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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury Et la bulle…

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

… Et la bulle éclata

Avec Katia Alexandre

Vanina, seule dans la clairière, se prélassait entre l'ombre et la lumière, dans une odeur de bruyère et de résine. L'aphrodisiaque émanation des terres humides agitait mollement son corps sur l'herbe tendre. Le plaisir était fleur, senteur et chant. Toutes les petites bêtes ailées de la forêt donnaient leur mièvre concert.

Vanina avait fermé les yeux. Quand elle les rouvrit, un court instant, ce fut pour découvrir la bulle. Elle baissa de nouveau les paupières, éblouie par l'éclat d'un chaud soleil d'octobre. Elle se lova, enfouit son visage en faisant craquer les feuilles mortes d'or roussi. Puis, après un léger balancement qui découvrit ses longues cuisses brunes, elle se leva sur un coude, et sa longue chevelure vint caresser une haute touffe d'herbe, agitée par le vent.

Vanina aperçut encore la bulle. Celle-ci ressembla tout d'abord à une goutte transparente, faite de lumière irisée, qu'un enfant souffle avec une paille. Puis elle la vit grandir, grandir, devenir une gigantesque boule de cristal. Tout le paysage d'automne se reflétait à l'intérieur de cette boule, dans un miroir incurvé, et les formes des arbres devenaient de petits monstres brunissants.

Éblouie, elle se leva et avança timidement vers la sphère. Chacun de ses pas formait dans l'espace des auréoles qui s'élargissaient à l'infini, en cercles concentriques — comme celles que produit un caillou blanc jeté dans un lac clair… Un lac translucide dans lequel les pas devenaient cailloux et ne heurtaient aucun fond. Ils traversaient simplement la bulle et disparaissaient dans le perpétuel mouvement des cercles en expansion infinie. Plus la jeune femme avançait, plus la bulle grandissait, révélant en ses profondeurs un monde de mille soleils, mille petits cailloux blancs, mille cercles vibrant et… rien !

Inquiète et émerveillée, Vanina arrêta un instant sa progression et ses yeux s'ouvrirent pour la première fois sur les abîmes du temps.

La lumière s'était brusquement voilée et des nuages s'accumulaient en flocons noirâtres. Vanina eut froid. Puis elle découvrit devant elle un paysage de cauchemar. Parmi les arbres nus, aux branches calcinées, des créatures humaines se déplaçaient en rampant, fouillant avec leurs mains les quelques restes de végétation qui, çà et là, subsistaient encore. Avidement, ils portaient à leur bouche des choses immondes. C'était parfois un morceau de souris des champs, les restes d'une cigale ou l'aile fanée d'un papillon.

Quel était ce monde ? Quel cataclysme l'avait donc plongée dans cette atmosphère d'horreur ?

Pourquoi marchaient-ils à quatre pattes, ces êtres humains abêtis, dégénérés ? De petits enfants nus, si sales qu'ils se confondaient presque avec la couleur de la terre sur laquelle ils se traînaient, se disputaient quelque chose. Ils poussaient de petits cris qui évoquaient ceux des bêtes biens connues : ululement de la chouette et cri de la corneille. L'un d'eux, le plus grand et le plus agressif, tirait si fort qu'il arracha la tête d'une malheureuse bestiole, de la taille d'une tortue et couverte de pustules suintantes. Les autres se partagèrent le corps et les pattes avec des gloussements de satisfaction.

À plat ventre devant une motte de terre, les plus petits, qui n'avaient ni dents ni cheveux, tiraient de gros vers blancs de la terre friable et les avalaient tout palpitants.

Le paysage se modifia lentement et devint une ville gigantesque : immeubles de verre, vastes édifices en forme de cubes ou de tours, couronnés de dômes translucides ou piqués de flèches vertigineuses. Mais des morceaux de détritus jonchaient le sol et des milliers de boîtes de conserve s'éparpillaient dans les rues. La pourriture et les immondices étaient partout.

Vanina pensa d'abord qu'elle voyait une cité ravagée par une terrible épidémie et plus ou moins abandonnée par les survivants. Puis elle comprit/sentit/devina qu'une arme nouvelle/inconnue avait été utilisée contre les habitants de cette ville/de ce monde. Une arme monstrueuse dont les effets n'avaient épargné personne, pas même ses créateurs. Une arme géniale et cruelle qui avait transformé la planète en un champ de ruines, jonché d'ordures. Les êtres humains que l'intoxication par orane t13 n'avait pas tués, s'étaient vus retirer l'unique et douteuse supériorité de l'Homme sur la bête : le cerveau surévolué du bipède sapiens. Le cerveau qui s'était desséché comme une plante sans eau !

À ce moment, Vanina eut conscience de recevoir un message. Elle vit devant elle, flottant à hauteur de son buste, un homme vêtu d'une blouse blanche, le crâne ouvert, avec les hémisphères cérébraux à nu. Un chercheur, un savant — un apprenti-sorcier. Peut-être un des responsables de la catastrophe… L'homme semblait étendu sur le vide, les deus bras levés comme s'il avait voulu montrer quelque chose dans le ciel avec ses mains.

« Destruction. » disait-il d'une voix lente et rauque. « Destruction, destruction de l'intelligence humaine. Destruction totale imminente. Destruction destruction destruction de l'intelligence. Je suis Hans Lisine professeur Lisine pro… Destruction message Vanina Lisine préparation h106 à qui mon message Vanina Vanina destruction h106… »

La voix du professeur Lisine faiblissait, devenait murmure presque inaudible, plainte mourante, soupir d'outre-tombe.

« Ils ont voulu me tuer me tuer mais ne sont plus que des bêtes même pas des bêtes moins que des bêtes mais ils ont voulu me tuer parce qu'ils ont peur de moi peur du monstre humain suis le dernier Homme capable de penser de penser dans cette ville/ce monde capable de penser capable de penser de penser de penser mon laboratoire est je vous prie capable de penser aidez-moi aidez-moi intelligence humaine va s'éteindre s'éteindre que fera l'Homme devenu bête pire que les bêtes prouvé pourtant qu'ils ne parviendraient plus à arrêter la dégénérescence des cellules cérébrales cellules cérébrales cellules ils ont voulu être des dieux ou des démons ou je ne sais quoi devenus pires que des animaux pire que des perdu même l'instinct de survie survie suis le professeur Lisine aidez-moi suis le dernier Homme capable de penser h106 laboratoire… »

Vanina écoutait la voix lente, fluctuante, éclatée en milliers d'échos changeants. Elle n'osait plus bouger. Le corps d'Hans Lisine flottait toujours devant elle.

Un éclair de lucidité fusa dans son esprit. Je suis moi Vanina seule seule mon Dieu seule et on a besoin de moi ! Ils m'ont envoyé ce message parce que je suis Vanina et parce que je suis seule. Elle pensa qu'elle aurait donné sa vie pour sauver ceux qui l'avaient appelée du futur ou de n'importe où. Mais l'avaient-ils réellement appelée ? M'ont-ils appelée, moi ? Ou bien est-ce un pur hasard si j'ai intercepté le message destiné à l'autre — et à qui ? Pourquoi moi ? Qui suis-je ? Que puis-je faire pour eux ? Elle avança distraitement sur le sol humide couvert de mousse un peu visqueuse et de feuilles mortes pas encore desséchées. Elle glissa légèrement et se sentit happée par de longs bras de lumière. Une main se posa sur son épaule. Elle découvrit sans trop de surprise qu'elle venait de pénétrer dans la bulle, qu'elle était prisonnière d'une mince coquille transparente, irisée, parfaitement sphérique et suspendue à quelques centimètres au-dessus de la terre. Le paysage était devenu flou. Des ombres claires, bleuissantes, mal dessinées erraient entre les troncs blanchâtres. Les deux mondes se mélangeaient. Un concert de grognements perçait les minces parois de la bulle. La main se fit plus lourde sur l'épaule de Vanina.

« Aidez-nous aidez-nous je vous en prie Vanina aidez-nous Vanina Vanina ! » souffla derrière elle une voix faible et gémissante. Elle fit un mouvement brusque pour se retourner et ses pieds s'enfoncèrent dans le plancher mou de la bulle.

L'homme au crâne ouvert — le professeur Lisine, se souvint-elle — la regardait avec des yeux immenses de supplicié.

« Aidez-nous Vanina aidez-nous Vanina aidez-nous Vanina ! Il y a encore deux flacons de h106 le laboratoire est près près près d'ici je ne allez Vanina les prendre si vous ensuite choisirez deux adolescents pas trop dégénérés garçon une fille ferez avaler un tube chacun de force notre seul espoir vite avant qu'ils détruisent tout bêtes malfaisantes ouvrirez ensuite conserves boîtes de conserve le plus grand nombre possible Vanina Vanina ils ont faim ne savent plus ouvrir une boîte à peine manger aidez-nous h106 n'oubliez pas unique espoir vite avant qu'ils détruisent tout faim aidez-nous Vanina Vanina vous montrer laboratoire suivez-moi ! »

La silhouette ou l'ombre du professeur Lisine flottait comme portée par le vent et Vanina courait derrière elle, à travers les arbres fantomatiques, s'écorchant aux branches dénudées, griffant son visage aux buissons épars. Haletante, dépeignée, la jupe déchirée et le corsage ouvert, la jeune femme déboucha enfin sur une immense clairière où s'alignaient de longs bâtiments plats. Un groupe d'enfants nus, maigres, sales, couverts de plaies atones et de pustules rosâtres, l'entourèrent soudain en s'accrochant à elle de leurs petites mains simiesques aux ongles cassants. Elle les repoussa, les détacha d'elle à coups de poing et de pied. Ils étaient trop faibles pour opposer une véritable résistance. La forme blanche du professeur se tenait verticalement contre la porte d'un labo à cinquante pas de là, esquissant un vague geste d'appel. Vanina se remit à courir. Quand elle atteignit le laboratoire, le professeur Lisine avait disparu mais la porte était ouverte. Elle entra. Il l'attendait à l'intérieur, lui montrait quelque chose dans la pénombre, essayait encore de lui parler :

« Vanina aidez flacons ici h106 dernier espoir antidote trop tard adolescents fille garçon vite trop tard manger… »

Sa silhouette fondait, se défaisait, s'en allait en lambeaux laiteux, pareils à des dentelles de givre.

« Vanina aidez-nous unique espoir h106. »

Vanina perdit conscience un instant. Elle revint à elle étendue sur l'herbe de la clairière, devant la porte du laboratoire. Le professeur Lisine avait disparu. Elle tenait serrés dans sa main droite deux minuscules flacons, deux tubes plutôt, fermés avec un bouchon de matière plastique et remplis d'un liquide brun clair. Elle les glissa dans son corsage qu'elle reboutonna avec soin. Puis elle se mit à genoux en s'aidant de ses bras, se leva péniblement et fit quelques pas en s'éloignant du laboratoire. Les tours, les cubes et les dômes de la ville future lui apparaissaient en surimpression de la forêt vers laquelle elle se dirigeait. Les deux mondes cohabitaient maintenant dans le même espace. Elle appela le professeur Lisine de toutes ses forces mais elle était entourée d'une sorte de vapeur qui étouffait sa voix. Nul ne lui répondit. L'homme au crâne ouvert était parti. Il était mort pour de bon ou n'avait jamais existé. En tout cas, elle n'avait pas une chance sur mille de le revoir. Elle devait accomplir seule la redoutable mission qu'il lui avait confiée. Elle avait les flacons. C'était l'essentiel.

De nouveau, les tristes survivants l'entouraient. Ils étaient pour la plupart vautrés sur le sol, se traînaient à quatre pattes ou erraient le dos rond, genoux pliés, les mains touchant la terre. Les adultes observaient Vanina comme s'ils avaient été effrayés de la voir debout et bien droite en face d'eux. Les jeunes, adolescents ou enfants, semblaient l'ignorer complètement.

Alors, elle se mit à marcher sur ses genoux et ses mains au milieu d'eux. Elle essaya d'imiter leurs cris. De temps en temps, elle s'arrêtait pour s'assurer qu'elle n'avait pas perdu les précieux flacons.

Elle fit plusieurs fois le tour du petit groupe qui comptait une trentaine de membres, dont la moitié de jeunes. Elle osait à peine regarder ces visages mornes, ces yeux ternes, ces lèvres retroussées sur des bouches mollement ouvertes. Elle se trouva soudain en face d'un garçon de seize ou dix-sept ans aux traits fins et aux longs cheveux blonds. Alors que la plupart des autres étaient nus, lui portait encore des lambeaux de vêtements (ce qui semblait être les vestiges d'un pantalon et d'un blouson de toile grise). Et, au lieu de ramper sur la terre au milieu des immondices, il se tenait calmement adossé à un mur. Vanina se releva, s'approcha doucement du garçon. Puis débouchant l'un des flacons, elle fit mine d'en boire le contenu. Elle espérait vaguement qu'il allait l'imiter — comme un petit singe. Mais peut-être l'adolescent avait-il, malgré les apparences, régressé au-dessous du niveau d'un anthropoïde, car il resta perdu dans son hébétement et n'esquissa pas un geste, ne montra pas le moindre signe de compréhension. Vanina se dit : Je vais essayer de l'avoir par ruse. Espérons que cette espèce de sous-humain ne deviendra pas brusquement aussi agressif qu'il est apathique maintenant ! Elle continua d'avancer avec une extrême lenteur. Elle avait ramassé un gland qu'elle tenait dans sa main gauche, tandis qu'elle serrait toujours un tube dans la droite. Mais ce gland provenait de son univers à elle : existait-il pour le triste enfant de l'avenir qui se tenait immobile tout proche et infiniment lointain ? Elle le posa dans la paume entrouverte de l'adolescent. Un réflexe joua. Le garçon porta aussitôt le fruit à sa bouche. Alors, Vanina se jeta contre lui et d'un geste adroit lui fit avaler une bonne moitié du flacon. Le reste se répandit sur son menton, son cou et ses vêtements. Il n'avait même pas réagi. Avec une grimace de bête malade, il lécha les quelques gouttes de liquide qui collaient à ses lèvres et se mit à glousser de contentement.

Vanina attendit. Elle attendit elle ne savait trop quel miracle. h106, l'unique espoir… dérision ! Elle attendit en vain. Il n'y eut pas de miracle. Trop tard, peut-être. Elle pensa aux boîtes de conserve — à quoi bon, maintenant ? L'adolescent restait figé, le dos au mur, les yeux vides, la mâchoire pendante. Avait-elle donc choisi le plus idiot de tous ? Ou bien le jeune garçon était-il aveugle — sourd-muet et aveugle ? Non, Vanina ! comment peux-tu croire que l'antidote, si puissant soit-il, agit instantanément ? Il faudra des heures, des jours, des semaines peut-être. Qu'importe ! Tu as accompli ta mission. Ou du moins la première partie de ta mission. Cherche une fille, maintenant. Une fille ?

Une fille, cette jeune femelle aux seins tombants, aux cuisses ouvertes sur un sexe tumescent ? Non, Vanina, il n'y a aucune chance ! Vanina aurait voulu se mettre à hurler mais elle ne le pouvait plus. Tout espoir mourait en elle. Mission impossible, Vanina ? Je n'ai plus la force de m'intéresser à ces demi-singes. Et puis ça n'a pas de sens. Ce n'est qu'un cauchemar. Je n'appartiens pas à cet univers. Je veux sortir de la bulle. Qu'ils crèvent !

Les monstres puants l'entouraient maintenant de toutes parts. Ils grognaient, tâtonnaient, essayant de la saisir. Elle ne parvenait plus à se dégager. Ils étaient trop nombreux. Ils formaient une masse compacte autour d'elle. Elle gémit de dégoût et d'horreur. Elle prit le dernier tube et le jeta au loin. J'en ai assez. Je n'y crois pas. Je veux sortir d'ici !

Alors, obéissant à son appel, s'ouvrirent de nouveau les cercles concentriques pareils à ceux que formaient les cailloux blancs jetés dans l'huile limpide. Et les cercles traversèrent la bulle, longtemps, longtemps. Et la bulle, enfin, éclata.

Vanina se retrouva allongée dans la clairière, sur une couche de feuilles brunes. Elle sentit sur elle, aussitôt, la légère tiédeur un peu acide du soleil couchant.

Elle se dressa sur les coudes, leva les yeux et vit avec stupeur un jeune garçon au visage fin et aux longs cheveux blonds qui la regardait en souriant, adossé à un arbre. Elle tira sa jupe sur ses cuisses nues. Elle pensa : Mon Dieu, c'est un enfant ! Il était vêtu d'un pantalon et d'un blouson de toile claire. Il était très jeune et très beau. Il avait une paille entre les lèvres et un petit flacon à la main. Il s'approcha de Vanina et souffla vers elle une petite bulle brillante qui monta, monta vers le ciel, jetant des éclairs de toutes les couleurs : rose, bleu, vert, violet, or… Une simple petite bulle de savon.

Le professeur Lisine avait eu le crâne ouvert par l'explosion du labo 8, au centre de recherches H.K.H. de Donnaueschinngen, dans la Forêt Noire, celui-là même où orane t13 avait été préparé pour la première fois. Sabotage ? Incendie criminel ? Ces mots n'avaient plus de sens pour les survivants abêtis de la guerre ultime. Peut-être Hans Lisine avait-il voulu en finir, maintenant que tout espoir était perdu. Il ne se rappelait plus. Il avait absorbé juste à temps le premier tube d'antidote. À qui donner les deux autres ? Et comment ? Une horde misérable encerclait le labo. Les barrières électriques protégeaient Hans Lisine — mais pour combien de temps ? Le groupe électrogène était à bout de carburant… Le professeur n'était pas mort. Pas encore tout à fait mort. Son agonie se prolongeait encore quelques secondes — ou bien l'éternité. La drogue (un dérivé du mebsital Nerek) qu'il s'était injectée dans la veine du coude cheminait dans son sang et allait atteindre son cerveau.

Alors, peut-être pourrait-il lancer un message vers le passé, avertir les Hommes du danger qui les menaçait. Détruisez orane t13 avant qu'il ne soit trop tard. Aidez-moi ! Tuez-moi avant que je n'aie inventé cette horreur !

Et la bulle éclata. La petite bulle multicolore qui était l'âme du professeur Hans Lisine, vainqueur de la guerre ultime.

Première publication

"… Et la bulle éclata"
››› Argon 2, mai 1975
Avec Katia Alexandre