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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury les Transpondus

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

les Transpondus

Quand Sylvain Berniac ne savait pas sur quel pied danser — c'était son expression favorite —, il se saoulait, ce qui avait un effet désastreux sur ses talents chorégraphiques très limités. Ce genre de situation se présentait de plus en plus souvent dans sa vie, de sorte qu'il buvait comme un trou. Il avait quarante ans, l'âge des grandes décisions, et il trouvait de plus en plus difficile de décider quoi que ce soit.

L'équivalent-grain du scotch qu'il s'envoyait au fil de mornes soirées banlieusardes — les trois quarts du temps trop crevé pour sortir, après sa journée chez Wei — aurait peut-être sauvé la vie d'une demi-douzaine de petits Indiens. Mais sauver la vie d'une demi-douzaine de petits Indiens n'avait aucun sens, puisqu'on savait qu'il en mourrait des millions ou des dizaines de millions avant la fin du siècle. Il y avait eu la grande famine de 1981, celle de 1982, celle de 1983 et ainsi de suite. On était en 1986 et rien ne permettait de penser que ça allait s'arrêter. L'Occident, en pleine crise économique, se montrait plus que jamais incapable d'aider le tiers-monde. Les gens sensibles portaient des vêtements de jute et des badges bangladesh. On voyait beaucoup de vaches maigres dans les magazines. Les prix montaient. La répression devenait de plus en plus dure. L'armée se tenait prête… Mais ces histoires-là n'empêchaient pas Sylvain de dormir.

Il dormait à moitié, d'ailleurs, dans son fauteuil gonflable, et pour l'autre moitié il était à moitié ivre, ce qui ne lui laissait guère qu'un quart de lucidité, lorsque son ami Raf l'appela au téléphone, ce soir de juin à 21 heures précises.

« Sylvain ? Ici Raf.

— Salut. Qu'est-ce qui se passe ?

— Comme prévu. »

Sylvain avait oublié ce qui était prévu. Il grogna de confiance un acquiescement vague.

« C'est pour demain une heure à la tour Lunar. On bouffera tous les trois. Mon copain est un proche collaborateur de Robert Garnier, mais tu n'es pas censé le savoir. Il te le dira sans doute au cours du repas. Tu n'auras qu'à faire l'étonné. »

Sylvain raccrocha en soupirant, versa une rasade de whisky sur le glaçon qui restait au fond de son verre. Piégé, mon vieux : ça, c'est la deuxième mâchoire du piège. La première est en place depuis longtemps. Tu es fait comme un lapin !

Il n'avait pu s'empêcher de raconter le coup du transpondeur à son vieil ami Jean-Didier Rafella, dit Raf, qui appartenait à la maffia bien parisienne des intellectuels de gauche. Raf était un littéraire de l'espèce naïve, qui s'émerveille encore des exploits de la menue valetaille technicienne. Avec lui, Sylvain Berniac pouvait jouer de temps en temps au petit dieu — un dieu qui aimait se faire passer pour ingénieur mais n'avait que son b.t.s. — et ça l'aidait à vivre. Raf avait paru spécialement fasciné par la description du “transpondeur” — qui n'était pas un vrai transpondeur, cette désignation fantaisiste ayant valeur de code —, de ses effets probables et du complot dont le prototype semblait l'enjeu chez Wei.

Quelques jours plus tard, ils s'étaient retrouvés dans un bar proche de la tour Lunar, où Raf travaillait.

« Ton histoire de machine pondeuse m'intéresse.

— Quelle machine pondeuse ?

— L'histoire que tu m'as racontée, ça t'ennuierait de la répéter à un copain ?

— Quel copain ?

— Un proche collaborateur de Robert Garnier. »

Robert Garnier était le candidat socialiste à la présidence de la République. Il avait été battu de justesse par le tenant du titre, l'homme du pouvoir en place depuis la chute de Robespierre… Raf ressemblait au président des États-Unis dans Docteur Folamour (un classique des années soixante ou soixante-dix) et Sylvain ne pouvait s'empêcher de l'admirer. Il ne pouvait s'empêcher de dire ou de faire des tas de choses. Il vivait un peu comme les pierres roulent.

Tout cela était assez excitant.

— « Pourquoi pas ? »

Sylvain travaillait depuis neuf ans à la Société Wei (Wurmser Électronique et Informatique). Il était devenu par hasard l'un des créateurs du “transpondeur”, cette drôle de machine qui devait hypnotiser de pauvres types comme lui en leur jouant sa petite musique programmée.

Les ingénieurs et les cadres de la boîte savaient toujours sur quel pied danser, eux. Bien entendu, c'était le droit. Ils avaient même des contacts à un échelon élevé avec les militaires activistes du plan Jason. Sylvain connaissait plus ou moins leurs projets et la place qu'il y tenait. Il était célibataire et il avait quarante ans. Il devait faire l'affaire. Il serait donc chargé de diriger l'expérimentation du transpondeur “sur le terrain”, avec l'aide et sous le contrôle des militaires du plan Jason et des flipos du Bodiac (Bureau d'Organisation de la Défense Intérieure Action et Coordination : la police politique créée en 1977), si toutefois on arrivait à un accord avec l'armée. Que risquait-il ? Sa carrière — mais il n'était même pas ingénieur. Quatre ou cinq ans de prison — mais il n'avait pas de gosses pour avoir honte. Et si ça tournait mal, une liquidation propre et discrète par des spécialistes chevronnés ? Il n'y aurait que les putains de la Madeleine pour le pleurer.

À jeun, Sylvain trouvait la perspective plutôt sinistre, mais après trois ou quatre whiskies ou n'importe quoi de ce genre entre quarante et soixante-dix degrés, des hoquets de rire le soulevaient et il se tapait joyeusement sur les cuisses. On va bien s'amuser !

Il entretenait son hésitation au whisky, dans l'espoir qu'elle se changerait soudain, par miracle, en une détermination inflexible. Et puis Raf s'en était mêlé. De gré ou de force, il allait être propulsé dans la position peu confortable d'agent double. Il se rassurait en calculant que, dans un sens, il avait toujours été un agent double, avec un pied chez les salauds et un autre chez les pauvres types.

Affaire : Argus 128

De Mohican 2 à Juke-box

Confidentiel

Le nom de code de l'appareil est transpondeur, mais il s'agit d'un prototype expérimental Wei qui n'a rien de commun avec le transpondeur classique permettant aux avions de se personnaliser sur l'écran radar de contrôle au sol. Nous n'avons, pour le moment, ni plans, ni descriptifs, ni précisions techniques d'aucune sorte, mais nos amis de Wei sont disposés à traiter avec nous sur des bases extrêmement raisonnables (voir annexe I).

Le transpondeur se présente à peu près comme une chaîne hi-fi très perfectionnée, connectée à un ordinateur Readman R 20. Il ne produirait que des ondes de fréquence acoustique correspondant aux sons audibles. Les techniciens de Wei nient formellement utiliser les ultrasons. Dans la mesure où les essais de laboratoire ont été concluants, on peut dire que son action sur un ou plusieurs auditeurs est de type quasi hypnotique. Les individus soumis à l'écoute d'un “programme” d'environ quinze minutes — mais qui pourrait être raccourci ou allongé au besoin — voient leur esprit critique fortement atténué, tandis que leur suggestibilité s'accroît d'autant. Dans cet état, le sujet semble disposé à accepter toute situation qui lui est alors décrite comme réelle et actuelle, bien qu'il montre beaucoup de répugnance à agir en fonction de cette situation. (En fait, nous dit-on, sa passivité est si grande qu'il répugne à toute initiative, voire à tout mouvement.)

L'effet de suggestion (nom de code Mandrake) est plus ou moins durable : de quelques minutes à quelques heures. Une rémanence prolongée est possible. L'expérimentation doit être poursuivie sur une plus grande échelle (voir annexe 2) pour préciser ces derniers points.

En conclusion :

1) le transpondeur est le premier résultat concret obtenu dans une branche de recherche très prometteuse pour l'avenir. L'avant prise par Wurmser Électronique et Informatique dans ce domaine paraît importante. Il serait dommage de livrer au groupe Readman, sans contrepartie, et l'appareil et l'équipe française qui l'a conçu. (voir annexe I) ;

2) l'effet Mandrake, pour limité qu'il soit, pourrait être utilisé avec succès dans certains cas précis des plans Jason 1 et Jason 2 (voir annexe 3) ;

3) les problèmes qui se posent maintenant (négociation avec le groupe officieux de “nos amis de Wei” et expérimentation “sur le terrain” du prototype) ne peuvent être résolus qu'à l'échelon supérieur.

***

Affaire : Argus 128
Annexe 1

Mohican 2 à Juke-box

Confidentiel

Un certain nombre d'actionnaires et de cadres supérieurs de Wurmser, et en particulier ceux de la filiale Électronique et Informatique (nos amis de Wei) sont très fortement opposés à l'absorption de leur société par le groupe Readman France, absorption qui est envisagée par la direction générale. Parmi eux, les ingénieurs, techniciens, chercheurs qui ont réalisé le “transpondeur”. Cet appareil semble avoir été construit à l'insu de la direction générale de Wurmser. C'est une application marginale de certains travaux effectués au laboratoire Wei de Peyrefitte. Il semble que le transpondeur ait été mis au point en catastrophe pour servir de monnaie d'échange. En s'adressant à nous, les cadres de Wei croyaient traiter avec le ministère de la Défense et nous n'avons rien dit qui puisse les détromper. Ils seraient prêts à nous livrer tous les plans, le software et le prototype existant, contre un veto gouvernemental à l'absorption de Wurmser par Readman.

***

Affaire : Argus 128
Annexe 2

Mohican 2 à Juke-box

Confidentiel

Nos amis de Wei n'ont pu, jusqu'à ce jour, expérimenter le “transpondeur” avec toute l'ampleur désirable. Les essais ont été faits principalement avec des volontaires qui étaient “dans le coup” et qui résistaient inconsciemment aux suggestions des opérateurs. Par contre, les rares expériences réalisées avec des sujets non prévenus ont été des succès à cent pour cent.

Nos amis souhaiteraient opérer avec un groupe de dix personnes au moins, si possible non volontaires et ignorant qu'elles auront à servir de cobayes, ce qui pose évidemment un problème difficile. Les risques sont à peu près nuls mais on ne peut tout de même pas kidnapper dix personnes — à qui il faudrait bien donner des explications, quel que soit le résultat de l'expérience — sans que la police s'en mêle et que nos collègues des autres services spéciaux ne soient alertés.

Impossible d'utiliser des prisonniers, à cause des questions que les magistrats gauchistes ne manqueraient pas de poser, et aussi parce que nos amis de Wei souhaitent un échantillonnage varié et aussi proche que possible de la moyenne normale. On pourrait peut-être voir du côté des soldats du contingent — mais il faudrait aussi des femmes…

Affaire à suivre à l'échelon supérieur.

***

Affaire : Argus 128
Annexe 3

Mohican 2 à Juke-box

Confidentiel

Le “transpondeur” de Wei — si son efficacité se confirme — mériterait d'être utilisé largement dans le cadre des plans Jason (2,3 et 4), préparation et exécution.

Exemple de situation-limite où son utilisation pourrait être déterminante. En cas d'application du plan Jason 3 (ou Jason 4), il serait possible de réunir un certain nombre de h.a. et de leur suggérer un f.a. grâce au transpondeur, ce qui conduirait automatiquement à déclencher une i.a., avec tous les avantages que nous pourrions en retirer pour la réussite du plan.

Conclusion : faire suivre à Iguane.

***

Affaire : Argus 128

De J.-B. à M 2

Confidentiel

Transmis les quatre pièces au saurien magique et bien-aimé, avec priorité A. Tu connais la devise du Grand Lézard Sacré : l'homme intelligent est celui qui trouve une solution à tous les problèmes.

On verra bien.

Salut, argonaute à la manque !

Bon, ça y est, je suis dans le piège jusqu'au cou et ça commence à serrer.

Le jeune homme aux cheveux à la Einstein m'a tout expliqué, après m'avoir intronisé dans l'illustre confrérie des Petits et Moyens Salauds (les agents doubles ; Dieu seul sait qui sont les grands…). Je suis donc devenu agent double avant d'avoir tout à fait accepté d'être agent simple, puisque je n'avais pas encore donné ma réponse à Wei, ou plutôt à la petite maffia d'extrême droite qui feint, avec le consentement presque général, de se prendre pour Wei. Quel bordel dans la sainte famille depuis qu'on sait qu'on va être bouffés ! Donc, ma réponse à ces gens-là, on me conseillait de la donner sans tarder, et positive, en exigeant un peu de fric pour que ça n'ait pas l'air suspect. (Pas trop : ils me prennent pour un minable…) Ce jeune homme chevelu — un peu juif sur les bords — m'a tout expliqué.

Eh oui ! c'en est un qui ne désespère pas d'être un jour le conseiller préféré du président Garnier. Il y a comme ça des mecs qui croient encore à Mickey à presque trente ans. Bref, il est bien renseigné et il m'a donné des précisions qui m'ont fait un peu bouillir. Il faut dire qu'on a mangé à la tour Lunar comme des milliardaires. Il y avait même dans les parages un émir du Cartel persique. J'aurais eu bien tort de ne pas y aller. Repas richement arrosé, aux frais de l'opposition de Sa Majesté — enfin, je le suppose et, de toute façon, je n'ai pas offert de payer ! Il m'a donc parlé du plan Jason. Le Jason 1, l'officiel, autrement dit : le Plan d'Action Psychologique Patriotique (P.A.P.P.), une formidable opération bourrage de crâne pour expliquer aux populations que la patrie, bien qu'on en ait vendu les trois quarts aux mulcos et aux transcos — c'est-à-dire aux capitalistes américains, japonais, arabes, etc. —, c'est toujours la patrie une, indivisible et sacrée, et qu'il faut se tenir prêt à taper sur la gueule de ceux qui en douteraient !

Et après, il y a le Jason 2, le plan officieux de lutte anti-subversion, en cas de soulèvement, de coup de force ou de révolution. Mais tout ça, paraît-il, c'est pour amuser la galerie. Ce qui compte, c'est le Jason 3 et peut-être le Jason 4. Le numéro trois, c'est le plan du putsch qui devrait balayer un éventuel gouvernement populaire mis en place par les élections. Le cerveau de l'affaire serait un des chefs du Bodiac, nommé Iguane en code. Enfin, il y aurait aussi le Jason 4, tellement secret que rien que d'en avoir entendu parler, je risque déjà ma peau. Celui-ci, c'est un coup d'État inconditionnel et prochain. Il y a au Bodiac des excités qui veulent en finir tout de suite avec ce régime « pourri et vendu aux marxistes », comme ils disent, des mecs que le peu de liberté qu'on possède fait chier rien que d'y penser… C'est alors que j'ai commencé à bouillir pour de bon. Et le gars, le copain de Raf — il s'appelle Samain, comme Albert —, m'a dit que, selon certains renseignements de bonne source, les types qui s'intéressaient au transpondeur, c'étaient justement les “argonautes”. La bande à Jason, quoi. (J'avais tout de suite saisi l'astuce et il en a été un peu soufflé, l'Albert !)

Conclusions : le zinzin est un bon moyen de s'introduire dans la maffia jasonesque. Il faut marcher à fond, essayer d'en savoir plus. Avec un peu de chance, je trouverai peut-être la Toison d'or avant tout le monde. Du moins, c'est ce que le jeune homme (monsieur Samain, pas Albert, Jacques ou Pierre ; je ne sais plus…) a essayé de me faire comprendre avec beaucoup de tact. Je crois que j'aurais été seul avec ce type, j'aurais dit non. Ces histoires, c'est très chouette à la télé ou dans les bouquins, mais je ne suis pas un héros. Seulement, il y avait Raf et, avec lui, je ne peux pas m'empêcher de crâner et de jouer un rôle. Et puis je l'ai toujours laissé surestimer le poste que j'occupe chez Wei. Bref, j'ai fait celui qui en sait long et qui n'a pas peur des mouches. J'ai promis que dès le lundi matin je fonçais en plein dans le complot. Là-dessus, on a bu des cognacs. En quittant mes cops, j'ai pensé : Pas la peine d'attendre lundi. Je venais juste de me rappeler que j'avais le numéro de Cortando, un ingénieur de la boîte. Jean Cortando, un Corse, un type qui a sûrement le contact avec les bopos. C'est le crack de la bande. Je me dis : On verra bien ; je vais lui passer un coup de fil. Je tombe sur la nana mais le mec n'était pas trop loin. Moi, gonflé, j'embraye sans perdre une seconde : je demande quelle prime j'aurai si je m'occupe de la pondeuse. Il me donne aussitôt le chiffre par jour, preuve qu'il est dans la course. Je voulais parler de la prime globale, je rétorque, parce que j'aurai besoin de dix mille balles d'ici un mois. Il m'annonce le chiffre de la prime globale — si tout va bien — et ça colle. On tombe d'accord.

C'est pour ça que je suis ici aujourd'hui. Je crève de peur et j'étouffe de rire. Un truc comme ça, personne n'oserait l'inventer. N'empêche que ça fait cogiter : ça vous donne envie de croire au Diable ou au Bon Dieu, à la structure absolue, aux extraterrestres ou à la vieille pute de la fatalité ! J'ai rendez-vous dans dix minutes avec Iguane à la tour Lunar !

Iguane, le Grand Saurien Sacré du plan Jason, s'appelait en réalité Christian Losmond. Le général Losmond : quarante-neuf ans, un mètre soixante-seize et soixante-douze kilos, cheveux châtain clair, mi-longs. C'était un homme très intelligent — un des animateurs secrets de la société Thio (abréviation de think it over), où l'on n'admettait que les q.i. supérieurs à 143,5. Il se méprisait autant qu'il méprisait les autres. Jamais encore, depuis Fouché, un personnage aussi dangereux n'avait occupé un poste aussi important. Il était sous-directeur du Bodiac, cette police politique que le pouvoir ne contrôlait plus qu'en surface. Sous-directeur en titre et en fait le véritable maître des bopos, car le directeur était un vieux schnock qui ne pesait pas lourd dans la balance.

L'affaire “Argus 128” l'intéressait surtout dans la mesure où ses collaborateurs avaient trouvé trop difficile pour eux le problème technique qu'elle posait. Il ne croyait pas beaucoup à l'effet Mandrake. Trop beau pour être vrai. Il n'était même pas très sûr que l'histoire tout entière ne soit pas un canular ou, pire : un piège. On verrait bien. Il ne détestait pas prendre de temps en temps des risques calculés. De plus, il avait trouvé une solution qui réduisait à presque rien les risques courus par son groupe en expérimentant le transpondeur “sur le terrain”. D'ailleurs, c'était à lui de trouver les solutions. Les autres n'étaient que des exécutants…

Et l'exécutant numéro un serait donc ce Sylvain Berniac, recommandé par « nos amis de Wei », ce type insignifiant qui se tenait devant lui, mal à l'aise, un sourire crispé sur son visage lunaire. Sylvain Berniac s'était levé pour prendre le verre que l'ordonnance lui offrait sur un plateau. Mouvement inutile. Et maintenant, il n'osait pas se rasseoir. Sa main droite crispée sur le verre tremblait légèrement. Bavard, sans doute, mais peu dangereux, pensa Iguane. Voire. Si l'affaire s'avérait d'importance, on serait peut-être obligé de le faire taire. Radicalement. Un accident quelconque… Il demanda aimablement : « Avez-vous une voiture, monsieur Berniac ?

— J'ai une 2 cv. » dit Sylvain.

— « Vous pourriez donc vous rendre par vos propres moyens dans le centre de la France, à un endroit que nous vous fixerions le moment venu ?

— Oui, bien sûr. L'essence…

— Vous aurez un bon et tous vos frais vous seront remboursés par nous-mêmes.

— D'accord.

— Voici ce que nous avons décidé. » reprit le général. « Mais asseyez-vous donc ! » ajouta-t-il sur un ton un peu agacé et Sylvain obéit machinalement. Exécutant type ; ce n'est pas plus mal… « N'oubliez pas que ces informations sont tout à fait confidentielles. Top secret, comme on disait au bon vieux temps. Et je compte sur votre discrétion la plus totale. Comme vous le savez sans doute, je travaille pour le plan Jason, le plan militaire d'action psychologique. Nous avons actuellement une opération en cours dans le centre. Cette opération consiste à étudier les réactions d'un groupe de personnes enfermées dans un simili-abri antiatomique pour une alerte rouge…

— Un simili-abri ?

— Oui, car il n'y a pas, pour le moment, d'abris véritables. Ou si peu.

— Alors, pourquoi cette expérience ? »

Une lueur brève s'alluma dans l'œil bleu du saurien.

— « C'est que l'on va en construire.

— Il y a donc une menace de guerre.

— Il y a toujours des menaces de guerre… Pour en revenir à notre problème, » dit le général, « voici ce que nous allons faire. Si vous le voulez bien. » précisa-t-il ironiquement. Et Sylvain savait bien qu'il était là pour vouloir ce qu'on voulait. Il avait accepté depuis longtemps l'omnipotence du grand on éternel et indivisible… « Un groupe d'environ une dizaine de personnes va être amené dans un abri — c'est-à-dire un simili-abri — par les soins de l'armée. Il sera précisé à ces gens qu'ils participent à une simulation d'alerte rouge — ce que nous appelons en code une “indienne agile”. Ce ne seront pas des volontaires mais leur situation sera telle qu'ils pourront difficilement protester. Nos services ont eu une idée de génie. Cela ne vous concerne pas directement mais vous pouvez être assuré que nos cobayes n'iront pas se plaindre après l'expérience. Même si nous les bousculons un peu. Les détails seront réglés par les spécialistes d'action psychologique du Bodiac et par nos amis de Wei. Une fois nos invités sur place, vous intervenez avec le transpondeur. En gros, il va s'agir de raconter à ces gens qu'ils ont été transportés dans l'abri à cause d'une attaque réelle — donc, que la guerre vient d'éclater. Naturellement, les circonstances de leur enlèvement rendront cette explication peu crédible. Il y a dans ce groupe des individus d'un bon niveau d'intelligence et de culture. Quelques-uns pourraient bien deviner qu'ils sont en fait les sujets d'une expérience secrète. La situation me paraît idéale pour tester l'efficacité de votre pondeuse. Bien entendu, ce sera l'affaire de nos propres spécialistes. Votre rôle, d'ailleurs capital, sera de mettre en place le matériel et d'assurer son fonctionnement. Je précise : avec l'aide des techniciens militaires — mais vous aurez la pleine responsabilité de l'opération et les militaires, quels que soient leur niveau et leur grade, seront sous vos ordres. Est-ce que ça vous convient.

— Je… »

Iguane se leva brusquement. Sylvain fut pris au dépourvu et gigota des quatre membres pour parvenir à se mettre debout — avec près de dix secondes de retard. Son interlocuteur avait les yeux fixés sur sa montre comme s'il chronométrait la performance.

Sylvain se retrouva au pied de la tour Lunar, la bouche amère et l'esprit en débâcle. Groggy, mon pauvre vieux ! Je voudrais bien savoir quelle figure j'ai fait en face du champion toutes catégories ! Et soif, soif — il me semble que je n'ai pas bu depuis Hiroshima !

À l'instant où Marie-Claire Burdy, trente-huit ans, un mètre soixante-deux et quelques kilos en trop, faisait glisser sur ses cuisses sa culotte rose bordée de dentelles blanches, les agents du Bodiac en civil — mais avec leur pedigree peint sur la figure en lettres de feu de trois mètres de haut — entrèrent dans le grand salon comme paysans au moulin. Le sketch prévu ce soir-là, au manoir de Leucamp, c'était le marché aux esclaves. Le tirage au sort — un peu truqué, comme d'habitude — avait placé dans le camp des esclaves quatre jeunes femmes, dont Marie-Claire, et trois hommes d'âge moyen, parmi lesquels le p.d.g. d'une entreprise de transports et le capitaine Popian, l'agent que le Bodiac avait infiltré dans le club. Il y avait six “clients” : deux femmes et quatre hommes, dont l'avocat bien connu Louis Jax. Sylvie, une étudiante de vingt ans, devait assister Bertrand de Tizac, le meneur de jeu, dans son rôle de “marchand”.

Tous ces braves gens étaient donc réunis pour s'amuser sans penser à mal — sauf le capitaine Popian qui ne pensait qu'à ça. Ils ne pouvaient se douter qu'ils seraient les premiers “transpondus” de l'histoire et que leurs noms s'inscriraient bientôt à côté d'autres noms déjà fameux quoique un peu oubliés : les Gagarine, Armstrong et compagnie. Les hommes étaient des bourgeois aisés, sauf l'aventurier Bertrand de Tizac, professionnel des sex-parties. Les femmes venaient de tous les azimuts. Marie-Claire dirigeait les services commerciaux d'une parfumerie, Odette était décoratrice, Marian modèle, Irène dactylo, Audrey eros-girl… Le capitaine Popian avait juré à son chef, le grand lézard d'Amérique, que le q.i. moyen du groupe était très élevé — même sans le compter — : c'était une exigence de « nos amis de Wei ». Mais tous les membres du club s'intéressaient davantage à leurs affaires de cœur qu'au progrès de la science et à l'avenir de l'Homme — en quoi ils étaient peut-être des sages.

Vingt et une heures. Derrière les rideaux tirés avec soin, les lustres du grand salon jetaient quelques milliers de watts dans la partie : pas un grain de beauté n'échapperait à l'inquisition de la fée électricité. Les “esclaves” devaient se déshabiller dans la pièce voisine et revenir simplement vêtus d'une courte chemise de toile grossière. Mais l'impatience de Marie-Claire dérangeait souvent la mise en scène minutieuse de Bertrand de Tizac… Donc, les bopos entrèrent. Le capitaine Popian s'épongea le front et poussa le « Ouf ! » le plus mémorable de l'histoire militaire contemporaine. Si ses hommes avaient tardé un peu plus, ils l'auraient trouvé en chemise d'esclave ! Audrey Robin sortit sa glace de son sac et se regarda. Elle aimait faire bonne figure quand les choses tournaient mal. Ses cheveux blond vénitien casquaient son visage ovale, un peu étroit, de longues mèches fauves, légèrement relevées au bout. Elle avait le nez un peu pointu, les pommettes hautes et de profondes fossettes entre le menton et les joues. Mais, de face, elle était belle et grave… Louis Jax vérifia machinalement que sa Légion d'honneur ne se trouvait pas à sa boutonnière. Il était le seul à porter une veste. Sylvie Pons se mit à hurler, plongea sur un divan et enfouit sa tête dans les coussins. Bertrand de Tizac se tourna vers la porte de la salle à manger. Le téléphone ! Il savait qui appeler en cas de gros pépin. Mais un des flipos était déjà à l'appareil. C'était vraiment le coup dur. Le p.d.g. de l'entreprise de transport, qui avait tendance au priapisme, se pinçait le poignet et se mordait la lèvre, dans l'espoir de faire cesser une érection vraiment trop visible. Irène se laissa tomber sur une chaise d'époque, tordit ses mains entre ses genoux — qui étaient fort beaux — et se mit à pleurer silencieusement.

Le capitaine Popian disparut. Un bopo expliqua la situation aux invités du château, en les appelant “partouzards”, ce qui était un terme absolument démodé. Cela les fit rire. Mais pas longtemps. Le Bodiac possédait des photos sur les ébats du club. Des photos dignes d'une revue pornographique danoise. Et aussi des détails inédits sur le curriculum vitæ de chacun des membres. Mais tous ces documents seraient détruits à condition que les honorables messieurs-dames veuillent bien se prêter à une petite expérience psychologique pour le compte de l'armée. Pour vingt-quatre heures, pas plus. (Ça c'était un mensonge : Iguane comptait garder ses cobayes au moins quatre jours.) Un autre personnage — cheveux gris, lunettes à grosses montures, l'intellectuel de la bande — expliqua qu'il s'agissait de séjourner un jour et une nuit dans un abri atomique pour une simulation d'alerte rouge et de répondre à un certain nombre de questions.

« Une sorte de sondage ? » demanda Louis Jax, qui regrettait finalement de n'avoir pas sa Légion d'honneur sur lui.

— « Une sorte de sondage. » convint le bopo.

Puis il y eut un bruit de moteur dans la cour et, presque aussitôt, un type vint annoncer que le car était là. Un flipo grogna à mi-voix que le chef était trop bon, que lui t'aurait embarqué tous ces salopards et ces putains dans un camion à bidasses !

Un adjudant du génie se tenait au volant du bus. Affaire sérieuse. Les invités du château se voient accorder un quart d'heure — pas une minute de plus — pour boucler leurs valises et descendre dans le hall.

Le bopo ajouta : « Et n'essayez pas de cavaler. Le château est cerné par l'armée. De plus, nous avons les photos. N'oubliez pas. »

Dans le car, Audrey et Bertrand se trouvèrent côte à côte, sur les sièges crasseux. Ils étaient les deux seuls professionnels du groupe.

« C'est toi qui nous as porté la poisse. » dit le meneur de jeu. Audrey participait pour la première fois à une séance : elle n'avait même pas eu le temps de faire ses preuves. Tous deux convinrent qu'ils s'amusaient bien plus que dans l'exercice normal de leur métier. Audrey souriait. Elle paraissait cinq ans de moins que le jour où Bertrand l'avait rencontrée.

— « Ce sont les vacances. » dit-elle. « Ne fais pas cette tête. Penses-tu que j'aie eu raison de prendre un pantalon ? Tu y crois, toi, à cette histoire de sondage ? Et si c'était la guerre pour de bon ? Et après, tu vas être grillé ? Si on essayait de se reconvertir, toi et moi ? »

Bertrand sortit ostensiblement sa pipe de sa poche et commença à la bourrer. Il ne fumait plus depuis l'avant-dernière campagne antitabac, mais il avait pensé que la pipe impressionnerait favorablement les militaires.

— « De se reconvertir dans quoi ? » grogna-t-il.

— « Je ne sais pas, moi. » dit gravement Audrey. « Peut-être dans l'agriculture biologique ? »

Le voyage dura un peu moins de deux heures. Le parfum de ces dames excitait l'adjudant qui, de toute façon, n'avait pas le pied léger. À la fin, ça dégueulait dur, dans l'autobus. Une bonne petite corvée en perspective pour les appelés du génie !

Sylvain Berniac était arrivé à Usclas depuis près d'une semaine. En principe, c'était plus de temps qu'il n'en fallait pour mettre en place la pondeuse, avec l'aide d'une bonne équipe. L'équipe l'attendait, dirigée par un ingénieur militaire des télécommunications. Ces braves gens n'eurent pas l'air de se douter qu'il n'était pas lui-même ingénieur. D'ailleurs, leurs propres capacités ne semblaient pas évidentes. Tout de suite, Sylvain se rendit compte que l'installation électrique de l'abri n'avait rien de génial. Le responsable, le lieutenant Le Fol, prétendait que les sautes de tension provenaient du secteur. Enfin, on verrait bien.

Deuxième difficulté : le schéma que lui avait remis Cortando était incomplet, pour plus de sécurité. Une feuille manuscrite devait combler les lacunes volontaires du bleu. Mais Sylvain ne se rappelait plus ce que l'ingénieur de la boîte lui avait dit à ce sujet. Depuis plusieurs semaines, il buvait comme un fou pour se remonter le moral. Et, dans un sens, il avait réussi. Son moral était vraiment en hausse mais sa mémoire foutait le camp… Est-ce qu'il m'a remis la feuille avec le reste ? Et alors, où ai-je bien pu la fourrer ? Est-ce que je devais passer la prendre à la boîte ? Est-ce qu'il avait prévu de me l'envoyer ? Ou de la remettre à mes petits copains les bopos ? Il n'avait pas envie de téléphoner à Paris pour cette histoire, en avouant du même coup qu'il était un peu paumé. D'ailleurs, il se sentait capable de terminer le montage sans la feuille. Du moins, il estimait qu'il l'aurait été s'il n'avait pas eu sur le dos une bande de militaires pompeux et ignares — pas tout à fait ignares, il faut être honnête : le problème, c'était qu'ils en savaient trop et pas assez. Heureusement, ils avaient une bonne provision d'alcools de toutes sortes pour faire oublier leurs tares et, si ça n'aidait pas tellement à résoudre les problèmes, ça permettait de les envisager avec plus de sérénité.

Et puis, on attendait les cobayes, parmi lesquels une demi-douzaine de nanas au poil — selon des informations quasi officielles. La situation aurait pu être pire.

L'“abri expérimental” d'Usclas avait été construit à la hâte sur un terrain récemment acquis par l'armée, à la limite de la Corrèze et du Lot. Une section du génie occupait des bâtiments provisoires à courte distance de l'abri. Le colonel Nizerolle, responsable du camp et maniaque du bulldozer, venait inspecter les travaux deux fois par semaine. C'est évidemment à cause de l'imbécillité proverbiale du colonel qu'Iguane avait choisi le camp d'Usclas pour son expérience. Il n'y a pas de hasard. Et l'alcoolisme paroxystique des techniciens s'expliquait aussi, du moins en partie, par les ravages que la brute avait provoqués dans ces âmes sensibles.

Sans presque s'en apercevoir, Sylvain était devenu copain avec ses collaborateurs improvisés. L'équipe au grand complet ne dessaoulait pratiquement plus. On se prenait les pieds dans les fils en racontant sa vie et on maudissait en chœur le Vieux.

L'abri s'ouvrait sur le flanc d'une colline qui ressemblait à un ventre de jeune fille. Le site avait dû être magnifique avant que les soudards de Nizerolle lancent leurs bulls et leurs pelleteuses à l'assaut des châtaigniers, des pins noirs, des cabanes de berger, des tumulus et des vieux murs. Bientôt, l'endroit évoquerait comme tant d'autres un crâne d'officier supérieur un peu trop fréquenté par les mouches à miel. Sylvain avait l'impression de se trouver dans un astronef — un astronef à la Sheckley, pas à la van Vogt — : un souterrain creusé à partir d'une grotte naturelle et constitué d'une série de petites salles en enfilade, traversées de faisceaux de câbles et de tuyaux désespérément entortillés les uns dans les autres — et toujours prêts à jouer un mauvais tour à tous les pauvres types qui ne buvaient pas strictement que de l'eau. Tout au fond, se trouvait l'abri proprement dit, avec la salle commune destinée aux cobayes et quelques petites chambres pour les officiers, les bopos et les techniciens. Sylvain partageait en principe une cabine grande comme une armoire avec le lieutenant Le Fol, l'électrotechnicien. Mais il faisait beau — on était au début de juillet — et les militaires préféraient coucher dehors, dans ce qui restait de la forêt, et Sylvain les suivait. Le soir, tout le monde s'en allait, une bouteille dans une main et une couverture dans l'autre. Le clair de lune était si beau qu'on n'avait même pas besoin de lampe. On tâchait de se tenir éveillé jusqu'à ce que les bouteilles soient vides, puis on débranchait le téléphone de campagne — qui était censé sonner en cas de fausse indienne — et on dormait jusqu'à l'aube comme de sacrés bouddhas.

Un camion civil avait amené la pondeuse au camp. Les troufions avaient transporté les divers éléments dans l'abri. Le montage s'achevait et Sylvain se laissait gagner par l'euphorie. Il s'était très bien passé de la feuille manquante. D'ailleurs, il avait fini par oublier complètement qu'elle manquait. Il pensait même qu'il aurait pu se débrouiller sans le plan. Les techniciens militaires, dont la présence le gênait et l'irritait énormément au début, étaient devenus en quelques jours les meilleurs amis qu'il ait jamais eus, reléguant Raf dans un passé brumeux. Il avait oublié aussi qu'il était à Usclas pour faire l'agent double ou l'espion ou Dieu sait quoi.

Invités, réfugiés, exilés : ils avaient un air perdu et éperdu, les futurs transpondus, en arrivant à l'abri où les attendait le crocodile légendaire, en uniforme mais sans étoiles ni décorations ni signes distinctifs d'aucune sorte. Un projecteur monté sur une jeep balaya le groupe assez piteux. Sylvain, qui s'était joint au comité d'accueil, se sentit intensément solidaire de ces gens qu'il aurait peut-être, en d'autres circonstances, haïs ou méprisés. La plupart des femmes étaient jolies, malgré deux heures passées dans un camion militaire, et la pâleur, sous la lumière brutale du projecteur, leur allait bien. Deux ou trois avaient déjà profité de la pose pour sortir leur peigne et leur bâton de rouge et s'affairaient en s'abritant derrière leurs compagnons mornes et embarrassés. Parmi les hommes, un seul avait vraiment de l'allure. Il marchait devant et faisait un peu figure de chef de tribu. Une jeune femme blonde s'accrochait à son bras… Non, pensa Sylvain, le mot n'est pas juste. La fille ne s'accrochait pas. Elle n'avait pas un genre à ça. Elle se tenait très bien. Elle appuyait légèrement la main sur le bras de l'homme, mais son geste ne trahissait aucune panique.

Audrey Robin, outre ce nom merveilleux que Sylvain ne connaissait pas encore, avait une merveilleuse chevelure couleur de son scotch préféré. Depuis qu'il était devenu l'homme du transpondeur et qu'il vivait en quasi-symbiose avec la bande à Le Fol, Sylvain était plongé en permanence dans le flou poétique de l'alcool. Dans son état normal, il n'aurait probablement pas supporté la situation assez abjecte dans laquelle il s'était mis. Mais il en venait à penser que son état normal, c'était l'imprégnation éthylique, et que sans les adorables petites molécules qui chantaient dans son sang, celui-ci n'aurait été que de l'eau sale.

Il était debout devant l'entrée de l'abri. Il se tenait à un arbrisseau manqué par un conducteur de bull qui devait être aussi saoul que lui. Il regardait Audrey que baignait la lumière du projecteur. La jeune femme ne pouvait pas le voir, parce qu'il était pour elle dans une ombre relativement dense, malgré le clair de lune. Derrière Sylvain, les techniciens se congratulaient, se tapaient sur le ventre, riaient aux larmes : ils venaient d'apprendre que le Vieux ne mettrait pas les pieds à Usclas pendant toute la durée de l'expérience. Si utiles que puissent être parfois les ânes, il vaut mieux, quand les affaires sérieuses commencent, les envoyer brouter leurs chardons dans d'autres prairies. C'est ce qu'avait fait pour le colonel le tout puissant saurien du Bodiac. Nizerolle passerait dans huit jours avec son acariâtre bobonne, pour des raisons qu'il ne comprendrait certainement jamais — de toute façon, il ne comprenait plus rien depuis cinquante ans et ça ne le changerait pas.

La nuit était splendide. On voyait Mars et Jupiter de chaque côté de la Lune. Attirée par le projecteur, une chouette — la dernière du pays — lança son cri de défi ou de désespoir. Les invités avaient posé leurs bagages et s'étaient rassemblés autour du général, qui se livrait à une inspection minutieuse et impitoyable des tenues et des visages.

Sylvain s'accrochait à son arbre et avait l'impression de tenir la barre du vaisseau Terre. Cette scène shakespearienne lui parut se prolonger pendant des heures. Le projecteur s'éteignit. Non pas d'un seul coup, mais lentement, progressivement, comme s'en va le jour. Iguane promena sa paume sur son front, se gratta la tête et, à un certain moment, son bras fut coupé en deux puis en trois par le faisceau pâlissant. Sylvain voyait ses propres mains flotter devant lui. Bon Dieu, je ne suis pas saoul à ce point, quand même !

Pataugeant dans un brouillard lumineux et dense, Louis Jax vint se placer devant le général.

« Monsieur, que signifie cette… »

La fin de la phrase se fondit en une étrange petite musique lancinante. On n'entendait plus d'autre bruit que cette rumeur fiévreuse, ce chant inarticulé et incroyablement lent.

— « Je suis le… »

Sylvain sentit une main se poser sur son épaule.

« … colonel Quibb, de la police Transpond. » dit l'inconnu.

Je suis saoul, pensa Sylvain. Mais alors complètement saoul ! Et il fut heureux de n'éprouver aucun remords. Il voulut bouger, marcher, rejoindre son Ophélie de velours vert, lui dire qu'il l'aimait depuis le jour où il l'avait rencontrée pour la première fois, un siècle ou deux plut tôt. La main mystérieuse le retint. Il tourna la tête. Un long bras noir semblait sortir de derrière la lune et s'étendre à travers l'espace jusqu'à lui. Le corps du personnage se cachait au fond du ciel, mais sa tête dépassait au-dessus de l'abri, avec un nez rouge et fort, des lèvres épaisses, un regard brillant et sardonique.

« Colonel Quibb, de la police Transpond, pour vous servir, Excellence.

— Tu te trompes. » dit Sylvain. « Le général, c'est lui, là…

— C'est bien à vous que je veux parler. Vous êtes bien Son Excellence Sylvain Berniac, inventeur du transpondeur et directeur du pouvoir ?

— Je suis Sylvain Berniac, mais…

— Je voulais seulement vous rappeler que vous deviez enlever vos obturateurs.

— Mes ob…

— Demain matin, bien sûr, lors de l'expérience. N'oubliez pas ! »

Sylvain observa avec admiration le paysage superbe et sinistre au milieu duquel il s'était transporté — ou transpondu — : de hautes montagnes rouges, des pics aigus plantés dans le ciel blanchâtre comme autant de lames sanglantes dans la chair morte. Il s'assit sur un gros rocher rond et lisse, marbré de cercles concentriques, à proximité immédiate d'une falaise verticale. En face de lui, de l'autre côté d'un profond ravin, une crevasse béait dans la paroi. Des oiseaux couleur cuir bouilli volaient tout autour de cette caverne. Le soleil bleu dessinait un halo d'arc électrique au-dessus des cimes enrobées de nuages… Pour la première fois de sa vie, Sylvain n'éprouvait aucun vertige.

J'en suis sorti, ou quoi ?

Sorti d'où ?

Une température inhumaine, fournaise ou tombeau de glace, régnait probablement sur ce monde mais Sylvain ne s'en souciait pas. Il était pour le moment maître absolu de son corps et de ses sensations. Il avait appris à dominer d'une certaine façon l'univers, ce monstre turbulent et docile, capable de la pire férocité mais toujours prêt à se soumettre aux créatures qui parlaient son langage avec assurance.

Il se leva et cracha dans le ravin. Il commençait à être blasé.

Il s'examina longuement dans la glace du lavabo — et s'aperçut du même coup qu'il était de retour à l'abri d'Usclas. Sur son visage rond et un peu mou, il nota une expression dure, tendue, avide, qui ne lui était pas familière. De plus, il lui sembla qu'il avait légèrement bronzé. Il portait un drôle de vêtement blanc, avec cinq sphères sur l'épaulette. Il voulut enlever cette défroque. La défroque résista. Ou bien cela résistait en lui. Le vêtement tenait à son corps non par des attaches matérielles, bien sûr, mais par l'irrésistible pouvoir des rêves enfantins. À huit ans, à dix ans ou à douze, un jour, il s'était vu en héros, accoutré de la sorte… Ils me tiennent bien, les salauds ! Il eut envie de vomir et retourna aux montagnes rouges pour se soulager l'estomac. Mais il se souvint qu'il était à jeun depuis 1986. Vraiment, ça ne valait pas le coup de dégueuler les tripes pour si peu. Il s'étendit tout habillé sur sa couchette. Cinq sphères et un anneau : directeur du pouvoir… Était-ce un rêve ou un cauchemar ?

Il s'éveilla au milieu de la nuit. Bon Dieu ! l'expérience est pour demain. Il regarda sa montre et rectifia : Pour aujourd'hui. Pendant que la pondeuse jouerait son petit air à changer les vessies en lanternes, les techniciens et lui-même devraient en principe mettre leurs obturateurs d'oreille sélectifs, afin de n'être pas troublés par le phénomène. Mais, une fois en route, la mécanique était capable de se débrouiller toute seule. Sylvain se dit qu'il pourrait peut-être garder ses obturateurs dans sa poche, au dernier moment. Il avait très envie de voir ce qui se passait dans la tête d'un type qui se mettait à prendre des attrape-mouches pour des comptes à rebours.

À dix mètres de là, presque en même temps, Iguane eut une pensée identique.

Les imbéciles ! Du latin imbecillus C'était un mot-clé dans la philosophie du puissant saurien. Un mot qui explosait de plus en plus souvent sous son crâne, soit parce que les gens méritaient de plus en plus souvent l'épithète, soit parce que lui tolérait de moins en moins leur stupidité. Surtout celle de ses amis.

Dans ce cas précis, il pensait justement à ceux que les hommes du plan Jason appelaient « nos amis de Wei » (ces moutons enragés qui se croyaient plus malins que le tigre Transco). Les ingénieurs de la bande Cortando voulaient — en évitant de se mouiller personnellement — échanger leur transpondeur contre une intervention gouvernementale en leur faveur. Comme beaucoup de nationalistes attardés, ces pauvres chéris oubliaient ou ignoraient que le “gouvernement” n'était plus qu'une fiction commode. L'évolution commencée vingt ou trente ans plus tôt s'était accélérée entre 1975 et 1985, par suite de la crise de l'énergie. Le pouvoir politique était passé de plus en plus entre les mains des tenants du pouvoir économique, c'est-à-dire les sociétés transnationales à dominante américaine ou arabe. En 1986, le cheik d'Abû Dhabî (président du Cartel persique), le président d'H.K.H., de Dunn ou… de Readman étaient plus puissants en France même que le Président de la République Industrielle et Atomique. Mais cela ne se voyait pas trop, parce que le Président (de la République) n'avait même pas l'idée de s'opposer aux dieux du fric et de l'énergie…

Christian Losmond savait à quoi s'en tenir depuis longtemps. Il avait été lui aussi un jeune imbécile qui croyait à la patrie, à l'honneur national et à toutes sortes de carottes tricolores que les grands patrons de l'industrie et de la finance balançaient devant la figure de leurs esclaves inconscients et galonnés. Mais il n'y avait plus de patrie : les mulcos l'avaient bouffée. Dans la pénurie relative des années quatre-vingts, les grandes sociétés internationales étaient encore plus puissantes qu'à l'époque de l'expansion. Il n'y avait même plus d'alternative. On savait bien que la police politique et l'armée ne laisseraient jamais le pouvoir changer de mains.

Le pouvoir, Iguane le voulait pour lui : profond, réel, en prise sur le monde. Et il avait choisi d'être l'allié conscient de ceux que les autres servaient sans le savoir : les dirigeants des mulcos. Il méprisait ces ombres gesticulantes qu'on appelait “ministres”. Il ne trahissait en somme que ses rêves d'enfance — mais qui n'a pas commis ce crime-là ? Quand à cette nation de veaux aux hormones et ce gouvernement de souris rugissantes… non, nul ne peut trahir ce qui n'existe pas !

La transaction imaginée par « nos amis de Wei » ne se ferait pas. Elle était tout simplement impossible. Même s'il existait dans quelque ministère un technocrate assez présomptueux et naïf pour l'accepter, il n'aurait pas l'occasion d'exercer son esprit d'initiative. Dès l'expérience d'Usclas terminée — et quel que soit le résultat —, lui, Iguane, informerait ses véritables maîtres, ou plutôt ses suzerains, en l'occurrence le groupe Readman qui devait absorber Wurmser. Ou bien tenterait-il de court-circuiter Readman en s'adressant à Lunar et au cheik d'Abû Dhabî — qui contrôlaient plus ou moins Readman, par les capitaux et l'énergie. Il passerait un marché avec Readman ou avec Lunar, s'arrangerait pour précipiter d'une façon ou d'une autre la déconfiture de « nos amis de Wei » afin d'être débarrassé d'eux et, si nécessaire, interviendrait pour faciliter la fusion projetée. Exit Wurmser. Une fois de plus, Christian Losmond aurait bien travaillé pour le capitalisme international. Et pour lui-même.

Il pensa : Les imbéciles !

Il essaya de dormir mais il était trop exalté et sa cellule, au fond du pseudo-abri, manquait un peu trop de confort. Et puis quelque chose n'allait pas depuis l'arrivée des cobayes. Au moment où il accueillait le groupe à l'entrée de l'abri, il avait éprouvé une impression étrange et pénible… pas vraiment pénible sur le coup — et c'est ce qui l'inquiétait le plus. Pendant quelques secondes, quelques minutes au maximum — et encore, il en doutait —, il s'était trouvé dans un état mental inconnu, indescriptible (comme si l'espace et le temps se décomposaient dans sa conscience) et il aurait dû être choqué, bouleversé, affolé. Choqué, bouleversé et affolé, il ne l'avait été qu'un bref instant, bien plus tard. Ce trouble inadmissible qui s'était produit dans ses perceptions et dans sa pensée même, il l'avait accepté comme un phénomène naturel ou du moins banal. Ou peut-être comme si c'était la dixième — ou la centième — fois qu'il en ressentait les effets.

Il se demandait si les autres (les invités, les militaires et les techniciens) avaient eu conscience de son malaise et de son embarras… Presque tout de suite, il avait pensé que le transpondeur était en marche dans l'abri et que son action hypnotique s'étendait à l'extérieur. Mais non, impossible. L'appareil était trop loin au fond de l'abri. D'ailleurs, vérification faite, l'installation n'était pas branchée.

Pourtant, quelque chose s'est passé, j'en suis sûr !
Dormir, bon Dieu ! Dormir un peu, pour demain. Quand je pense que Napoléon…
Mais pourquoi dormir, imbécile (du latin
imbecillus) ? Est-ce que tu as envie de dormir ? Est-ce que tu n'es pas… en pleine forme… toujours prêt… sans inquiétude pour l'avenir ?
Comment dormir si le temps…
Nous sommes les transpondus je suis un transpondu
peut-être provoqué artificiellement soit par des drogues
soit à l'aide de sons
police tranpond
sylvain berniac
erreur de montage
accident sans gravité
produire demain aujourd'hui bientôt
je pourrais échapper au
dangereux
attendre
peux échapper au
mettre mes obturateurs d'oreilles
simple
et pourtant je
univers intérieur
ne mettrai pas mes obturateurs
projection écho
déjà arrivé
oublié de mettre mes obturateurs
transpondu
avec les autres
excellence
plongés dans l'univers spatiolytique
penser à mettre mes obturateurs
suis le général losmond plus puissant que le président de la république atomique gouvernement de souris pas un pauvre type un imbécile excellence directeur du
iguane losmond pas me laisser manipuler par
commander l'espace le temps
pas obéir
mettre les
obturateurs obturateurs obturateurs obturateurs obturateurs

Sylvain Berniac s'éveilla de mauvaise humeur. Déjà aujourd'hui ! Il lui semblait débarquer d'une céleste utopie où aujourd'hui n'arrivait jamais.

Mais aujourd'hui était arrivé.

Il ricana : Pas sûr ! Il regarda l'univers avec suspicion. Ce qui était certain, jusqu'à preuve du contraire, c'est qu'il tenait une gueule de bois superbe. Il s'en souviendrait, du jour de la grande ponte !

Souviendrait — souviendrait ?

Il s'en souvenait, oui. Il y a des choses qu'on n'oublie pas. Bon Dieu ! c'est le jour où j'ai inventé sans le faire exprès la machine transpond…

Le jour où j'ai fondé l'empire de Pennsylvanie !

Alors, pourquoi serait-on aujourd'hui ? Pourquoi pas hier, demain, dans un siècle, n'importe quand ou jamais ?

Le jour de l'expérience, Sylvain Berniac s'éveilla de très mauvaise humeur. Dieu ! qu'il regrettait sa vie tranquille d'avant le transpondeur ! Il se sentait prisonnier et impuissant dans ce sacré pseudo-abri. Il eut une pensée amicale pour ses copains les pseudo-techniciens. Où sont-ils donc passés, mes copains, mes copains, mes copains ? Une brusque inquiétude le prit. Bon Dieu de bon Dieu ! Suis en train de devenir un foutu alcoolique invétéré !

Il essaya de se concentrer sur ce qu'il mangeait. Il avait lu récemment que par la concentration mentale on pouvait éliminer les saloperies que les chimistes vous faisaient bouffer. Il n'y croyait pas trop mais ça ne coûtait rien d'essayer. Il regarda sa montre. Huit heures une. Tout va bien ; je suis dans les temps… Il se trouvait au réfectoire de la base en train de mâcher distraitement une tranche de pain mou trempée dans du café froid. Qu'est-ce que je fous donc sur la Terre, avec cette envie de dégueuler pas piquée des vers ?

Le matin de la grande aventure, Sylvain Berniac s'éveilla de mauvaise humeur. Il avait horreur des aventures, surtout de celles que patronnaient les militaires. Comme connerie, on fait pas mieux. In-du-bi-ta-ble-ment, je me suis gouré quelque part dans cette saleté de schéma. Ou alors, ça vient de leur putain d'installation. Comment savoir ? De toute façon, le mal est fait. Mais… est-ce vraiment un mal ?

Qu'importe ! Nous sommes transpondus… Il était si nerveux qu'il cassa ses lacets. Évidemment, si j'avais mis mes obturateurs, comme prévu au programme, ça serait pas arrivé. Eh ! pas de blague, Sylvain Berniac ! Le père Quibb a raison : une chance de t'en sortir comme celle-là, tu la retrouveras pas de sitôt. Donc, je mets ostensiblement les bidules en passant devant le grand lézard étoilé, puis je vais faire un tour derrière le zinzin et, mine de rien, je les fourre in ze pocket. À moi la grande musique et les beaux voyages !

Sylvain Berniac s'éveilla de mauvaise humeur. Il décrocha une gourde qui pendait à côté de lui, il but une gorgée ou deux ou trois d'un truc assez corsé, respira un coup et pensa : Merci Allah d'avoir donné aux Hommes l'al anbiq ! Et oui, je ne m'en cache pas, j'aime bien les Arabes — sauf ceux du Cartel persique. Si on nous faisait pas mener cette vie de cons, je prendrais peut-être le temps d'étudier l'Islam, les mille et une nuits, des trucs comme ça. Mais Paris nous suce, nous bouffe et nous recrache quand il n'y a plus que la peau sur les os. Il se frotta les yeux. Qu'est-ce que c'est encore que ce truc-là ? De la géométrie, maintenant ? Losanges blancs, losanges bleus. Puis un triangle vert, très allongé et taché de rouge à la pointe. Des figures irrégulières, polygones concaves et convexes, les uns dans les autres. Des signes, des lettres, un message… Un message ! Sylvain Berniac inventeur de la première machine spatiolytique ceci est un appel du… Une traînée de couleur effaça le message, s'élargit et se diffusa, devint une queue de comète qui s'évasait au loin… et se changea soudain en une odeur de pomme écrasée, âcre et chargée d'une nostalgie presque douloureuse…

De nouveaux mots s'alignèrent, lettres bleues sur fond rose : Ils veulent t'empêcher d'inventer la machine ne les écoute pas enlève tes obtu… Le message s'éteignit. Sylvain ressentit un frottement désagréable sur la peau. Il tendit la main et reconnut l'étoffe rêche d'une couverture de l'armée. Il ouvrit les yeux, retrouva sans joie le décor de l'abri. Mon pauvre vieux, tu n'es pas près d'en sortir !

Il se leva de très mauvaise humeur. Il cassa successivement ses deux lacets de souliers qui étaient déjà très courts et il dut enfiler ses sandales — en maudissant ciel et terre. Le jour de la grande ponte s'annonçait mal. Un transistor posé sur une étagère se mit à glapir : Ne les écoute pas mets tes obtura…

Mais, au fond, qu'est-ce que ça peut foutre que je les mette ou que le ne les mette pas, puisque la machine fonctionne ? Imbécile ! gueula le transistor, Si tu mets tes obturateurs tu assisteras à l'expérience et tu pourras fournir des renseignements précis sur ce qui s'est passé sans les obturateurs tu seras transpondu avec les autres et tu… « Je n'aime pas qu'on me parle sur ce ton. » dit Sylvain. « Imbécile toi-même ! Je suis déjà transpondu, ce qui prouve que j'ai enlevé mes obturateurs au moment de la ponte. Il n'y a rien à faire contre la destinée, l'espace, le temps et tous ces trucs, comme me disait Einstein quand on a déjeuné ensemble à la tour Lunar… » Stupide créature, répliqua le transistor, tu n'as jamais entendu parler d'un paradoxe temporel ? « Et alors ? J'étais peut-être saoul, hier soir, mais ce matin, ça va. Je sais bien qu'il ne peut pas y avoir de paradoxe temporel, stupide transistor… »

Cette fois, le poste ne trouva rien à répondre et Sylvain se rendit au réfectoire, où il se trouvait déjà, en train de manger du pain moisi trempé dans du café froid. Alors quoi ? L'intendance ne suit plus ? Il ricana, s'installa en lui-même et finit de déjeuner.

Qu'est-ce que je fous ici, bon Dieu ! avec cette envie de dégueuler qui ferait honte à un chien mort ?

Le poste de télévision du réfectoire s'alluma, clignota, et des mots s'alignèrent sur l'écran : J'ai réfléchi à cette histoire de paradoxe temporel… Sylvain se leva en renversant son tabouret. « Moi aussi, stupide créature, j'y ai pensé. Il ne peut pas y avoir de paradoxe temporel dans mon cas. Le transpondeur n'est pas une machine à voyager dans le temps. Tout ce qu'il fait, c'est nous projeter dans l'espace intérieur… » Mais le temps est gravement perturbé du même coup toi qui connais personnellement le grand Einstein tu ne peux pas ignorer que l'espace et le temps sont liés de la façon la plus…

Sylvain trébucha jusqu'à la porte, s'accrocha au loquet de fortune et déchira la manche de sa tunique.

« Oh ! Excellence ! » fit une douce voix féminine.

— « Je ne suis quand même pas saoul à huit heures du matin ! »

La jeune femme le rejoignit dans le couloir. Elle portait un kimono vert et un pantalon de jute brun. Ses cheveux fauves gonflaient autour de son visage, cernaient son cou mince d'une écharpe de soleil, s'étalaient en longues boucles dépliées, entre ses épaules et ses seins.

« Audrey ! Ça fait un siècle que je t'attendais. Laisse tomber l'Excellence.

— Mon chéri ! » dit Audrey. Elle huma Sylvain avec une tendre suspicion et son joli nez se retroussa légèrement. « Tu sens l'alcool, mon chou.

— L'alcoolisme est obligatoire en Pennsylvanie.

— Alors, nous sommes…

— Dans l'empire des transpondus, mon amour.

— Tu es…

— Oui, j'ai créé la Pennsylvanie. Charbonnier est maître… Enfin, j'essaie de… »

De ses longs doigts aux ongles mauves, Audrey traça dans l'air un signe de victoire. Sylvain cueillit au vol la main tendue et entraîna la jeune femme sur un sentier bordé de pervenches. Le jardin du palais était presque désert. Audrey enleva ses chaussures pour marcher dans la rosée.

« Allons voir les paons musiciens. » dit Sylvain.

— « J'ai du café dans une bouteille thermos. » dit Audrey. « Nous le boirons au bord de l'eau.

— D'accord. »

Bouleaux, hêtres, châtaigniers joignaient leurs feuillages par-dessus le ruisseau qui inondait les pierres, étirait dans son flot vif et scintillant les lignes tremblantes des herbes aquatiques. Plus loin, l'eau tombait d'une bouche moussue, avec sa petite musique éternelle qui ne variait pas d'une note.

« Tous mes compliments. » dit Audrey. « Ta Pennsylvanie est une réussite.

— En surface, oui…

— Qu'est-ce qu'il y a qui ne va pas ?

— Tout va mal, en réalité. La corruption, la subversion, la répression, les menaces de guerre — et les militaires qui en profitent pour faire la loi… »

Un garçon et une fille surgirent d'un chemin étroit, dissimulé par une double haie d'arbustes à fleurs : forsythias, hortensias, deutzias, hydrangéas, exochordas, elscholtzias, buddleias, althéas, weigélias, lagerstrœmias… un cauchemar de jardinier ivre. Les deux jeunes gens conduisaient un petit âne qui tirait une charrette. La fille portait un sari, le garçon une abud courte et un pagne. Un petit tonneau brinquebalait sur la charrette. Les habitants des collines venaient se ravitailler au ruisseau…

Les deux couples se saluèrent poliment.

— « Jésus !

— Marx !

— Bouddha !

— Einstein !

— Et Allah ! »

Sylvain ajouta : « Nous sommes des transpondus ! ».

La jeune fille en sari répondit : « Vive l'Œuf, Excellence !

— Quelle impression ça fait de s'entendre appeler Excellence ? » demanda Audrey.

— « Ben, c'est assez exaltant… »

Exaltant, oui. Il considéra l'herbe d'un œil mort. J'ai le droit de vomir sur la pelouse car je suis le chef. Mais, bon Dieu ! qu'est-ce que j'attends ? Il sourit à Audrey et lutta contre la nausée qui lui tordait l'estomac.

« Enfin, tu es là. » dit-il. « Je t'attendais depuis trop longtemps. J'avais perdu le moral. Maintenant, ça va changer. Nous ferons de grandes choses. En tout cas, nous essaierons… »

Un petit nuage en forme de crabe apparut dans le ciel. Il piqua brusquement vers les promeneurs et s'arrêta au-dessus d'eux.

Salut, dit-il d'une voix douce. J'ai réfléchi à cette histoire de paradoxe temporel pour la première expérience il faut que tu mettes tes obturateurs après tu seras libre et…

Sylvain eut un geste d'agacement et le nuage s'évanouit. Les paons musiciens pataugeaient à la surface d'une mare visqueuse. C'étaient de gros canards déplumés. De temps en temps, ils produisaient un bruit de crécelle ou de cristal fêlé. Le bassin ressemblait à un grand bocal d'urine.

« C'est de l'eau épaisse. » expliqua Sylvain. « Une grande découverte des savants de Pennsylvanie.

— À quoi ça sert ?

— Pas à grand-chose. » avoua Sylvain. « Avec un peu d'entraînement, on arrive à marcher dessus. Et ça permet à n'importe quel pauvre type de se prendre pour le Christ !

— Tu es plutôt amer, dis donc ?

— Oui. Si tu étais pas venue, je crois que j'allais foutre le camp en Transylvanie.

— Les autres transpondus ont-ils aussi des… des empires ?

— Tout le monde aura le sien. J'ai pris de l'avance parce que j'étais plus près de la machine. J'ai été transpondu le premier. Un jour, tu seras impératrice d'Audreyland — ou quelque chose comme ça… Je suis prêt à conclure une alliance avec toi. J'ai déjà le jurtal d'Asorie sur le dos et je pense que nous aurons bientôt des ennuis avec le Iguaniens… »

Un canard déplumé s'approcha du bord en faisant ding ! ding ! ding ! Il eut une sorte de hoquet et déclama d'une voix rauque : Major Szabo, de la police Transpond. La situation est grave, Excellence. Nous vous supplions de ne pas mettre vos obturateurs. Le jurtal d'Asorie…

« Tu vois bien que je suis occupé. » dit Sylvain. « Tu peux pas me foutre la paix, non ? »

Il ramassa une pierre et la jeta en direction du canard qu'il manqua d'au moins vingt centimètres. L'animal — ou bien était-ce un flic… — tourna le dos d'un air vexé et s'en alla rejoindre ses congénères.

Audrey sortit la bouteille thermos de son sac. Ils burent chacun un gobelet.

— « C'est bon, le café. » dit Audrey.

— « C'est pas mauvais. Surtout le café chaud. »

Mets tes obturateurs, imbécile, dit la bouteille thermos. C'est ta dernière chance…

D'un coup de pied, Sylvain expédia le récipient bavard de l'autre côté de la mare.

« Ces salauds commencent à nous… »

Audrey l'interrompit d'une voix un peu tremblante : « Tu sais que je suis une putain ? ».

Il la prit par les épaules.

— « Et moi, qu'est-ce que je suis ? Il faut qu'on essaie de repartir d'un bon pied, nous deux. Je suis décidé à faire des réformes hardies. Premièrement, je vais interdire la torture dans toutes les prisons de l'empire ! »

Il leva les yeux comme pour prendre le ciel à témoin. Un moustique minuscule se posa sur son front et chuinta : Stupide créature mets donc tes ob…

Sylvain écrasa l'insecte d'un geste machinal.

« Je vais interdire la torture pendant trois jours… »

Il éclata de rire, récupéra les obturateurs au fond de ses poches et se boucha les oreilles.

Première publication

"les Transpondus"
››› les Soleils noirs d'Arcadie (anthologie sous la responsabilité de : Daniel Walther ; France › Paris : Opta • Nébula • [2], deuxième trimestre 1975 (27 mai 1975))