Greg Egan : la Cité des permutants
(Permutation City, 1994)
roman de Science-Fiction
- par ailleurs :
Il y a six ou huit ans, juché sur un vélo, j'ai pénétré pour la première fois un univers virtuel. Le chef coiffé d'un casque destiné sans doute à assurer ma protection et assurément ma vision, j'ai exploré les avenues d'une cité déserte dont les immeubles étaient des noms de villes en lettres capitales. Maladroit du guidon, je suis sorti des voies, j'ai craint de me fracasser sur des façades sans épaisseur traversées sans dommage, pour me retrouver dans un désert où je devais pédaler à l'infini sans repère ni même espoir de retour. L'horizon était une ligne verte, à quoi se trouvait réduit tout l'univers.
Des années plus tard, j'ai failli apprendre à voler dans une autre cité future. Mais la file d'attente était si longue que j'ai vite dû rendre mes ailes. Il n'y a rien dans ces expériences qui égale la richesse des univers virtuels que peint Greg Egan dans la Cité des permutants, sinon l'émerveillement de la première fois. Et comme Egan est un informaticien bien plus compétent que moi, et que j'ai déjà abordé imprudemment dans quelques préfaces l'informatique, l'intelligence artificielle et la question du virtuel,(1) je préfère lui laisser le soin de s'expliquer dans son roman. Pour ma part, je me contenterai ici d'évoquer d'un point de vue prospectif quelques effets sociaux possibles des technologies de l'information.(2)
Commençons par dégonfler une baudruche. Il n'est guère de discours prophétiques, spécialement en Francophonie, portant sur ces technologies et généralement proférés par des sommités incapables de distinguer une souris d'une RAM, qui n'insistent sentencieusement sur le devoir d'éviter une inégalité inédite entre les ayant-accès et ceux qui, en raison de leur pauvreté, se trouveraient exclus du Paradis netique. Ces propos généreux, tenus à la fin de banquets électoraux ou à l'occasion des grand-messes internationales dont raffolent politiciens sur le retour et hommes d'affaires en quête d'image et d'illumination, soutiennent que l'illettrisme informatique risque de provoquer une nouvelle fracture sociale dont seraient victimes à l'intérieur des sociétés développées les plus démunis, ou à l'échelle mondiale, les pays sous-développés qui s'enfonceraient un peu plus dans leur retard.
Tant de sollicitude médiatisée repose sur des présupposés rarement explicités. Selon le premier, le micro-ordinateur relèverait d'une technologie coûteuse, hors de portée du grand nombre. Selon le deuxième, son usage et en particulier l'accès aux réseaux nécessiteraient une formation poussée. Un troisième est plus problématique : l'accès aux réseaux fournirait une telle masse d'informations pertinentes qu'en être privé constituerait un handicap insurmontable.
La technologie du micro-ordinateur est probablement, de toute l'Histoire, celle qui a progressé le plus vite et dont le coût s'est le plus spectaculairement effondré. Après tout, un micro-ordinateur est fabriqué avec une pincée de sable pour le silicium, deux ou trois litres de pétrole pour le plastique du boîtier et du clavier, quelques grammes de métaux et beaucoup de matière grise. Les fabricants s'ingénient certes à accroître sans cesse sa puissance, au-delà des besoins raisonnables d'un particulier,(3) afin de soutenir le niveau des prix de vente qui recule néanmoins. Il est assez piquant qu'ils s'efforcent de nous persuader que l'accès au Net devient possible au moyen de téléphones mobiles équipés de processeurs relativement limités pour des raisons de place et de consommation électrique, et qu'ils tirent un argument de vente de la puissance des portables et des machines de bureau, indispensable selon eux pour surfer sur les mêmes réseaux.
Deux autres facteurs abaisseront encore le coût des machines pour l'utilisateur. Le premier tient à l'apparition d'un marché de l'occasion. Pour la plupart des usages, j'estime à dix ans la durée de vie avant obsolescence terminale d'un micro-ordinateur bien conçu,(4) et de trois à cinq ans sa période d'obsolescence acceptable par un utilisateur exigeant et peu économe. En d'autres termes, dès que le marché aura atteint la maturité, c'est-à-dire que le remplacement des machines l'emportera sur le premier équipement, un vaste parc de machines de seconde main verra ses prix tendre vers le symbolique. Cette situation est sans précédent en dehors du secteur de l'automobile : en règle générale, on utilise un téléviseur ou une machine à laver jusqu'à ce qu'ils tombent définitivement en panne et le marché de l'occasion est étroit sur les produits bruns et blancs, l'obsolescence y étant inconnue.
Le second facteur pesant sur les prix des machines tient à la montée en puissance des consoles de jeux, au prix bas, de l'ordre de 300 à 500 euros, qui sont équipées de processeurs performants, qui pourront assurer l'accès à la Toile et à la plupart des fonctions des micro-ordinateurs, et dont le taux de pénétration est impressionnant dans toutes les catégories sociales. Leurs prix sont bas parce qu'ils sont dépourvus des disques durs et autres organes mécaniques relativement onéreux de toute façon destinés à disparaître au bénéfice de mémoires de masse purement électroniques, et parce que leurs constructeurs peuvent les vendre à prix coûtant puisqu'ils comptent sur les jeux pour faire des bénéfices.
Ainsi, le micro-ordinateur est appelé à devenir un produit d'un coût négligeable et pour ainsi dire un consommable.(5) Certes, un ordinateur à 300 euros restera hors d'atteinte de populations dont le revenu annuel est du même ordre de grandeur dans les pays les plus misérables de la planète, encore que cela ne soit pas certain à considérer la pénétration des téléviseurs dans les contrées les plus déshéritées.
Des formations spécialisées sont-elles indispensables ? On peut en douter. Quelques heures permettent d'acquérir les fonctions de base d'un ordinateur et il suffit de quelques minutes pour apprendre à surfer sur la Toile, une fois réglées des procédures d'installation peu intuitives mais qui s'effectuent automatiquement la plupart du temps.(6) Je n'ai jamais entendu dire qu'on prévoyait des formations à l'usage des consoles de jeux dont les programmes sont plus complexes. Ni qu'on ait éprouvé le besoin dans le cas du livre, cette autre technologie de pointe, d'apprendre aux gens à tourner les pages. Dans les deux cas, micros et consoles, la formation de base est assurée par contagion, par le bouche-à-oreille, voire l'auto-formation. Ce qui demeure indispensable, c'est de savoir lire aux deux sens du terme, déchiffrer des caractères et comprendre un texte. Et sur une planète dont un tiers de la population est analphabète et où une proportion à dire vraie inconnue(7) mais sans doute élevée des ressortissants des pays développés donne des signes d'illettrisme, là réside le vrai problème.
Cela ne signifie évidemment pas que l'ordinateur n'ait pas sa place dans l'enseignement mais comme un outil, au même titre qu'une bibliothèque, et non pour en maîtriser les ultimes arcanes comme certains le prétendaient il y a encore une dizaine d'années, qui imaginaient que dans l'avenir chacun écrirait ses propres programmes !(8) L'écriture de logiciels, comme celle de livres, est l'affaire de professionnels ou de passionnés.
Encore faudrait-il que la diffusion de l'ordinateur dans l'enseignement ne revisite pas les impasses qu'elle a connues dans les années quatre-vingt en France par nationalisme, absurde centralisation et cupidité des fabricants. Qui ne se souvient du programme d'équipement scolaire, qui gaspilla des milliards, ne profita qu'aux constructeurs, Thomson et Matra notamment, et fut un cuisant échec économique, pédagogique et cocardier ?(9) Ou plutôt qui s'en souvient ? J'ai eu le privilège d'expertiser à un an d'intervalle pour deux directeurs successifs de Thomson deux machines destinées à l'enseignement, le TO7 et le TO9. Dans les deux cas, le verdict fut le même : trop tard, trop fragile, trop cher. Machines intéressantes d'un strict point de vue technique, elles présentaient le défaut de venir deux ans trop tard et de courir après un Macintosh autrement novateur. Côté fragilité, j'introduirai une nuance en me souvenant avec émotion du lecteur de disque floppy du TO7, réalisé en tôle d'acier de deux millimètres, qui aurait probablement pu passer sans dommage sous un char mais qui n'acceptait que des disquettes d'un format révolu : les ingénieurs avaient conçu un appareil susceptible de résister aux agressions scolaires, mais pas aux ravages de l'obsolescence. Dans un monde où une machine se périme en deux ans, ils fabriquaient avec confiance pour l'éternité.(10)
Même si mes raisonnements péchaient par excès d'optimisme, l'impossibilité au moins provisoire d'accès au Net constituerait-elle une catastrophe culturelle ? C'est douteux selon mon expérience, certes limitée. Dans aucun des domaines que je connais, je n'y ai jamais trouvé d'information décisive qui ne soit disponible sous forme papier, et j'ai souvent perdu beaucoup de temps à m'en convaincre.(11)
Le misonéisme n'est pourtant pas mon genre. L'internet est un merveilleux moyen de communication entre personnes qui se connaissent déjà, et il permet de faire circuler vite des informations pointues à l'intérieur d'un cercle de spécialistes. Il est possible que dans l'avenir des bibliothèques entières deviennent aisément accessibles, mais comme j'y ai déjà insisté, la vraie difficulté demeurera d'apprendre à lire. Quant aux innombrables sites personnels et aux groupes de débats, ils ne m'ont semblé transmettre qu'une effroyable médiocrité, et je crains que cela perdure.(12) De ce point de vue, l'internet est un Café du Commerce planétaire. Pire encore, le réseau véhicule une désinformation inquiétante, que ce soit par ignorance ou par manipulation. Même si l'on néglige les sites proposant des théories farfelues sur l'origine des soucoupes volantes, on prendra plus au sérieux deux cas concrets : les campagnes contre les vaccinations infantiles(13) et les “informations” financières. J'aurai l'occasion d'y revenir.
En bref, il ne me semble pas que des inégalités dirimantes puissent résulter de difficultés d'accès économiques ou techniques aux micro-ordinateurs ou aux réseaux. Je ne connais du reste aucun texte de Science-Fiction qui décrive un avenir où une stratification sociale résulte d'un tel clivage entre nantis et exclus de l'informatique. L'entrée dans l'âge électronique passe pour les exclus de nos sociétés par une bonne formation générale, et, pour les populations les plus démunies des pays sous-développés, par l'électricité et le téléphone. Le réseau viendra de surcroît.
Est-ce à dire que les technologies de l'information seraient sans effet sur nos sociétés ? Non seulement je ne le crois pas, mais j'ai le soupçon que le discours dénoncé ci-dessus a pour objectif, parfois à l'insu de celui qui le répète, de masquer d'autres enjeux plus inquiétants. Je les ramènerai à deux questions. Le capitalisme libéral, ou si l'on préfère l'économie de marché — bien que les deux concepts ne soient pas superposables —, qui structure nos économies et assure leurs succès peut-il survivre à ces technologies ? De même, nos relatives démocraties et leur contrat social, implicite autant qu'explicite, peut-il leur résister ?(14)
L'informatique, dès qu'elle suppose la communication entre deux machines, est constitutive de monopoles. L'apparition de réseaux ne fait que conforter cette tendance. Elle résulte moins de l'habileté d'industriels monopolistes que de la demande de normes communes et durables. La performance des systèmes d'exploitation et des applications demeure secondaire par rapport à leur antériorité et à leur aire. L'effet d'opportunité joue à plein, et l'étendue de la pénétration sur le marché devient le principal facteur de son accroissement. En d'autres termes, le plus puissant tend à le devenir encore plus jusqu'à la détention d'un monopole absolu.
Cela est aisé à comprendre. Si vous utilisez un traitement de texte, vous souhaitez non seulement pouvoir relire vos archives mais encore communiquer vos documents. Ce qui implique que vos correspondants éventuels soient équipés du même logiciel. Un nouveau logiciel, même plus performant, aura du mal à s'implanter au détriment de celui qui est devenu le standard. De surcroît, il est pénible d'avoir à réapprendre des procédures et des commandes. De façon plus générale, les interfaces et les formats ne peuvent que tendre à s'uniformiser, ce qui signifie que celui qui contrôle les plus répandus se trouvera naturellement à la tête d'un monopole. Il y a une quinzaine d'années encore, huit à dix familles de machines et leurs systèmes d'exploitation(15) luttaient pour survivre : il en subsiste deux, Apple et PC, et la survie qui demeure problématique d'Apple est liée à une convergence croissante des systèmes et à une indéniable avance technique. Je ne suis pas convaincu que Bill Gates ait fait preuve d'un génie particulier, ni même qu'il se soit montré particulièrement impérialiste. Plus simplement, il est tombé au bon moment et s'est trouvé doté d'un quasi-monopole de fait qu'il s'est évidemment employé à consolider, répétant dans son domaine l'histoire d'IBM trente ans plus tôt.
Le darwinisme féroce propre aux réseaux n'est pas une découverte. Il a structuré les chemins de fer, la distribution d'électricité et plus généralement d'énergie, le téléphone, et plus localement l'adduction d'eau, au point qu'on a dégagé sur la fin du siècle dernier une théorie dite des monopoles naturels. Les propriétaires de ces réseaux, privés et publics, ne sont pas devenus pour autant les maîtres du monde encore qu'ils aient profité de belles rentes de situation. Mais ces monopoles ont rencontré sur leurs propres terrains des concurrents, ainsi la route pour le rail, d'autres formes d'énergie pour l'électricité ; ils ont été démantelés par un législateur soucieux de préserver le libéralisme, ou bien ont été nationalisés, se trouvant ainsi placés, du moins en principe, sous contrôle démocratique.(16) En revanche, il n'est pas certain que les monopoles des technologies de l'information trouvent sur leur route des adversaires à leur taille : le traitement de l'information est le service ultime ; il n'a pas de concurrent — sauf à travers l'imprimé — ; il transcende les États et leurs frontières, et par suite leurs lois ; son contrôle intégral par l'État poserait plus de problème qu'il n'en résoudrait et signifierait dans un domaine essentiel la fin du libéralisme tout autant que la constitution d'un monopole privé.
Le libéralisme économique peut se trouver attaqué sur un autre terrain, celui de la propriété, et d'abord celle des droits d'auteur, d'une importance particulière dans une société de l'information. Les technologies de l'information ont ouvert la voie au copiage (copillage ?) généralisé puisque la reproduction numérique se fait sans perte et à un coût énergétique négligeable. Les premiers à en avoir été victimes ont été évidemment les auteurs de logiciels. À présent que toutes les productions de l'esprit, textes, musiques, images fixes et animées, sont susceptibles d'être copiées et de voyager sur le réseau, c'est toute l'économie de la création qui se trouve remise en cause. Il est certes possible de protéger ces fichiers, mais aucune protection n'est infaillible à moins de rendre inutilisable ce qu'elle protège. Une question intéressante vient d'être posée par le petit logiciel Napster et le serveur associé.(17) Ils permettent d'échanger sur le réseau, sous forme de fichiers MP3, les airs de musique. Quoi de plus naturel que de faire partager à un(e) ami(e) un morceau que l'on aime ? Et pourquoi pas à distance ? Mais lorsque ce prêt intervient entre personnes qui ne se connaissent pas et qu'il peut concerner n'importe quelle œuvre, c'est-à-dire que virtuellement toutes les œuvres deviennent disponibles sans frais sur catalogue, c'est la rémunération, puis l'avenir de la création qui sont mis en cause. Il en va de même pour les textes dont une quantité telle est déjà disponible sur la Toile qu'on pourrait passer une vie entière à lire sans débourser un centime de droits, et demain sans doute il en ira de même pour les films. On peut tout à fait imaginer une société dans laquelle les auteurs au sens large seraient rémunérés autrement que par la vente de leurs œuvres, ou plutôt d'un droit à sa consommation, mais ce ne serait plus une société libérale, ni une économie de marché. Les auteurs redeviendraient dépendants de leurs patrons, comme sous l'Ancien Régime ou le régime soviétique.
Pris entre l'enclume des monopoles(18) et le marteau de la disparition d'un marché des œuvres, le libéralisme économique se trouverait à rude épreuve. En fait, les deux mâchoires de la tenaille se complètent : les monopoles du traitement et du transfert de l'information peuvent se satisfaire de la gratuité de la plupart des œuvres s'ils peuvent se payer d'une autre manière sur un petit nombre d'entre elles qu'ils contrôleraient entièrement, économiquement et idéologiquement. La gratuité devient instrument de domination.
Les adversaires du libéralisme économique, encore nombreux en France et plutôt situés à gauche, auraient donc tort de pavoiser. La société qui résulterait de sa défaite serait celle d'un capitalisme monopoliste éventuellement d'État, néo-féodal, régnant sur une société anesthésiée par le défaut de créateurs, société qu'évoquent entre autres Charles Sheffield dans le Frère des dragons et Greg Bear dans Obliques.
Certes, le pire n'est jamais sûr. Il y a une trentaine d'années, IBM contrôlait au moins les deux tiers de la grande informatique et envisageait sereinement d'exercer un monopole mondial n'abandonnant à autrui que quelques niches du côté des calculateurs scientifiques de grande puissance. Le développement inattendu de la micro-informatique a fait vaciller, un temps, ce géant. Le législateur américain a contraint les monopoles des télécommunications, AT&T et ITT à se disloquer. Et l'on peut imaginer que de nouvelles technologies viennent restreindre les monopoles en voie de formation(19) ou que les démocraties parviennent à les juguler.
Mais la démocratie précisément est menacée sur sa base, le peuple, par les technologies de l'information et l'évolution des mœurs sur le réseau, et cela sur quatre points notamment, l'intolérance, la culture de l'incrédulité, l'incivilité, la mise en cause des libertés individuelles et en particulier du droit à la confidentialité de la vie privée. Sur tous ces points, la pratique s'inscrit en faux contre le rêve de la démocratie électronique directe encore célébrée par quelques thuriféraires inspirés.(20) Il s'agirait plutôt de démagogie électronique.
Une fréquentation même irrégulière des sites et des forums de la Toile laisse sur un malaise. C'est qu'y règnent souvent la sottise et l'intolérance. Les rumeurs les plus insensées y sont présentées comme vérités d'évangile. La pensée y est réduite à l'expression brève d'une approbation ou d'un rejet. L'injure y est parfois tenue pour un argument. La paranoïa est rampante. On est sûr d'avoir raison contre le reste du monde puisqu'on est entre soi. Le repli sur l'identique mène à un narcissisme de groupe qui autorise les pires dérives et entraîne une fragmentation du corps social. Les amateurs les plus chevronnés de Science-Fiction retrouveront là, grossis à l'échelle planétaire, les travers des fanzines. Tout se passe comme si la solitude devant le clavier et l'écran, le défaut de face-à-face et l'impossibilité d'établir un contact empathique avec l'autre exacerbaient une agressivité hystérique qui cherche à s'épuiser dans la clameur de soi sans laisser de place à la différence et à sa discussion.
Une autre tendance redoutable, déjà signalée, est celle de la désinformation, soit par simple ignorance soit par manipulation. Nous sommes en train d'oublier une rhétorique de l'argumentation pour tolérer une pratique de la manipulation généralisée où à côté de la réclame rebaptisée communication et de la télévision, le Net tient une place grandissante.(21) Ce qui y est présenté se donne et passe pour une information, sans examen préalable, que ce soit vrai ou faux. La diffusion de l'invention ou du mensonge devient la mesure de son authenticité. Dans le domaine financier qui bouillonne ces temps-ci, la diffusion de fausses nouvelles, confinant parfois au chantage ou à l'escroquerie, dont la presse écrite a à peu près réussi à se débarrasser, est devenue une spécialité du Net.
Sans aller jusque là, les réseaux favorisent ainsi le développement d'une culture de l'incrédulité (rien n'est vrai, tout le monde ment) qui précède une culture de l'ignorance et incline à la crédulité (la vérité est ailleurs, et du reste je la connais), à une sorte de paranoïa sociale, à un relativisme si absolu qu'il en devient saugrenu (tout se vaut) et enfin à la défaite du sens commun. Ainsi se répand l'idée étrange — autant qu'erronée — que tout est immédiatement disponible sur le Net et qu'il n'est besoin ni d'aller voir ailleurs ni d'apprendre à apprendre.
Un ou plusieurs crans plus loin, c'est l'incivilité et la délinquance, sous couvert d'irresponsabilité adolescente, qui se manifestent sous forme de sabotages (virus) et d'intrusions passives ou destructrices. Un psychanalyste pourrait y déceler un fantasme de maîtrise complété de la mise en acte d'un viol : dans les deux cas, c'est la pénétration contre le désir d'autrui qui est visée.
À la limite, les usages proprement criminels des réseaux ou leur emploi pour diffuser des idéologies inacceptables ne sont que des cas particuliers et somme toute classiques du mésusage de tous les moyens de communication. C'est ce qui se passe en quelque sorte d'ordinaire qui m'inquiète ici.
La transposition dans la société globale de telles attitudes et comportements, ou plutôt sa contamination, laisserait mal augurer de l'avenir de la démocratie qui implique débats et respect de l'autre. Bien entendu, les réseaux ne provoquent pas par eux-mêmes ni à eux seuls ces attitudes et comportements, mais en leur donnant le moyen de s'actualiser, ils conduisent à leur banalisation et encouragent un individualisme féroce, irresponsable et finalement impuissant. À moins évidemment que les États eux-mêmes ne soient parfois les auteurs discrets de ce qui s'apparente à des actes de terrorisme et de guerre.
Or les États disposent avec les réseaux de moyens d'enquête et de coercition sans précédent. Les libertés individuelles et en particulier le droit à la confidentialité de la vie privée se trouvent déjà mis en cause par des sites qui offrent de « tout savoir pour quelques dizaines de dollars sur toute personne habitant les États-Unis »
en attendant le reste du monde.(22) Ils exploitent, en principe légalement, les bases de données disponibles. On entre ainsi dans la société de verre décrite par Zamiatine dans Nous autres, et plus récemment par Philip K. Dick. Nous n'en sommes pas là en Europe, mais si une telle possibilité commerciale existe bien, les États et autres puissances ne se priveront pas d'en utiliser les moyens, à voir le peu de cas qu'ils ont fait en France, au plus haut niveau, du secret des communications téléphoniques.(23) Aucun code n'est inviolable pour qui veut s'en donner la peine, sauf peut-être, demain, ceux issus de la mécanique quantique, et encore, seulement pour les communications.
Ainsi, la montée de monopoles et l'anarchie, en principe opposées mais dans les faits complices, se combineraient pour élaborer un totalitarisme sans doctrine, d'une violence abstraite, annoncé par la Science-Fiction du dernier demi-siècle dans les œuvres, entre autres, de Philip K. Dick et de William Gibson.
Il convient toutefois de ne pas sous-estimer la capacité de résistance du capitalisme libéral. D'abord, l'économie classique est loin d'être défunte et même si le commerce électronique devient dominant, il concernera au moins en partie des objets réels qu'il faudra bien produire et transporter. Ensuite, dans le passé, le capitalisme libéral est parvenu à liquider l'ordre féodal et l'Ancien Régime, leurs résurgences du xixe siècle, puis ses adversaires totalitaires du xxe siècle, communismes, fascismes et nazisme. Cependant, étant lui-même une constellation de technologies, et non pas une doctrine ou une idéologie, il demeure possible qu'il soit renversé par un autre ensemble de technologies, en l'occurrence celles de l'informatique et des réseaux qui feraient émerger une société d'emprise et de contrôle.
Auquel cas, il n'y aurait d'autre recours, comme le suggère Greg Egan, que la fuite éperdue et éternelle dans les espaces du virtuel. Pour ceux qui en auraient les moyens.
- Voir le Problème de Turing de Marvin Minsky et Harry Harrison, et l'Âge de diamant de Neal Stephenson.↑
- "Information" doit être entendu dans toute cette préface au sens de la théorie de l'information, et non des contenus véhiculés, sauf si le contexte indique le contraire.↑
- Sans aucunement le condamner, je ne considère pas comme un besoin raisonnable la puissance de calcul exigée par des jeux vidéo en 3D.↑
- La présente préface est rédigée sur un Macintosh IIci qui date de 1989.↑
- Ce que suggère déjà Greg Egan dans son roman l'Énigme de l'univers.↑
- Bien entendu, cela n'exclut aucunement la nécessité de formations pour des applications professionnelles mais ce n'est pas notre objet ici.↑
- Les chiffres publiés sont très peu fiables. La seule source à peu près sérieuse était l'armée, pour une population néanmoins particulière (masculine, jeune, immatriculée) mais, avec la fin de la conscription à peu près partout dans le monde industrialisé, elle disparaît.↑
- J'ai vécu à la fin des années quatre-vingt quelques réunions hallucinantes sur ce thème avec les représentants de deux grands groupes de presse que la décence m'interdit de citer.↑
- Il élimina définitivement de la scène nationale la production de micro-ordinateurs.↑
- Vers la même époque, les seules machines d'initiation qui aient réellement fait progresser la connaissance de l'informatique dans le public et chez les jeunes furent les ZX 80 et 81 du Britannique Sinclair. Elles préfiguraient glorieusement l'ordinateur jetable de demain.↑
- Un tout récent voyage en Roumanie me conduit à nuancer mon propos. Le Net représente une fenêtre sur l'information et la modernité pour les citoyens de pays handicapés.↑
- Le fameux propos warholien,
« dans l'avenir tout le monde sera célèbre : cinq minutes »
, semble ici dépassé. Dans l'avenir tout le monde sera en vitrine, mais personne n'ira regarder. Le narcissisme électronique a de beaux jours devant lui.↑ - Voir le Scientific American de mars 2000, p. 7.↑
- Ces questions peuvent être étendues aux domaines des biotechnologies qui se trouvent en continuité avec les technologies de l'information mais qui ne seront pas évoquées ici.↑
- On peut citer en vrac et de mémoire, outre Thomson et Matra, Bull, Olivetti, Amiga, Goupil, Amstrad, Commodore, Oric, Philips, sans négliger IBM qui renonça à développer son propre système OS2. Certains s'inféodèrent à l'univers Microsoft sans perdurer pour autant.↑
- Comme l'a démontré la politique nucléaire d'EDF en France !↑
- Voir Courrier international, nº 484, 10-16 février 2000, p. 38.↑
- N'est pas abordé ici le rôle de l'informatique dans la constitution de monopoles dans l'économie traditionnelle là où elle facilite la communication, la rationalisation et la gestion directe de vastes ensembles. Il est patent dans la grande distribution qui va sans doute connaître avec le commerce électronique la plus rude secousse de son histoire.↑
- Linux est-il porteur d'un tel espoir ?↑
- Voir notamment l'œuvre de Pierre Lévy.↑
- Cf. l'essai de Philippe breton, la Parole manipulée (la Découverte, 1997).↑
- Voir le Monde daté du 11 mars 2000, p. 34.↑
- Le cas du réseau UKUSA dit Échelon créé dès 1947 et dont la récente “révélation” représente un scandale plutôt artificiel, réseau auquel ont collaboré, en sus des Britanniques, la France et l'Allemagne, illustre bien mon propos.↑