Gérard Klein & Jacques van Herp : Sur l'autre face du monde
quatre romans scientifiques de Sciences et voyages (1928-1935), 1973
C'est à peine si j'ose encore augmenter d'une préface un appareil critique que l'érudition de Jacques van Herp et de Pierre Versins a déjà su rendre imposant. Mais le caractère de cette réédition, qui demeurera sans doute unique dans cette collection,(1) appelle quelques commentaires.
Aucune des quatre œuvres réunies ici, sauf peut-être Sur l'autre face du monde (1935)(2) signée A. Valérie, ne mérite le qualificatif de chef-d'œuvre, même si toutes se laissent lire avec plaisir pourvu qu'on y mette un peu d'humour, qu'elles appellent, au reste, avec plus de subtilité qu'on pourrait croire. Elles ont pris des rides qu'il serait absurde de farder. Mais comme l'on tire de l'oubli des objets curieux, en leur concédant le prix de leur naïveté, réelle ou présumée, on peut aussi bien réveiller des romans lorsque leur action trépidante garantit qu'au fond de leurs rides ne se cache aucune poussière. Datés peut-être, ennuyeux, certes non.
Ce souci esthétisant resterait mince s'il ne s'accompagnait du souhait plus sérieux de proposer aux amateurs de Science-Fiction et aussi à ceux, de plus en plus nombreux, qui l'étudient doctement, le témoignage d'un moment français du genre. Moment assez proche encore des origines, époque aussi où le formidable développement de la littérature américaine n'avait pas encore donné à la Science-Fiction une couleur tombée d'outre-Atlantique.
Toutes ces œuvres ont paru dans Sciences et voyages entre 1928 et 1935. En 1928, Amazing stories n'existe que depuis deux ans ; Astounding science fiction n'apparaîtra que dans deux ans. Sciences et voyages, pour sa part, paraît depuis 1919 et, dès son premier numéro, publie, en complément de ses articles de “vulgarisation”, des romans d'aventures scientifiques. Romans populaires, sans doute, mais qui supportent plus qu'avantageusement la comparaison, comme le souligne Van Herp, avec leurs contemporains américains. De bien meilleure facture littéraire, ils proposent à la sagacité du lecteur des énigmes et des conjectures à la fois mieux informées, plus fines et plus fouillées. Un écrivain notable, peut-être même grand, J.-H. Rosny aîné, réédite dans Sciences et voyages, en 1930, un chef-d'œuvre indiscutable, publié pour la première fois en 1910, la Mort de la Terre. En 1928, on ne se doute pas encore que c'est surtout en Amérique que la Science-Fiction connaîtra un fabuleux essor, qu'elle recevra son nom de baptême et qu'elle finira par devenir, au sens plein du terme, une littérature, et une littérature autonome. En 1928, le futur se conjugue encore en français et nombre de romanciers paraissent encore faire bon ménage avec la science. Ce n'est qu'un peu plus tard qu'un divorce s'établira qui, malgré des exceptions brillantes, se perpétuera pendant plus de vingt ans. En 1928 enfin, le roman populaire, quoique n'atteignant plus en France les sommets du siècle précédent (Alexandre Dumas, Paul Féval et, pourquoi pas ? Victor Hugo), conserve une vigueur qui laisse peu présager son état présent de délabrement. De Maurice Leblanc ou de Gaston Leroux à tel succès actuel de l'espionnage, il y a tout l'abîme d'une vraie décadence.
Pourtant, ces quatre textes sont déjà porteurs d'un perceptible malaise qui mérite l'analyse, et en cela ils sont représentatifs de la cohorte d'œuvres inégales qui les entoure. Mieux écrits et plus subtils que leurs homologues américains, il leur manque le triomphal optimisme, l'appétit de conquête des mondes et de l'avenir qu'affirment ces derniers. Sur les quatre œuvres réunies ici, trois se déroulent dans le présent, et la proportion réelle des anticipations, parmi les vingt-six romans et les onze nouvelles de Science-Fiction publiés par Sciences et voyages, est encore plus faible. Tout se passe comme si l'auteur français répugnait alors à loger dans le futur la merveille scientifique, comme si, pour lui, il y avait peu d'avenir.
Et cette impression, encore superficielle, se confirme quand on examine d'un peu près ces rares anticipations. Toutes, elles annoncent la mort de l'Homme, ou la fin de la civilisation. La Mort de la Terre fait preuve dans son titre d'une audacieuse métonymie puisqu'elle ne peint que la fin de l'Humanité, et avec elle des règnes animal et végétal. La Fin d'Illa (1925) de José Moselli, sorte d'anticipation logée par un artifice littéraire dans un lointain passé, décrit la destruction d'une civilisation par une guerre et préfigure presque exactement encore que sans doute fortuitement Et la planète sauta… (1946) de B.R. Bruss. Sur l'autre face du monde, qu'on lira ici, annonce aussi, quoique de façon moins décisive et moins brutale, la disparition d'une civilisation technicienne qui se survit à force d'artifices. À quoi bon multiplier les exemples ?
À chaque fois, l'espoir qui demeure, en ces avenirs du déclin, est bien ténu. Dans la Mort de la Terre, il repose sur l'héritage de la Terre par le règne minéral, sous une forme de vie irrémédiablement étrangère à l'esprit humain. Dans la Fin d'Illa, sur l'existence de notre propre civilisation qui rééditera sans doute le cataclysme. Dans Sur l'autre face du monde, il se réfugie en une promesse fragile, celle d'une tribu vigoureuse parce que retournée à la nature.
La merveille scientifique logée dans le présent n'est pas moins inquiétante en ce qu'elle interdit à l'avenir d'advenir, qu'elle revête la forme du cataclysme planétaire inopiné ou celle de l'invention diabolique. Les Chasseurs d'Hommes (1929) de René Thévenin, qui illustre un thème assez peu traité en France, celui du mutant, de l'être qui viendra après l'Homme, présente cet être supérieur comme un monstre et le voue à la destruction. Ce n'est pas la morale, mais c'est aussi l'issue retenue par cet autre Européen, Olaf Stapledon, dans son Rien qu'un surhomme (1935), traduit en 1952, et un peu plus tard en France, de nouveau par B.R. Bruss dans son Apparition des surhommes (1953). La chute de la Lune sur la Terre dans le roman de Jean Quatremarre … Alors la Terre s'arrêta… (1934) ne laisse presque rien subsister de la civilisation, tout comme dans le Manuscrit Hopkins (1939) de l'Anglais R.C. Sherriff. La machine à fabriquer des univers relativistes, décrite par Raoul Brémond dans Par-delà l'univers (1931), entraîne ses occupants d'abord en dehors de notre continuum, puis dans la mort, sauf un : il faut bien un narrateur. La Cité de l'or et de la lèpre (1928) de Guy d'Armen est une épopée baroque, avec descente aux enfers, de la science dévoyée par un savant criminel qui emporte ses secrets dans la tombe.
Cette crainte de l'avenir a un sens bien clair. Tous ces écrivains sentent sur la voie de sa perte prochaine une société libérale aux valeurs de laquelle ils demeurent attachés. La guerre a passé, la crise menace, mais le malaise est plus profond. Un monde naît, celui des grandes organisations, des monstres froids, des dictatures aussi, où l'idéal humaniste du bourgeois n'a plus de place ni même de sens. L'exaltation de l'absurde qui viendra plus tard, et qui n'a pas — peut-être — d'autres racines, est là, déjà, en germe.
On voit poindre ici toute une idéologie qui est bien celle d'une certaine société française, sinon européenne, du moment, et qui repose d'une part sur la croyance en la fin d'un monde, le monde libéral bourgeois, la “Belle Époque”, confondue avec la fin de toute “vraie” civilisation, et d'autre part sur la conviction d'une contradiction, d'un divorce entre science et culture, divorce qu'illustrent paradoxalement les “romanciers scientifiques” de l'époque. Le titre d'un autre roman paru dans Sciences et voyages l'exprime parfaitement : la Science folle (1934) de Georges Delhoste ; ou autrement dit, la dénonciation de la folie de la science, par opposition à une sagesse largement hypothétique et qui, elle, n'est guère questionnée.
Peut-être convient-il de s'arrêter un moment sur cette idéologie telle qu'elle apparaît au niveau encore superficiel des thèmes. S'agit-il d'une simple réaction au traumatisme infligé par la Grande Guerre encore fraîche, ou d'une désillusion succédant presque mécaniquement au “scientisme” du siècle précédent ? Mais tout démontre qu'il n'y a pas eu de rupture. Dans l'œuvre de Jules Verne qui, après tout, vécut en un siècle de relative paix européenne rompue seulement par une guerre qui n'eut rien de scientifique, un des modes dominants de dénouement du récit est déjà, comme je l'ai montré ailleurs,(3) la destruction de la merveille scientifique, la négation de l'avenir au nom de son incohérence d'avec le présent dont sa persistance menacerait la permanence. Ne s'agit-il alors chez ses successeurs que d'un simple procédé littéraire récupéré parce qu'il a été utilisé avec succès par le grand ancêtre ? Voire. Et pourquoi ce succès persistant ?
C'est, jusque vers 1950 au moins, presque toute — j'admets le presque au bénéfice de mon ignorance — la littérature française d'anticipation, d'aventures scientifiques, d'imagination scientifique, qui s'établit, déjà au simple niveau des thèmes, contre la science, sous couvert d'avertir contre ses conséquences les plus détestables. Dans son fond, elle est réactionnaire, avec une belle unanimité autant qu'une apparente ingénuité. Et il serait bien difficile de prétendre que cette réaction-là n'en recouvre pas une autre, sociale. Il arrive d'ailleurs qu'elle s'exprime sans fard, comme dans les Condamnés à mort (1920) de Claude Farrère, ou les Hommes frénétiques (1925) d'Ernest Pérochon. Le vœu, si caractéristiquement universitaire,(4) d'une science sans conséquences renvoie à l'idéal d'une société sans conflits ni contestations, et réduit la pratique à un discours, ici philosophique, là politique.
Or, pour notre éclairement et, dans une certaine mesure seulement, pour leur confusion, les “romanciers scientifiques” ne parviennent pas à se satisfaire d'une science ou d'une technique sans conséquences : le fonctionnement même d'un récit le leur interdit. Aussi sont-ils souvent contraints d'évacuer in fine, au mépris de la réalité historique, la merveille scientifique ou la civilisation, et d'escamoter ainsi les conséquences pratiques de la science sur la civilisation, en révélant par là même, sans du reste en avoir d'ordinaire conscience, la contradiction qui se trouve à l'origine de leur démarche. Leur roman est certes lui aussi un discours, mais au lieu d'être rassurant, ce discours contient au moins les éléments d'un problème.
En ce sens, ils sont plus significatifs et plus instructifs que leurs collègues de la littérature générale qui ont extirpé, pour la plupart, le mal à la racine, si l'on peut dire, en passant simplement sous silence ce que l'esprit humain a édifié de plus consistant et de plus prodigieux au cours des quelques derniers siècles : la connaissance scientifique positive réfléchissant sur ses propres conditions d'existence. L'attention insistante portée à de prétendues passions humaines n'aurait-elle pas, aussi, et longtemps, servi à masquer d'un voile d'ignorance, ou mieux, d'indifférence, ce que peut l'intelligence humaine ? Et au-delà, en posant la pérennité d'une certaine conception de l'Homme, à interdire l'invention d'autres relations entre les Hommes et jusqu'à l'idée d'une certaine relativité des sociétés, tant économique que sociale ?(5)
Si l'on me permet ici une incidente polémique, n'est-on pas en droit de se demander si l'ostracisme généralement pratiqué en France(6) jusqu'à ces dernières années à l'endroit des œuvres d'imagination scientifique ne s'explique bien que par leur qualité littéraire inférieure ? Je veux bien qu'on n'y dénombre que peu de livres éternels, mais à qui fera-t-on croire que la masse des romans “psychologiques” publiés depuis un siècle, et salués en leurs temps avec un respect qui épouvante, présente plus d'intérêt ou même a aussi bien survécu ? Que l'on relise, au hasard, un feuilleton critique d'il y a vingt ans, ou même cinq, et l'on y pêchera avec difficulté un titre ou un nom qui ait surnagé, bien que le critique ait distribué libéralement la pérennité ou du moins l'estime. Le même aura écarté avec dédain, sarcasme ou amusement, telle “fantaisie scientifique” quand il ne l'aura pas exécutée sur la seule dénonciation de son appartenance. S'est-il toujours bien agi de “qualité littéraire”, ou bien d'un refus témoignant involontairement d'un malaise plus profond de la société ? Et si, en retour, peu de grands talents se sont portés vers la Science-Fiction, la raison en tient-elle à une infériorité congénitale du genre ou bien à un évitement systématique lié à sa portée sociale implicite ? Au désir secret ou inconscient, chez certains, de ne pas découvrir la contradiction qu'ils portent en eux quant à l'avenir de leur société ?
Certes, il existe une difficulté. Le refus, ou l'impossibilité, de résoudre une contradiction porte sans doute le germe de l'échec artistique. J'ai dit que le roman d'imagination scientifique français était bien un discours, c'est-à-dire un moyen de ne pas traiter de la réalité, mais que ce discours contenait les éléments d'un problème, d'un conflit que, dans la situation sociale où ils se trouvaient, les auteurs, pour la plupart, ne savaient pas résoudre.(7) Au regard de l'esthétique littéraire, cet échec qui se traduit le plus souvent par une issue catastrophique du récit, est une tare. La fonction d'une œuvre d'art pourrait être, en effet, de résoudre dans la forme un problème non seulement insoluble dans la réalité, mais dont même la formulation claire n'est pas possible ; la tension induite par le conflit est déchargée sur un mode affectif et se sublime (éventuellement) en admiration chez le lecteur ou le spectateur.
Dans le roman populaire français traditionnel de Science-Fiction, rien de tel ne peut se produire puisque l'auteur se montre incapable de résoudre, même formellement, le problème posé par l'intrusion de la merveille scientifique, et retient une solution esthétiquement peu satisfaisante, celle de la disparition inopinée. Nous savons tous depuis le lycée que dans la tragédie classique, les germes de la destruction sont posés dès la première scène et que le progrès de l'action ne fait qu'enregistrer l'inéluctabilité de la marche des héros vers leur destin, et que ce sont là les conditions mêmes de sa beauté. Mais pour nos auteurs, la solution tragique n'est pas recevable puisque l'intérêt de leur récit tient à la découverte progressive des caractéristiques de la merveille scientifique ou de la situation qu'elle crée, à des rebondissements qui ne doivent pas être prévisibles à partir de la scène initiale, même si, dans le meilleur des cas, ils en découlent logiquement. Par ailleurs, la fatalité que représente la merveille scientifique est par définition extérieure à l'Homme, même si elle est née de ses œuvres. Elle tire son efficacité de l'objectivité du cosmos. La solution dramatique traditionnelle n'est guère utilisable non plus puisqu'elle réclame, pour dénouer une situation inextricable, l'intervention d'un pouvoir supérieur, celui du roi ou de Dieu, qui peut changer les règles et les change effectivement. Mais pour nos auteurs un tel pouvoir est inconcevable, ou ne ferait que reculer le problème. Ou encore, ne peut prendre que la forme triviale d'un accident ou de l'intervention d'une force armée chargée de réduire le repaire du savant diabolique. Si un pouvoir consistant et doté de la même originalité que la merveille scientifique était capable d'ordonner ses effets, alors le problème serait résolu. Mais le monde serait changé.
Le problème est presque résolu dans un roman de Rosny aîné, la Force mystérieuse (1913), où un génie scientifique parvient à juguler certains effets d'une invasion venue de l'espace. Mais il est frappant de constater d'une part que le problème finira par se résoudre de lui-même, la Terre s'écartant de la zone d'intersection avec la dimension des envahisseurs, et d'autre part que l'invasion coïncide avec, ou plutôt déclenche, une crise sociale, un soulèvement populaire, un “Grand Soir” décrit comme une folie collective, et que tout, en même temps, rentrera dans l'ordre, au sens strict du terme. Rosny, soucieux de la virginité politique du savant, n'a pas osé en faire l'artisan de la répression. Par suite, il s'est écarté de la forme dramatique. Comme il écrit : « Concluons par une parole consolante : il est tout à fait improbable qu'un tel accident se reproduise, du moins avant des milliards de millénaires »
…
Admirable confiance, exprimée vers 1913, en la pérennité des structures organisées.
Enfin, la forme picaresque n'est pas adaptable non plus ici, alors qu'elle a tant servi aux écrivains américains, parce qu'elle conclut, au terme d'aventures formatrices, sur une réconciliation du héros avec lui-même et avec son univers.
Il n'est donc pas inexact, relativement à des canons esthétiques, à une époque définie et à des œuvres dénommées, de dire qu'elles manquent de qualité littéraire. Mais l'insolubilité même esthétique du problème tient à l'état de la société dans laquelle baigne l'auteur. C'est parce que dans son discours il introduit un facteur de changement dans une société dont le groupe social auquel il appartient — et qui le lit — refuse le changement, qu'il est obligé, in fine, d'effacer ce facteur de changement ou d'admettre la disparition de son groupe social qu'il confond avec l'Humanité. Plus il est logique avec lui-même et plus il est honnête avec son lecteur, plus la contradiction apparaît insurmontable. Dans une société qui a fait au contraire du changement une valeur, le conflit peut être résolu, au moins esthétiquement, voire intellectuellement. Et voilà pourquoi la Science-Fiction américaine est aujourd'hui sans conteste la plus remarquable du monde, y compris d'un point de vue littéraire. Optimiste ou pessimiste, elle atteint au tragique ou au dramatique parce qu'elle intègre au récit toutes les ressources du changement et qu'elle n'éprouve le besoin, ni d'annuler la merveille scientifique, ni de poser un terme à l'Histoire.
On m'objectera peut-être que c'est consacrer beaucoup d'encre à quelques romans que d'aucuns qualifieront de méchants et que je ne me suis pas acharné à défendre. Mais les cauchemars des sociétés ne sont pas plus insignifiants que les rêves des individus, pour qui tente de les comprendre.
Et le fait n'est pas insignifiant que presque toute la littérature française de Science-Fiction, jusqu'au milieu des années 50 au moins, au moment où elle subit la greffe revivifiante de la tradition anglo-saxonne, sue la peur de la science et que cette peur est d'autant plus franche, plus manifeste, que la qualité de l'auteur est plus évidente. Alors la forme, qui demeure pauvrement dramatique dans le roman populaire, rejoint le tragique et le plus souvent le tragique individuel. Dès les premières pages, les jeux sont faits, même si les formes du destin restent à découvrir. Dans ses meilleures œuvres, dans les essais vite abandonnés des meilleurs écrivains qui se sont fait ailleurs une célébrité, comme André Maurois ou Jules Romains, la Science-Fiction française conte le cheminement fatal du héros (un Homme, plus rarement une société) vers la mort ou le recommencement, et la fatalité de ce héros, c'est la connaissance, c'est la science.
Il en est ainsi dans l'œuvre de Maurice Renard, discutable romancier mais remarquable nouvelliste, dans le roman d'Ernest Pérochon les Hommes frénétiques, dans l'œuvre de Théo Varlet dont la Grande panne (1930) préfigure Ravage (1943) de René Barjavel, dans le Peseur d'âmes (1931) et la Machine à lire les pensées (1937) d'André Maurois que le péril scientifique entrevu conduit plus à se détourner avec légèreté des possibilités de la science qu'à s'en angoisser vraiment, dans toute l'œuvre de Jacques Spitz, qui balance entre la dérision et la terreur, et qui jongle avec les cataclysmes sans parvenir à en prendre véritablement d'autres au sérieux que le sien propre, celui de sa mort, dans l'Œil du purgatoire (1945) ; dans les deux romans trop peu connus de Régis Messac, Quinzinzinzili (1935) et la Cité des asphyxiés (1937), parus peu avant la guerre ; dans tous les romans d'anticipation de René Barjavel, sans exception, qui mériteraient ici une analyse détaillée tant ils paraissent exprimer la quintessence de la dominante du genre, en France. Ce que ces œuvres ont en commun et qui les distingue en général de la plupart des romans populaires dont j'ai parlé plus haut, c'est le refus du dénouement commode par la suppression de la merveille scientifique, et, par suite, le caractère irrémédiable de l'échec de l'homme face à la science, avec, quelquefois, la facile solution de la démission dans le bonheur quotidien, individuel. On dirait, à lire des œuvres de ce type, que la femme n'existe que pour consoler le héros de l'état de l'univers et du progrès menaçant.
C'est aussi le fait que le héros — qui tient souvent la plume — n'est qu'un témoin, l'enregistreur d'une catastrophe qui le dépasse, d'un processus sur lequel il n'a pas de prise, rarement un savant lui-même, mais parfois — et presque par hasard —, comme dans le Voyageur imprudent (1943) de Barjavel, l'assistant d'un savant. Ce hasard et cette fonction d'intercesseur confiée au héros-narrateur me paraissent avoir un sens profond comme on le verra plus loin.
À mesure que les années passent, il semble que le pessimisme s'approfondisse, et que ne s'offre plus au héros, c'est-à-dire à l'auteur, à quoi a fini par se réduire l'Humanité, que la perspective de la dilution dans un univers mort. C'est la conclusion de l'Œil du purgatoire (1945) de Jacques Spitz aussi bien que celle de la Chute dans le néant (1947) de Marc Wersinger, parus tous deux juste après la Deuxième Guerre mondiale.
Destruction, démission, dilution renvoient clairement à la prise de conscience de la disparition d'un système de valeurs consacrées dans la relativité exprimée et affirmée par la science, mais aussi à l'effacement de l'individu dans une société qu'on peut qualifier d'organisation ou de monopoles, et qui atteint, tardivement, la France. Aussi la situation de ces auteurs est-elle, mutatis mutandis, à rapprocher de celle de H.P. Lovecraft aux États-Unis, dont l'œuvre, à mi-chemin entre le Fantastique traditionnel et la Science-Fiction, paraît directement liée, comme je l'ai montré ailleurs,(8) à l'écrasement d'une classe sociale, aux États-Unis, la petite bourgeoisie libérale, par une économie de monopoles.
La Science-Fiction française de l'entre-deux-guerres, et jusqu'aux années 50, dans son expression littéraire la plus élaborée, tend à la construction de mythes répétitifs comme ceux de Lovecraft, et tourne le dos à l'expérimentation frénétique qui se donne librement cours outre-Atlantique. Mythes qui réduisent l'Homme à d'infinitésimales proportions sous le prétexte de l'élargissement et de la relativisation de l'univers par la science, mais qui signifient aussi, métaphoriquement, l'amenuisement de l'autonomie de l'individu, voire la disparition de toute possibilité pour lui de contrôler le cours de sa propre histoire. Mythes de la fin et de la fermeture, comme il a existé des mythes des origines.
Cette mythification a pour fonction d'étendre aux dimensions de l'univers, donc de rendre poétique, la difficulté d'être d'un groupe social, et pour effet le rétrécissement du nombre des thèmes, rétrécissement qui contraste avec le foisonnement imaginatif des écrivains plus populaires, moins soucieux de qualité. Ce n'est pas vraiment par défaut d'imagination, et encore moins à la suite de vils plagiats, que des romans se succèdent qui reproduisent un nombre limité de situations : comme on l'a déjà noté, Et la planète sauta… répète le thème de la Fin d'Illa ; Ravage de Barjavel celui de la Grande panne de Théo Varlet ; le Diable l'emporte (1948) de Barjavel encore, les Hommes frénétiques d'Ernest Pérochon. Mythes parfois renouvelés de l'Antiquité(9) ou déjà anciens comme celui de l'apprenti-sorcier, ou celui du cataclysme lié ou non à la dernière des guerres, la prochaine, et présenté ou non comme régénérateur, selon une idéologie qui annonce ou simplement répète celle de Vichy après la défaite de 1940. Ce n'est pas non plus, comme semble le penser Roger Caillois, que l'imagination humaine se trouve enfermée dans la répétition et la combinaison d'un nombre limité d'éléments archétypaux : le lecteur le moins attentif de la Science-Fiction anglo-saxonne, toujours en mouvement, ne saurait s'en laisser convaincre.
C'est plutôt que le mythe appelle la répétition, d'abord parce que son renfermement autour d'un noyau inexplicable, imprégné de mystère, sacré, inexplicitable, lui confère la possibilité de la perfection formelle, ensuite parce que cette répétition est en elle-même un remède à l'angoisse, une certitude fournie à l'auteur de ne point errer, de s'inscrire dans une tradition établie, même et surtout si cette tradition est catastrophique. Mais par sa force même, sa fausse évidence, le mythe empêche d'aller voir ailleurs, de s'interroger sur les conditions de son apparition et sur son sens, et l'abus de son usage conduit au stéréotype, c'est-à-dire au dépérissement de toute littérature.
Le grand ressourcement de la littérature française de Science-fiction au cours des années 50, provoqué par l'intrusion massive du courant anglo-saxon, jusque-là presque inconnu ici, a-t-il suffi à rompre cette longue chaîne de méfiance envers la science, de pessimisme ? Soucieux de me restreindre et de ne pas augmenter le nombre de mes ennemis, je me garderai de franchir ici cette barrière temporelle. Mai je dirai qu'on peut simultanément en douter et l'espérer. Parmi les œuvres de grande qualité, je ne vois guère que celles de Robert Merle qui, anticipations du proche avenir, aient rompu avec la mythification et la haine irraisonnée de la science. Non qu'il soit à proprement parler optimiste, mais parce que sans esquiver le problème des conséquences de la science, il l'a replacée dans un autre contexte, plus vaste, celui de l'histoire humaine. « L'Homme n'est pas bon. »
dit Bi, le dauphin femelle d'un Animal doué de raison (1967), et non pas : la science n'est pas bonne pour l'Homme, et c'est toute la différence. De même, dans Malevil (1972), histoire d'après la guerre atomique, c'en est fini du thème pseudo-wagnérien de l'embrasement des empires et de celui, qui le redouble, de la régénération de l'espèce ou de la culture par le retour forcé à un état Mythologique de nature sur une planète purifiée : des Hommes continuent l'Histoire, tant bien que mal, et leur difficulté, c'est d'admettre la rupture.
Des écrivains plus jeunes et plus spécialisés, comme Daniel Walther et Jean-Pierre Andrevon, me paraissent tomber dans le piège de l'évitement de la science, soit comme le premier par le biais de l'esthétisme qui conduit à privilégier l'étrange au détriment de la logique, soit comme le second par la conscience exacerbée de ses utilisations redoutables. Il ne serait pas trop difficile de les situer dans le prolongement de la lignée que j'ai essayé de décrire. Je ne céderai pas à la tentation d'un exercice aussi artificiel. Mais un point ne fait pas de doute : depuis le milieu des années 50, la Science-Fiction a cessé en France d'être presque exclusivement réactionnaire. Elle aurait même plutôt viré de bord. Elle s'est largement ouverte à l'avenir, même si elle le perçoit souvent d'un œil critique. On n'écrit plus guère, en France aujourd'hui, que des anticipations, et les cataclysmes n'y font plus figure, d'ordinaire, que d'épisodes.
Si nous revenons à la littérature française de Science-Fiction des origines au milieu du siècle, populaire ou raffinée, nous nous retrouvons en face de deux questions demeurées sans réponse.
D'abord, pourquoi cette littérature manifeste-t-elle une telle vigueur et une telle continuité, surtout entre les deux guerres, si, comme je pense l'avoir montré, son sens manifeste est la peur de la science et la crainte du changement ? Pourquoi répéter le même propos sous tant de variantes ? Pourquoi recéder sans cesse à la même fascination des possibilités de la science et de la technique, pour aboutir toujours à la même conclusion ? On pourrait s'attendre au contraire à ce qu'une telle charge de crainte, sinon de haine, entraîne le silence, s'exprime à la rigueur dans des essais, et à ce qu'on laisse science et technique à ceux dont c'est le métier. Or il n'en est rien : jusque vers 1935, des revues comme Sciences et voyages et des collections font recette, ont un public peut-être plus étendu que la Science-Fiction n'en a retrouvé aujourd'hui en France.
La deuxième question concerne surtout, mais non exclusivement, les œuvres les plus raffinées et les plus récentes, relativement, comme celles de Jacques Spitz et de René Barjavel. Si elles disent bien, en réalité, l'anéantissement de l'intellectuel, de l'individu appartenant à la bourgeoisie libérale, face à la montée d'une société de masse, d'encadrement et d'organisation, pourquoi faire la part si belle à l'horreur et en même temps à la fascination de la science et de la technique. S'agit-il de leur faire porter la responsabilité entière de ce processus ? Il semble bien que non puisque, tant chez Spitz que chez Barjavel, les catastrophes sont le plus souvent d'origine inconnue, d'apparition aléatoire, sans rapport immédiat avec la science terrestre qui les enregistre plutôt qu'elle ne les déclenche. Pour faire ressortir l'absurdité de la condition de l'individu dans la société contemporaine, ni Kafka, ni Beckett, ni Ionesco, ni le Sartre de la Nausée, ni le Camus de la Peste ou de la Chute, ni même le Céline du Voyage au bout de la nuit n'ont eu besoin d'un attirail pseudo- ou para-scientifique. Toute question de qualité mise à part, Spitz et Barjavel disent donc aussi autre chose que ceux-là.
Les deux questions ont ceci de commun que, dans toutes ces œuvres, la merveille scientifique demeure, et qu'elle demeure en tant que merveille, et ce faisant, elle pose un problème. S'il ne s'agissait que de dénoncer les effets de la science, l'émerveillement serait superflu et l'horreur de rigueur. On a un peu l'impression que nos écrivains sont dans la situation de Goya devant les horreurs de la guerre : c'est beau parce que c'est horrible, c'est sublime parce que c'est insupportable. Spitz et Barjavel disent tous les deux de façon différente dans l'Œil du purgatoire et dans le Voyageur imprudent que voir l'avenir, c'est d'une manière ou d'une autre intolérable. Mais ils ne peuvent pas s'empêcher d'aller y regarder.
De façon plus générale, ce qui frappe dans toutes les œuvres citées ici et dans bien d'autres, c'est la coexistence de la présence de la science, à défaut de son exaltation, de la fascination qu'elle paraît exercer sur l'écrivain, et de la description de ses effets catastrophiques, en particulier sur la culture. Car si la science ne porte ni ne produit de valeurs assimilables par l'écrivain et avant lui par la société qu'il habite, pourquoi donc en faire le thème central de toutes ces histoires, et pourquoi, à l'imitation de la majeure partie des écrivains — et de ceux en particulier qui sont le mieux considérés —, ne pas la rejeter sans autre procès dans les ténèbres extérieures et consacrer le tabou par le silence ?
Car c'est bien d'un tabou qu'il s'agit et on peut difficilement résister à la tentation de citer ici quelques lignes du Totem et tabou de Freud :
« En soumettant la situation que nous venons de décrire à l'analyse, comme s'il s'agissait du tableau symptomatique d'une névrose, nous arrêterons d'abord notre attention sur l'abondance des préoccupations de crainte que nous trouvons au fond du cérémonial tabou. Un pareil excès est un phénomène courant dans la névrose, surtout dans la névrose obsessionnelle, qui s'impose la première à notre comparaison. Nous connaissons et comprenons son origine. Cet excès se produit toutes les fois qu'il existe, à côté de la tendresse prédominante, un sentiment d'hostilité inconscient, par conséquent toutes les fois que se trouve réalisé le cas typique de la sensibilité ambivalente. L'hostilité est alors étouffée par une exagération démesurée de la tendresse qui se manifeste sous la forme d'une angoisse et devient obsédante, sans quoi elle serait impuissante à s'acquitter de sa tâche, consistant à maintenir refoulé le sentiment opposé. »
Si nous remplaçons le terme de tendresse prédominante par celui d'intérêt démesuré — démesuré puisqu'il conduit l'auteur à négliger le présent et la vie quotidienne au profit de l'avenir et de la merveille scientifique —, il nous reste à montrer par quoi l'hostilité est inconsciente, pour compléter l'analogie. Car après tout ce qu'on a dit, l'hostilité paraît trop manifeste pour être reconnue en même temps comme inconsciente.
Mais il est frappant que dans presque toutes les œuvres citées — et dans bien d'autres —, le désastre ne soit pas entraîné de manière directe par la science, ni même par ses conséquences, mais qu'il survienne de façon tout à fait illogique, du fait de la présence de la science, qu'il accompagne en quelque sorte la science par un processus inéluctable mais cependant irrationnel, et qui demeure souvent entièrement inexplicité.
Par exemple, dans Ravage de Barjavel, le désastre résulte de la disparition inopinée de l'électricité qui meut toute une civilisation du proche avenir. Aucune hypothèse n'est fournie qui vienne étayer cette improbable altération des lois de la nature. Survenue au Moyen-Âge, elle n'aurait produit aucun effet décelable ni eu aucune conséquence sociale. C'est bien la présence de la science, dont Barjavel décrit dans toute la première partie avec délices les possibilités, qui donne à cette invraisemblable disparition les dimensions d'une calamité. Et c'est bien une civilisation de type néolithique que vont se reconstruire les survivants en se contraignant explicitement à respecter un tabou sans appel à l'endroit de la science : l'inventeur — ou plutôt le réinventeur — d'une machine à vapeur primitive sera mis à mort et son œuvre détruite. Les relations entre les Hommes ne doivent plus pouvoir être médiatisées par des machines.
À bien y regarder, en pénétrant dans le récit, le même trait apparaît dans un grand nombre d'œuvres françaises. Dans la Mort de la Terre, les Hommes disparaissent en tant qu'espèce, du fait de la raréfaction de l'eau, mais aussi d'une sorte de fatalité interne qui les livre au désespoir, au moment où ils ont atteint les plus hauts sommets de la connaissance scientifique. Dans Sur l'autre face du monde, il est frappant que les “civilisés”, lisez les scientifiques, se trouvent cantonnés dans des territoires désertiques et qu'ils soient menacés d'écrasement par les glaciers, tandis que les “sauvages”, les préscientifiques, bénéficient de conditions idylliques. On ne saurait se borner à dire que l'inversion de ces conditions eût annulé la possibilité même du roman en rendant inconcevables et la survie des sauvages et l'effort de sortie des civilisés. Car ce sont bien les conditions d'existence de l'œuvre qui nous intéressent, sa logique interne ou plutôt ses lacunes révélatrices. De même encore, les cataclysmes qui abondent dans l'œuvre de Spitz présentent toujours ce même aspect aléatoire, sinon hautement improbable ; leur origine demeure mystérieuse et ils paraissent surtout destinés à mettre en relief le caractère inopérant, dérisoire, des efforts des scientifiques pour prévenir la catastrophe. L'issue relativement optimiste des Évadés de l'an 4000 (1936), où deux humains parviennent à survivre à la destruction de la Terre et à propager l'espèce en gagnant la planète Vénus grâce à la science, se paie elle-même de l'abolition de la science, d'un retour aux origines, aux “valeurs éternelles”, au mythe d'Adam et Ève. Au contraire, dans presque tous les ouvrages américains de notre connaissance qui traitent d'un cataclysme, comme le littérairement médiocre Choc des mondes (1932) d'Edwin Balmer et Philip Wylie, tous les efforts tendent à préserver l'acquis scientifique qui est présenté comme quelque chose de profondément humain, d'entièrement intégré à l'Homme, et dont la perte, loin d'être l'occasion d'une libération, deviendrait une véritable mutilation.
Il est jusqu'aux cataclysmes nucléaires, qui on fait l'objet, en France, après 1945, d'une littérature assez abondante, qui portent la marque de cette distanciation. Dans le Diable l'emporte de Barjavel, par exemple, si la science a rendu possible, in fine, la stérilisation de notre planète, une médiation s'interpose entre elle et ce résultat, qui s'appelle ici la politique et la sottise humaine, médiation qui équivaut en fait à une rupture et qui dit, en clair : les Hommes sont bien trop bêtes, par nature, pour se servir intelligemment de la science qu'ils ont été assez astucieux pour concevoir. Cette clarté-là, qui n'est guère qu'une banalité de moralistes sans imagination, me paraît recouvrir en fait une réalité refoulée riche d'une tout autre signification.
Peut-être faut-il maintenant résumer les principaux traits qui, sans être tous présents simultanément dans toutes les œuvres, apparaissent à l'intérieur de la plupart des récits :
— tout se passe comme si, en révélant la possibilité du danger ou du cataclysme, la science, magiquement, l'avait attiré ;
— il existe presque toujours un intercesseur, lui-même au moins partiellement étranger à la science officielle, dont la fonction va du simple témoignage sur les événements à leur déclenchement. Dans ce dernier cas, l'auteur met l'accent sur l'ignorance ou sur la folie de l'intercesseur. Ce point vient éclairer d'un jour nouveau, dans le roman populaire, la fonction du savant fou ou celle du milliardaire trop entreprenant, dont l'appétit de vengeance ou l'ambition exagérée servent de médiation entre science et catastrophe ;
— la folie du savant ou son appétit de vengeance découlent presque toujours du refus par la société ou par ses pairs d'admettre son génie. Il a été parfois emprisonné. Ses idées ont subi un véritable refoulement social ;
— l'intercesseur antipathique, s'il est un savant et procède au déclenchement de la catastrophe ou y contribue, est dépourvu de sens moral. Ses instincts et son appétit de puissance se donnent libre cours dès qu'il s'est affranchi des contraintes sociales extérieures, comme la prison ;
— l'intercesseur sympathique, s'il n'a pas déclenché la catastrophe, est d'abord attiré par la merveille scientifique, puis contribue, s'il le peut, à sa liquidation. Sinon, il est détruit ou il renonce, ce qui revient au même ;
— les événements qui font passer de l'étonnement à la terreur, comme la comète qui vient heurter la Terre par hasard, ou l'intervention du savant diabolique, sont des fatalités d'ordre aléatoire, étrangères au cours normal de l'Histoire, qui permettent de révéler l'angoisse que recèle la conscience des possibilités de la science, sans la mettre directement en cause ;
— ainsi évite-t-on de mettre directement en accusation la science — contrairement à ce qu'il pouvait sembler — parce qu'elle est ressentie comme trop puissante, mais son incompatibilité avec toute “culture humaine” devant être soulignée, un événement fortuit dont la folie est une expression conventionnelle, ou encore la guerre, se produit qui révèle cette incompatibilité et liquide la science ;
— la liquidation de la science peut être si radicale qu'elle entraîne dans sa perte l'ordre de la société ou toute civilisation et introduit au mythe de la pureté originelle, du retour à la nature.
C'est au prix de toutes ces complications, qui finissent par ressembler à un véritable rituel, que les auteurs français de l'époque qui nous intéresse parviennent à demeurer dans leur attitude ambivalente. Ambivalence qui est sans aucun doute partagée par leurs lecteurs aux yeux desquels ils apparaissent eux-mêmes comme des intercesseurs. Il est assez facile de se convaincre qu'une pareille série de conditions ne peuvent coexister que dans la forme romanesque ou dans la nouvelle, car la rigueur d'un essai, en mettant en relief leur caractère exceptionnel, détruirait dans un sens ou dans l'autre l'ambivalence. À cette époque au moins, l'expression d'une attitude ambivalente à l'endroit de la science est plus importante, contrairement aux apparences, que l'exploration des possibles.
Je ne doute pas qu'on puisse trouver dans les littératures de Science-Fiction étrangères — et notamment anglo-saxonnes — des traits comparables. Je pourrais en citer moi-même. Mais leur découverte ne suffirait pas à infirmer ma thèse selon laquelle il a existé une subculture science-fictionnesque spécifiquement française dans la mesure où il semble à peu près impossible de déceler chez nos auteurs, au moins jusqu'au milieu de ce siècle, des œuvres telles qu'il en abondait outre-Atlantique, ou science et technique portent leurs valeurs propres et se trouvent discutées dans leurs conséquences. Dans les romans et nouvelles de Robert A. Heinlein, par exemple, ou d'Isaac Asimov, ou d'Arthur C. Clarke, l'ambivalence n'apparaît pas et la science s'intègre naturellement dans le développement historique humain, qu'il soit décrit comme harmonieux ou non. Il en résulte une impression globale, sinon d'optimisme qui serait fréquemment démentie dans le détail, mais d'adaptation au réel qui fait totalement défaut à la Science-Fiction française de la même époque. Même Clifford D. Simak, qui ne cache pas sa méfiance à l'endroit de la société industrielle, attend des progrès de la science la disparition de cette société et le retour, paradoxal, à des valeurs rurales, comme dans Demain les chiens (1952).
Si l'on remonte beaucoup plus hauts, vers les origines, un écrivain comme H.G. Wells, que l'on peut difficilement qualifier d'optimiste impénitent, donne du cataclysme, dans la Guerre des mondes (1897), un traitement à la fois subtilement et nettement différent de ceux qu'on a décrits : l'invasion des Martiens est un fait objectif qui intervient dans le présent, sans intercession ; la déroute humaine est celle de l'Humanité et non celle de la science ; et la science sert à expliquer et la puissance des envahisseurs et la raison de leur échec. Elle ne s'accompagne d'aucun tabou particulier, mais seulement de la constatation pratique que si l'on veut réussir, on n'en sait jamais assez. De même, dans la Machine à explorer le temps (1895), la décadence de l'Humanité a résulté d'un processus biologico-social où l'évolution des techniques a joué son rôle, mais sans qu'il soit ni privilégié ni entouré de mystère ou de discrédit moral. Comme l'a montré Darko Suvin, la Machine… est en grande partie un roman darwinien où la science vient fonder de manière idéologique l'idée d'une évolution à rebours, mais en aucune façon cette science explicative et des valeurs antérieures ne viennent se heurter dans un fracas épouvantable. S'il existe, comme il est probable, un matériau refoulé à l'origine du conte, et s'il convoie une angoisse, ils sont d'une autre nature que chez nos auteurs français. En bref, pour Wells, il n'y a pas d'Homme éternel. Pour son contemporain et concurrent Rosny aîné, l'“Homme éternel” s'avoue vaincu dans la Mort de la Terre.
Ainsi, j'espère avoir convaincu mon lecteur que, sous réserve d'autres recherches, ce qui semble à la fois caractéristique et singulier aux écrivains français d'imagination scientifique, des origines au milieu de ce siècle environ, c'est l'expression d'une sorte de tabou, au sens où l'entend Freud, entretenu autour de la relation science et société.
Mais où rechercher l'origine de ce tabou que Freud compare à certaines manifestations névrotiques ? Pas plus dans les névroses présumées des auteurs que Freud n'attribue à des névroses individuelles les coutumes des tribus primitives qu'il relate — hélas de seconde ou troisième main. La permanence du trait, en même temps que ses limites géographiques (à préciser), indique qu'il s'agit d'un fait social et non psychologique. L'insistance même des individus (les auteurs puis les lecteurs) à présenter et à admettre le conflit, donc le tabou, comme universel, souligne surtout la dimension du refoulement.
D'un côté, pour ces auteurs, la science existe, elle est un fait fascinant qu'ils ne peuvent pas ignorer, qu'ils n'ont pas pu totalement négliger, oublier ou oblitérer comme ont fait la majorité de leurs collègues. D'un autre côté, leur culture, qui est celle de leurs contemporains et qui demeure traditionnelle, littéraire, humaniste, ignore cette science et s'avère totalement impuissante à l'intégrer. Parce que ce sont pour la plupart des Hommes cultivés, en ce sens précis, au contraire de leurs collègues américains fréquemment autodidactes, ils doivent refouler en eux le fait de la science qui ne peut pas s'exprimer dans le langage de la culture qui leur a été donnée, à moins de souhaiter la mort de cette culture et de la société qui la porte. Ils se trouvent bien dans la situation d'ambivalence que décrit Freud et qui caractérise aussi bien le tabou que la névrose.
Ce qui me semble être arrivé à ces Hommes, et qui expliquerait dans une certaine mesure leur impuissance ou leur insuccès artistique, est caractéristique d'une société française qui n'est jamais parvenue — pas même aujourd'hui, les comportements universitaires suffiraient à en témoigner — à harmoniser les deux cultures, scientifique et littéraire, ou plutôt à les fondre en une seule. La bourgeoisie libérale française qui a fondé (et a vécu sinon vit toujours sur) la culture dite littéraire n'a jamais — et sans doute pour cause — pris possession de la science. Elle s'est servie — et encore tardivement, d'un point de vue historique — de ses applications, comme de moyens, mais sans chercher vraiment à s'y intéresser ni à les comprendre, en se bornant à les considérer comme des amusements, comme des merveilles, au mieux comme des sources de profit. La science considérée comme un prolétariat. Il n'est pas tout à fait sûr qu'elle soit sortie de cet état que Gustave Flaubert avait génialement ressenti et finement analysé dans Bouvard et Pécuchet ; la science, c'est ce qui se copie ou se pêche dans les livres.
Il est caractéristique que le terme de vulgarisation scientifique soit demeuré jusqu'à nos jours en vigueur pour désigner l'information scientifique, et que les revues de haute qualité spécialisées en ce domaine essentiel n'aient jamais obtenu en France l'audience qu'elles avaient dans les pays voisins. Il a cependant existé ici une grande littérature de “vulgarisation scientifique”, de Louis Figuier à Camille Flammarion, mais ses auteurs semblent surtout s'être souciés, conscients de la situation, d'atteindre le peuple par-dessus l'élite, de toucher l'autodidacte.
On relève cependant, dans la tradition culturelle bourgeoise, un mode particulier de coexistence de la science et de la littérature qui a pris la forme caractéristique de l'illusion ou de la mystification, celle du discours formel. Était réputé cultivé, et l'est encore, le scientifique capable d'écrire une prose noble et pure. En sens inverse, l'Académie, qui ne répugne pas d'admettre en nombre limité des représentants de cette espèce, recevait quelquefois avec un retard considérable quelques néologismes issus de la science. À quoi bon s'étonner, dans ces conditions, de la dominance du franglais dans les textes scientifiques ? Enfin, le philosophe, tel Henri Bergson, était chargé de tenir un discours pseudo-scientifique. On connaît assez peu ses mésaventures avec la théorie de la relativité parce que l'ouvrage où il la détruisait (?) a été retiré du commerce, mais on commence à se douter de ce que la génétique moderne a pu laisser subsister de l'“élan vital”.
Ainsi, c'était au niveau purement formel du langage, et d'un langage fermé, et non à celui — fécond — de la communication et de la confrontation des idées, que se trouvait dévolue la fonction de médiation entre les deux cultures. La séparation entre elles — proprement schizophrénique — était si profondément intériorisée dans les individus par l'enseignement que des Hommes d'une très haute valeur scientifique ne l'ont jamais résolue ni même ne paraissent en avoir jamais clairement pris conscience.
Sans grimper si haut, Jacques Spitz, qui, après tout, était polytechnicien, n'est pas parvenu lui-même — en admettant qu'il ait essayé — à prendre au sérieux ses “fantaisies scientifiques” et souhaitait qu'on retienne seulement de son œuvre ses ouvrages “littéraires” comme la Croisière indécise (1926).
Mais ce qui distingue nos auteurs de leur environnement, c'est qu'ils discernent bien dans la science une puissance et dans cette puissance un danger potentiel pour eux-mêmes. Comme cette puissance ne peut pas être exprimée directement dans le schéma culturel traditionnel, elle doit subir un véritable refoulement, générateur d'angoisse et d'obsessions qui doivent à leur tour, pour pouvoir être écrites, emprunter le chemin de tout un rituel. À la manière du névrosé, l'écrivain est bloqué par des inhibitions ici culturelles. Sa société lui interdit pratiquement d'inventer dans certaines directions.
Dans la structure même de nombre de ces romans, il est un indice significatif : cette structure n'est pas sans rappeler celle du conte proprement fantastique dans la mesure où, dans l'un et l'autre cas, un long développement préliminaire de type réaliste apparaît indispensable à l'auteur. J'ai essayé de montrer ailleurs(10) que cette introduction était nécessaire à la nouvelle et au roman fantastiques classiques parce qu'ils rapportent l'intrusion imprévue de la surnature dans un univers social qui n'est plus fondé sur elle, qui l'a pratiquement exclue de son ordre des choses. La conscience culturelle de la bourgeoisie libérale, à fondement de rationalité, ne peut pas s'intégrer sans détour la surnature qui doit réémerger dans le récit sous une forme médiatisée et comme par un effort tragique. Ce n'est pas le lieu de revenir ici sur les raisons de ce refoulement de la surnature ni d'examiner la fonction sociale du récit fantastique qui en exalte la résurgence, quoique la réponse soit simple. Mais nous sommes, avec la merveille scientifique, sur l'autre versant de la rationalité, de la conscience culturelle bourgeoise qui exclut aussi le changement dans l'ordre de la nature parce qu'il pourrait signifier le bouleversement de l'ordre social. L'auteur d'aventures scientifiques est par suite contraint d'aborder son véritable sujet sans avoir l'air d'y toucher, en partant du crédible immédiat. On en trouvera de plus ou moins bons exemples dans trois des quatre œuvres réunies ici. Cette nécessité me paraît en même temps expliquer la faible proportion des anticipations à cette époque, celles-ci portant en elles, dès la première ligne, la marque d'une rupture. Il fallait, pour l'imposer d'emblée, l'audace et le génie d'un Rosny.
Mais l'ambivalence ne s'applique pas qu'à la science. Elle concerne aussi chez beaucoup la société ambiante qui se trouve couverte dans l'écrit par un tabou complémentaire de celui de la science, sous la forme cette fois des “valeurs éternelles”. C'est aussi parce que la société et ses valeurs culturelles empêchent le développement de la fascinante merveille scientifique qu'elle est si fréquemment, voire si allègrement, condamnée par tant d'auteurs et que cette condamnation est accompagnée par tant d'angoisse. Souhaiter la fin de sa propre société est une attitude si révolutionnaire qu'on conçoit que la plupart de nos auteurs aient soigneusement refoulé l'idée qui n'a trouvé à s'exprimer que par des moyens détournés. Le cataclysme scientifique apparaît alors comme médiation de cette idée elle-même. Aussi nombre d'œuvres sont-elles en profondeur beaucoup moins réactionnaire qu'il y paraît en surface. Leurs auteurs savent ou sentent bien que l'évolution de cette société menace leur groupe social, mais ils ne se résignent pas, attachés à leurs privilèges réels ou supposés, à la contester consciemment et dans la réalité. Ce qui leur a manqué, bien qu'ils supportassent mal leur société et qu'ils désirassent en secret sa fin, ç'a été une ouverture, la conscience d'un autre possible. D'où le rêve naïf d'un effacement, d'un silence provisoire, d'un retour rousseauiste aux origines qui résout le problème enfoui en éliminant à la fois et la science et la société.
Il ne fait guère de doute que, selon les œuvres et probablement les époques, l'attitude ambivalente se porte préférentiellement sur la science ou sur la société. L'angoisse naît surtout chez certains du blocage de la science et chez d'autres de la menace qui pèse sur un ordre social. Des recherches très fines seraient nécessaires pour déterminer les parts respectives de sentiment ambivalent accordées à la science et à la société dans les œuvres de différents auteurs et pour voir si elles n'ont pas évolué dans le temps, la science paraissant présenter chez Rosny un attrait réel qui n'existe plus guère chez un Barjavel.
Phénomène singulier, une attitude ambivalente à l'égard de la science et de la société paraît se développer, sinon encore prévaloir, dans la Science-Fiction américaine depuis la fin des années 60. Elle correspond bien entendu à un tremblement social, à une contestation des valeurs américaines, à une mise en question de la civilisation industrielle et du rôle de la science, que d'innombrables ouvrages ont abordés sous tous leurs aspects. Au fait aussi que les États-Unis n'ont pas réussi, après l'avoir rêvé ou cru, à réaliser la fusion des deux cultures, l'une à usage social, celles des moyens de communication, l'autre s'efforçant de tendre à l'universel, celle de la science. Entre la soumission à des fins de contrôle économico-politique de la première, et la prétention à l'objectivité de la seconde (souvent cruellement démentie par les faits), la contradiction est devenue telle qu'elle a pris dans les consciences de certains une dimension obsessionnelle.
Il en résulte que, paradoxalement, les œuvres de Science-Fiction françaises des années 20 à 50 font accidentellement tant soit peu figure de précurseurs de l'avant-garde américaine d'aujourd'hui. Elles connaissent une sorte de réactualisation de fait qu'on n'aurait guère crue possible, il y a seulement dix ans. L'Œil du purgatoire de Jack Spitz semble préfigurer les romans récents de Philip K. Dick. La Cité de l'or et de la lèpre, où l'on contraint par la maladie les intellectuels au travail, semble annoncer, sur un mode tout à fait naïf, le Camp de concentration (1967) de Thomas M. Disch. La relativité, dont les conséquences physiques paradoxales sont si précisément décrites dans Par-delà l'univers, s'est étendue à toutes les formes de réflexion et nul mieux que Robert Sheckley n'a su en tirer les conséquences sur les relations entre l'Homme et l'univers et sur la façon d'écrire elle-même. Surtout, l'affrontement entre une civilisation technicienne étouffée par ses propres excès et les tenants du retour à la nature selon saint Thoreau est devenu un thème ultra-moderne. Le héros de Sur l'autre face du monde, doté de l'éducation scientifique la plus raffinée et saisi soudain de la nostalgie de la vie sauvage, n'évoque-t-il pas les drop-outs imprévisibles de certains diplômés des plus grandes universités américaines, voire européennes. Et enfin les mutants “chasseurs d'Hommes” de Thévenin, grands transparents, à la fois innocents et au-delà de la sagesse humaine, habitant un Éden vierge, et dotés de pouvoirs mentaux qui font de leur vie un jeu permanent, s'abreuvant de sang humain, à la fois monstres et merveilles, ne paraissent-ils pas relever de l'ambition illuminée d'un hippie un tant soit peu démoniaque.
Et tant pis si la forme de ces romans est par endroits ridée comme la coque d'une noix. Il faut casser la noix.
Le fruit est à l'intérieur. Frais.
- Les “classiques” d'"Ailleurs et demain".↑
- Pour des informations bibliographiques complémentaires, se reporter à la chronologie des œuvres citées, en fin de texte.↑
- Dans l'article "Pour lire Verne" (1970).↑
- Il s'agit là d'un idéal propre à l'Université du xixe siècle, bien entendu.↑
- Le même mécanisme avait permis de faire passer la colonisation, cette entreprise de destruction de sociétés “autres”, pour une œuvre de civilisation.↑
- Et ailleurs. Les États-Unis, contrairement à bien des légendes, sont à peine mieux lotis sur ce point.↑
- La fonction principale du critique pourrait être, après coup, d'élucider les termes de ce problème et de le formuler clairement.↑
- Dans l'article "Entre le Fantastique et la Science-Fiction : Lovecraft". Pour des informations bibliographiques complémentaires sur les articles et essais mentionnés, se reporter aux références, en fin de texte.↑
- Auxquels il faudrait rattacher les nombreux romans consacrés à la fin de l'Atlantide, souvent proches de la Science-Fiction.↑
- Toujours dans l'article "Entre le Fantastique et la Science-Fiction : Lovecraft".↑