour aller travailler ? Non. Elle était en congé de maladie. Alan sourit. L'idée lui était venue parce qu'il avait envie de travailler. Alors, si Mina était embauchée, lui aussi peut-être… Ils n'étaient spécialistes ni l'un ni l'autre. Il y avait très peu de vrais spécialistes. Avec l'aide des systèmes organisants, chacun pouvait faire tous les métiers ou presque. Mais les systèmes pouvaient aussi se passer des Humains pour beaucoup de tâches. Pour la plupart des tâches, sans doute. Qui sait si on ne nous donne pas du travail par pitié ? Depuis combien de temps n'a-t-on pas eu pitié de moi ? Il ne savait pas. Il n'avait pas fait attention. Des semaines, des mois..? Des mois durant lesquels il avait été très heureux puisqu'un vif désir l'habitait de se reposer, de flâner, de s'amuser… De vivre, quoi. Le désir de travailler qui lui était venu ce matin aurait dû précéder une offre d'emploi du réseau, comme le désir du froid avait précédé les premiers flocons de neige. Mais tout allait de travers aujourd'hui.
Maintenant, son désir de froid s'était évanoui et il frissonnait dans sa chambre glaciale. Qu'a donc raconté le professeur Ček au sujet d'une panne de chauffage ? Il ne s'en souvenait même plus… Une autre inquiétude l'assaillit. Et si les machines n'avaient plus besoin de nous ? Plus du tout besoin de certains d'entre nous ?
Il se sentait tout à fait malade. Une nausée douloureuse lui tordait l'estomac. L'œuf au plat ne passait pas. Ah, je savais bien que je n'en avais pas envie.
Il se planta devant le miroir double effet du lavabo et attendit de son image un mot d'espoir ou un sourire fraternel. Le temps s'écoulait, mais il était incapable de l'apprécier, par manque de pratique. Peu à peu, la nausée s'atténua. Il ne vomit pas. Il eut moins froid. Il fut moins inquiet. Son double lui sourit.
« Unité régionale 3 › Des erreurs volontaires ont été commises. Des défaillances dans les services ordinaires ont été simulées. Il s'agissait d'un exercice pour stimuler le sens des responsabilités de tous les citoyens dont c'était aujourd'hui le jour des soucis. Merci de votre coopération. Le cours normal de la journée reprend d'ici à quelques secondes.
Alan Norman s'offrit un troisième café, brûlant, celui-là, car la plaque électrique consentit à fonctionner. Par association d'idées, il se dit : Tu as eu chaud, hein ? Mais tout allait bien. Ce n'était qu'un exercice : les grandes manœuvres du petit matin ! Il éclata de rire. Eh bien, il avait failli s'y laisser prendre… C'était voulu. Sacré farceur de Régup ! Une délicieuse fraîcheur régnait maintenant dans l'appartement. L'appartement de Mina et Alan, un deux-pièces intime et coquet dans la luxueuse résidence Ève 3. Mina et Alan, un couple uni, sans histoires. Lui, en tout cas, était bien dans sa peau. Mina un peu moins, à cause de ce fameux syndrome… Il soupira d'aise. Il pouvait se détendre. Il n'avait plus cette envie ridicule d'aller travailler. Quand on aurait besoin de lui, l'U.R. l'appellerait pour lui confier une tâche qui, de toute façon, serait utile et agréable, distrayante aussi et peut-être même passionnante. Il s'en tirerait très bien, comme d'habitude, avec l'aide du réseau. Mais rien ne pressait.
« Tout va bien. » confirma l'Unité régionale 3 sur un ton encourageant. « Si nous récapitulions ensemble vos principaux soucis ? »
J'avais presque oublié ce fichu jour des soucis ! pensa Alan.
— « Dois-je commencer par les questions d'intérêt général ou par les affaires personnelles ?
— Comme vous voudrez.
— Eh bien, il y a mon fils Colin Norman, qui a eu sa communion il y a quelques jours. Il est parti aussitôt à Montagne 325 pour un stage d'escalade à mains nues.
— Attendez un instant. » dit UR 3. « Cela me paraît une erreur.
— Non. » répondit Alan avec vivacité. « Ce n'est pas une erreur, cela n'a rien à voir avec l'exercice de ce matin. Colin est parti à Montagne 325 il y a plusieurs jours. Il a eu sa communion à douze ans, suivant la règle. Et il est tout de suite parti pour le stage qu'il avait demandé depuis un an.
— C'est une erreur. » répéta l'unité régionale. « Je viens de vérifier. Il n'y a pas de stage d'escalade à mains nues en hiver. C'est trop dangereux. De plus, un adolescent ne part pas en stage sportif aussitôt après sa communion. Il doit d'abord s'habituer au résonateur. La période d'accoutumance est de six mois minimum.
— Bon. » fit Alan. « Où est-il alors ?
— Vous devriez le savoir. » dit l'unité sur un ton accusateur.
— « Je me trompe peut-être. » avoua Alan. « Mina doit le savoir.
— Mina… votre femme ? Oui, elle doit le savoir.
— Mais elle n'est pas là. Il fallait qu'elle reste au lit parce qu'elle est malade. Mais elle est partie sans que je la voie, ce matin. C'est peut-être à cause de l'exercice.
— Je vérifie. »
La réponse se fit attendre.
« Votre femme a été admise, il y a deux jours, au Centre hospitalier 944 pour un syndrome de déconnexion très grave. Vous l'aviez oublié ?
— Il y a deux jours ? » dit Alan sur un ton pensif. Non, je ne peux pas me tromper. Hier… hier encore, elle était ici avec moi. Nous avons regardé un spectacle vidéochoc et ri ensemble. Elle allait mieux. Nous avons fait des projets d'avenir… « Des projets d'avenir. » fit-il distraitement.
— « Je m'informe au sujet de votre fils. » dit l'unité. Presque aussitôt, elle reprit : « Tout va bien. Il est en stage dans un centre post-communiel. Il apprend à se servir de son résonateur et à coopérer avec le système organisant. Tous les adolescents vont dans un centre de ce genre après leur communion. Vous l'ignoriez ? »
Alan haussa les épaules. Il était désemparé. Il avait besoin de se raccrocher à un espoir, de se donner l'illusion d'agir.
— « Je voudrais voir mon fils… » dit-il.
— « Le jour des soucis est en effet bien choisi pour s'occuper de sa famille. » décida l'unité.
Il descendit de l'autobus parmi les derniers. La gare routière était le terminus. Il avait encore une fois perdu le contact avec l'unité régionale. Il commençait à avoir peur. Je suis vraiment malade, se dit-il. Aucun doute. Il souffrait comme Mina d'un syndrome de déconnexion. « La maladie des mal-branchés. » disait-on quelquefois en riant. Mais il n'avait pas envie de rire. Qu'était-ce au juste que le syndrome de déconnexion ? Et si c'était un moyen pour Régup de se défaire des bouches inutiles… Ou plutôt des cerveaux inutiles ? Non, non. Impossible.
L'Humanité avait atteint un niveau de civilisation tel que… Mais Régup était-il civilisé ? Connaissait-il le droit des gens ?
Une rangée de miroirs double effet s'alignaient devant les bureaux de la gare. Beaucoup de voyageurs étaient en communication. Alan trouva un poste libre et appela le réseau en déclinant son identité et son code. La réponse se fit moins attendre qu'il ne l'avait craint.
« Unité régionale 6 › Mauvaise nouvelle pour vous : votre fils Colin a eu un accident à Montagne 325 !
— Colin ? Montagne 325 ? » répéta Alan, hébété. « Mais mon fils n'est pas à Montagne 325. Il est au Centre post-communiel… J'ai oublié le numéro. C'est une erreur. Est-ce l'exercice de ce matin qui continue ?
— Quel exercice ? Je répète : votre fils a eu un accident ! »
Et de nouveau, le contact fut rompu. Alan chercha au hasard. Le trouble grandissait dans son esprit, gagnait ses nerfs, son corps tout entier. Il s'élança en courant à travers la gare routière sans savoir où il allait. Il n'entendit pas le signal d'alarme déclenché par un dispositif automatique de sécurité. Il vit le busélec — automatique — sur lui une seconde seulement avant le choc. Trop tard.
Plus de peur que de mal ! pensa-t-il en s'éveillant. Il se rendit compte qu'il était à l'hôpital. Tout allait bien : on le soignait. Beaucoup de câbles et de tuyaux. Presque trop… Il eut envie de rire. Puis de gémir. Il avait mal, très mal. Sa tête lui semblait prise dans un étau. Un casque avec des fils, des fils, des fils… Non, c'est un cauchemar ! Il s'aperçut qu'il ne pouvait pas parler. Et il n'avait toujours pas le contact avec le réseau… Bon Dieu, qu'est-ce qu'ils sont en train de me faire ?!