« En réalité, » avait dit quelqu'un, « ce n'est pas aujourd'hui le dernier jour du siècle. La fin du siècle, c'est exactement dans un an : le 31 décembre 2100… » Mais quelle importance ? En fait, cette réflexion ne venait pas de quelqu'un en particulier, mais de tout le monde à la fois, c'est-à-dire du réseau. Ce n'était qu'une pulsion informologique du réseau.
Et pour Martin Smith, comme pour le plus grand nombre des cinq milliards de Terriens, le 31 décembre 2099 serait un jour ordinaire, car il n'y avait plus que des jours ordinaires. Même le “jour de responsabilité”, que la plupart des gens appelaient “jour des soucis”, était un jour ordinaire. Martin avait droit à un jour de soucis par mois ; le prochain serait début janvier, quand l'Organisation le souhaiterait. Ses propres désirs coïncidaient toujours avec les vœux de l'Organisation. Tout à fait normal, puisqu'il était branché… ce qui n'était pas le cas de sa femme Alice. Enfin, Alice suivait un traitement. Elle irait mieux bientôt. À coup sûr.
Et, justement, ce matin du 31 décembre, il avait envie de se lever tôt. Une impulsion transmise par la micropuce logée quelque part dans le lobe frontal gauche de son cerveau : le résonateur. Maintenant, le résonateur faisait partie de lui-même et ne transmettait que des sensations agréables. En outre, il lui facilitait grandement la vie. Son fils Pierre, qui avait douze ans, venait de recevoir le sien. Il était désormais branché. Pierre ne se trouvait pas en ce moment à la Résidence. Il faisait du ski et de l'escalade à Montagne 611. Connecté avec l'Organisation, il ne risquait pas l'accident. L'ascension d'une paroi verticale de plusieurs centaines de mètres était maintenant à sa portée. À son retour, il se remettrait à son bahut. L'ébénisterie ancienne le passionnait et son intérêt coïncidait justement avec les vœux que l'Organisation formait pour lui… Pas de problèmes avec le jeune Pierre.
Pas de problèmes avec moi ! songea Martin un peu plus tard. Alice dormait encore : le sommeil faisait partie de son traitement. Il avait décidé de déjeuner au restaurant de la Résidence. Il y avait passé deux fois son jour de soucis ; mais les robots, compétents et sophistiqués, n'avaient guère besoin d'une surveillance humaine… En sortant, il fut pris d'un grand désir de froid ; il se mit à rêver d'un hiver de carte postale. Le temps de traverser la pelouse pour arriver au restaurant, la neige commençait à tomber. Dommage ! pensa-t-il. Le désir ne lui était pas venu assez tôt. La réalisation lui apportait moins de plaisir.
Il s'engagea sous la galerie du restaurant. En passant devant le piano de l'entrée, il s'arrêta pour jouer quelques accords de la Sonate au clair de lune de Beethoven. Tous les Hommes étaient musiciens depuis l'avènement des orgateurs. Tous montaient à cheval, plongeaient, jouaient au tennis, sautaient à la perche, copiaient un Van Gogh ou sculptaient un bahut ancien. N'importe qui faisait n'importe quoi… Pour son petit-déjeuner, il ne prit pas la peine de passer une commande au robot. Il savait d'avance qu'on lui servirait quelque chose qui lui plairait et qui conviendrait très bien à son organisme. En sortant, il s'approcha de la vitre extérieure, légèrement assombrie, qu'il avait l'habitude d'utiliser comme écran. Il était comme tout Humain un terminal du système orgateur qui lui transmettait directement ses souhaits. N'importe quelle surface lisse pouvait se transformer en écran. C'était un moyen de communication commode.
Allait-on l'envoyer à l'usine de bactéries ? Non, car il n'en avait pas envie. L'ordre de mission s'imprima sur la vitre : Marcher une heure et demie dans la forêt… Exactement ce qu'il souhaitait ! Les systèmes organisants, dérivés des ordinateurs-processus de la première moitié du siècle, étaient bien la plus belle invention de tous les temps.
Il se promenait maintenant au milieu des hêtres, des chênes et des bouleaux, avec beaucoup d'autres résidents comme lui en “procession”, c'est-à-dire en action de “processeurs”. Tout en humant l'odeur de la neige, il se sentait partie intégrante d'une formidable machinerie écologique qui s'étendait jusqu'aux étoiles. Et il travaillait. À quoi ? Il n'en savait rien. Il n'était qu'un infime circuit dans un immense processus organisant. C'était un peu frustrant. S'il avait seulement pu imaginer ce qu'il était en train de faire, il eût été presque heureux.