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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 2 Voyageons dans l'espace ~ Au nord du nulle part

Keep Watching the Skies! nº 2, novembre 1992

Roger Gaillard : Voyageons dans l'espace

anthologie de Science-Fiction

 Détail bibliographique dans la base de données exliibris.

Dominique Warfa : Au nord du nulle part

anthologie de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

 Détail bibliographique dans la base de données exliibris.

Depuis plusieurs jours déjà, on sent sur le parvis des temples et en parcourant l'agora l'odeur âcre des masures et des récoltes qui brûlent dans les villages environnant la Cité. L'ennemi sera bien aux portes, on murmure son nom, on croit entendre l'écho de ses champs de marche, on croit voir la nuit le reflet du clair de lune sur des théories interminables de casques polis, annonçant des phalanges hérissées de javelines. Au détour des rues errent les citoyens hagards, mal nourris et dormant plus mal encore, se pressant aux nouvelles, sacrifiant désespérément dans les temples qui ne désemplissent plus. Autour de l'acropole, des orateurs exhortent à l'esprit civique, au rassemblement autour des dieux anciens, et monte, sans cesse plus puissant, le murmure qui les invoque : « Science-Fiction ! Science-Fiction ! ». Mais les cris et grincements de dents suffiront-ils à sauver la cité ?

Hélas, les dieux anciens ont des exigences qui vont au-delà des manifestations de pieuse affliction. Ils ont des exigences cruelles, qui s'appellent vraisemblance scientifique, rationalisation logique, inventivité, et même, horreur, raconter une histoire avec un commencement un milieu et une fin — voire dans cet ordre. Dominique Warfa, sachant qu'il s'adresse à un auditoire au courant, brosse en peu de traits le tableau apocalyptique désormais bien connu de la S.-F. française. Mais force lui est de reconnaître dans ses introductions aux nouvelles elles-mêmes que bien peu des auteurs qu'il a retenus ont joué pour de bon le jeu S.-F.

Voyons donc les “mauvais” joueurs : Dartevelle, avec une pirouette onirique qui télescope la durée de son histoire de chiens, et de haïsseur d'iceux : on lui reconnaîtra l'originalité, même si on est un perdu. Un peu perdant aussi que le récit de Raymond Milési, qui mêle hindouisme et S.-F. politique ; la métempsycose fera-t-elle office de postulat science-fictionnel ? Jean-Pierre Planque enfin, avec "les Voix de la Terre", nous donne une nouvelle de Fantastique en demi-teintes, rurale, et de facture très classique. Mais réussie.

Dans le cas de Jean-Pierre Carrère, sous couvert de malédiction post-cataclysmique se glisse une histoire de vampire. Argument fantastique encore à mon sens quand on convie au récit les fantômes des soldats d'une guerre ou d'une autre, comme le faisait Akira Kurozawa dans un fragment de son film Rêves. Patrick Raveau reste dans le poétique écorché — et qui perdra de son sel aussi vite que la Guerre du Golfe s'effacera des mémoires —, Francis Valéry, avec "Izkor : août 2033" gagne aux points de la culture politique et historique, avec une présentation frappante des débats internes à l'état d'Israël — en fait très actuels. J'avoue que je suis de plus en plus perplexe sur l'ensemble que constitueront les nouvelles du cycle en cours de Valéry, mais j'attends l'illumination.

Franchement S.-F. cette fois-ci, mais dissimulés derrière l'apparente facilité du texte hyper-court, qui réduit au maximum les explications, nous trouvons Pierre Jean Brouillaud, qui se contente d'une chute un peu trop évidente ; Alain Le Bussy, qui joue la carte d'un humour caustique et ma foi fort agréable, même si à la réflexion ses blagues ne tiennent pas toujours debout — mais ce n'est pas cela que l'on demande aux blagues, et c'est pour ça qu'elles ont parfois du mal à faire figure de S.-F. — ; et un nouveau venu — le seul hélas —, Pascal Godbillon, qui joue la partition bien connue du cri de l'artiste déchiré, mais fait preuve d'un talent prometteur.

Le contingent liégeois de notre corps expéditionnaire s'est distingué : Anne Smulders, avec "le Racisme des coquillages", une dystopie certes rebattue (l'opprimé cherche à se glisser dans la cité sous dôme réservée aux privilégiés…), mais exécutée avec savoir-faire ; et Serge Delsemme, qui nous gratifie d'une ravissante uchronie, "Voyage à Saint-Pétersbourg", riche en détails d'arrière-plan, satisfaisant impeccablement aux règles du genre, et ne défaillant que par la brusquerie de sa conclusion, tant il est vrai que dans ce domaine on perd souvent de vue l'intrigue au profit du décor.

J'ai gardé pour la bonne bouche les deux réussites S.-F. incontestables du volume. Jean-Louis Trudel, avec "la Douzième vie des copies", pratique à la fois une S.-F. interstellaire étayée par de solides connaissances en astronomie — l'homme est un professionnel de la chose —, lourde de doutes sur l'identité, et habilement construite au plan littéraire. Sylvie Denis, dans "Élisabeth for ever", arrive à renouveler le thème du clone, oui, c'est possible, si on apporte à la chose un point de vue rendu original par le facteur humain, dans ce cas la psychologie des rapports familiaux. Deux excellentes nouvelles.

Sans doute, je m'en rends compte, ai-je trop insisté sur les défauts des textes réunis ici. Il faut donc le dire : Warfa a fait un admirable travail d'anthologiste, et la convention de Redu peut s'enorgueillir de cette réalisation — puisqu'il est devenu coutumier pour les conventions de laisser une trace littéraire. Le niveau des textes réunis ici ne le cède en rien à celui des anthologies concoctées pour Phénix par Richard Comballot ou Stéphane Nicot — qui ont pourtant tendance à faire appel à des noms plus connus au niveau “professionnel” — ; ils auraient tous pu figurer honorablement dans un numéro de Fiction des années 80, et on en a vu de pires dans des recueils portant la griffe de Denoël.

Pourtant, on est en droit de s'exclamer « la S.-F. francophone, ce n'est donc que ça ? ». Que ces cent quarante-quatre pages composées à la machine sous une couverture monochrome ? Que ces textes souvent courts, qui nous privent du développement, de l'enfoncement dans le monde fictif que l'on attend même d'une nouvelle, quand elle est un peu consistante ? Que ces treize contributeurs dont beaucoup se tiennent aux lisières de toute entreprise littéraire de longue haleine, par manque de temps ou de conviction ?

Pris isolément, la présentation matérielle ou de la brièveté des textes seraient des détails sans gravité. Ensemble, ce sont des symptômes, dont on ne peut bien sûr pas faire grief à l'anthologiste. Il faut que le moral général de la S.-F. francophone soit bien bas pour qu'une anthologie qui tient, après tout, le rôle d'un des rares points de ralliement — comme la préface de Warfa le souligne —, ne puisse faire meilleure figure.

Je voudrais revenir sur la question de la longueur. Si la nouvelle est un art de la forme courte, fort bien défendu et illustré par Francis Valéry, un monde en quelques mots, la S.-F. se complaît dans des développements explicatifs aptes eux-mêmes à engendrer d'autres mondes dans l'esprit du lecteur. Et pour ne prendre pour exemple que les textes les meilleurs, si j'ai profondément apprécié la manière dont Trudel fouille touche après touche le passé de son personnage, j'ai regretté qu'un raccourci dramatique et un dénouement tragique le privent de développement ultérieur, de plus d'occasions de se mesurer à l'univers et aux diverses versions de lui-même. Même remarque pour Sylvie Denis, qui après avoir fait exploser sa bombe émotionnelle ne s'attarde pas pour relever les éclats, ou ceux qui en sont criblés. On aimerait plus de détail, et s'ils ne sont pas là, on peut supposer que l'auteur n'a pas voulu les donner pour épurer l'impact de son idée, ou ne s'est pas senti assez assuré pour se lancer dans une confrontation plus complexe entre Élisabeth et son passé, voire son avenir. C'est positif : on quitte le texte en en redemandant plutôt qu'avec un sentiment d'ennui. Mais je ne peux m'empêcher de penser que si des perspectives de publication plus gratifiantes, de confrontation à un milieu plus riche — à tous les sens du terme — s'ouvraient aux auteurs francophones de S.-F. qui ont du talent, ils n'hésiteraient pas à faire l'investissement en temps nécessaire au plein développement de leurs œuvres, qui pourraient rivaliser — comme elles le firent un temps — avec la production d'Outre-Atlantique.

Les incantations venues d'Helvétie ont un tour plus précis — c'est le voyage dans l'espace qu'il s'agit de réhabiliter. Au chœur antique s'est joint la voix d'un haruspice redouté, célèbre pour ses imprécations contre la littératurance sans récit, Stéphane Nicot, qui ajoute son histoire simplifiée — mais pédagogique et sans inexactitude — de la S.-F. française à la préface plutôt insipide de l'anthologiste, qui, contexte oblige, retrouve dans le monde réel la même désappétence d'espace, et se réfugie dans les jupes cinq centenniales de Christophe Colomb.

Incantations plus efficaces ? Guère, d'abord parce que la partie consacrée à la fiction de cette anthologie/catalogue est réduite à la portion congrue (cinquante-deux pages sur cent quarante-quatre, curieuse coïncidence du nombre, mais les pages suisses sont professionnellement composées, glacées, et couvertes de quadrichromie). La Maison d'Ailleurs, il faut s'en réjouir, s'est vue attribuer par la pourtant petite ville d'Yverdon des moyens sans commune mesure avec les habitudes étriquées de l'Hexagone en matière culturelle. Il faut aussi dire que l'ouvrage est plus dispendieux — mais celui de Warfa est-il en vente quelque part ?

Le contenu littéraire a-t-il déniché six justes pour racheter Sodome ? Deux textes échappent au jeu, Michel Froidevaux avec des fantaisies érotiques que l'éditeur a dû trouver drôles, et Chantal Delessert avec une, euh, fantaisie hospitalière. Danièle Martinigol est bien proche du registre de Delessert, et là encore le vrai voyage manque à l'appel, mais au moins les critères de la S.-F. sont satisfaits, même si son histoire de chevaux intelligents de l'espace ne m'a pas… emballé. "Retour à la Lune", de Bernard Fischli, est écrit avec un classicisme qui n'est pas si facile à réussir, et je suis prêt à lui pardonner le côté un peu déloyal de sa chute : c'est le premier texte publié de son auteur, qui devrait persévérer.

Enfin, on trouve dans cette moisson deux textes de qualité. Tout d'abord "Suraa-Kerta" de Francis Valéry, qui met en scène admirablement la religion, la cité, le langage, et les plantes ornementales, d'un peuple extraterrestre. Petits reproches : des informations essentielles à la compréhension sont indûment soustraites au lecteur ; et est-ce un hasard si le thème rappelle autant celui du premier récit d'Hypérion, celui mettant en scène Paul Duré et Lenar Hoyt ? En tout cas, on pourrait transposer une bonne partie du récit en Inde (un pays qui a marqué Dan Simmons), avec des Britanniques dans le rôle des Terriens [1]. Enfin "la Sidération" de Serge Lehman, alias Don Hérial, le seul à relever le gant des espaces interstellaires, et à le faire avec souci à la fois de la conscience politique et des tourments artistiques. Mais ce que je disais plus haut se vérifie à nouveau : on souhaiterait que le texte détaille plus, et se développe plus, trop d'ellipses en réduisent la portée.

Notes

[1] Renseignement pris, cette nouvelle provient de la sélection finale du projet avorté d'anthologie "Ailleurs et demain", et a été écrite en 1989, bien avant que l'on ne commence à parler d'Hypérion. Si influence littéraire on souhaite y voir, celle du Silverberg des Profondeurs de la Terre pourrait être plus probablement retenue. André Ruaud a également cité Vance à propos de cette novelette de Valéry. — NdlR