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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 5 un Feu sur l'abîme

Keep Watching the Skies! nº 5, octobre 1993

Vernor Vinge : un Feu sur l'abîme

(a Fire upon the deep)

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Sylvie Denis

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Texte chroniqué alors qu'il était encore inédit en français.

Il m'arrive parfois d'oublier pourquoi j'aime lire des ouvrages de Science-Fiction. J'entends par là qu'il m'arrive de me demander pourquoi, sinon parce que je suis trop paresseuse pour chercher dans d'autres domaines de quoi satisfaire mes goûts d'amatrice de fiction, je persiste à lire des machins mal foutus et ennuyeux.

Et puis arrive le miracle. Le livre, qui non seulement se lit en un temps record, sans repos ni ennui, mais qui en plus vous rappelle pourquoi on lit de la S.-F., et pas les cours de la bourse ou les œuvres complètes de Paul Guth.

Ainsi que le rappelait Bernard Dardinier dans un article paru dans le numéro de septembre 91 de Nous les Martiens le premier et primordial plaisir de la S.-F. est celui de la découverte. Le lecteur de S.-F. a quelque chose du détective : il ne veut pas reconnaître le monde qu'on lui décrit, il veut le découvrir. Pire : dans beaucoup de cas — que l'on se rappelle Croisière sans escale de Brian Aldiss, le Monde aveugle de Daniel Galouye, le Monde inverti de Christopher Priest et quelques autres dont je vous laisse le choix —, le lecteur, après avoir découvert un univers, adore qu'on lui révèle que la réalité n'était pas telle qu'il l'imaginait, et qu'il doit voir le monde autrement.

Qu'ils soient humains ou extra-terrestres, enfants ou adultes, tous les protagonistes d'un Feu sur l'abîme voient leurs illusions sur eux-mêmes et sur l'univers dissipées et remises en question, et tous les paradigmes sur lesquels reposait leur vision du monde remplacés par d'autres : au-delà du roman d'action, un Feu sur l'abîme touche à un des thèmes privilégiés de la Science-Fiction.

Convenablement placé dans un futur suffisamment lointain pour que les petits soucis de notre présent n'encombrent plus les grandioses perspectives du futur, voilà six cents pages qui ont pour décor une galaxie où les civilisations sont d'autant plus mortelles que la nature de l'espace y est différente selon la position qu'elles occupent. Parfois, les frontières bougent, et des régions de l'espace où l'on pouvait voyayer plus vite que la lumière et construire des machines quasi-pensantes se trouvent rejetées dans des zones où plus rien de cela n'est possible, et où les civilisations ne peuvent espérer aller au-delà d'un certain type d'évolution. Si on ne tient pas là le meilleur traitement du thème de l'empire galactique de ces cinq ou six dernières années, je me demande de quoi il s'agit. La Science-Fiction, qui aime les découvertes et les surprises, aime aussi le grandiose.

La structure de l'univers d'un Feu sur l'abîme tiens de la poupée russe. Chaque niveau ou sphère d'influence, chaque lieu, se trouve à un moment où à un autre mis en perspective — et en général rapetissé — par un lieu, un événement ou une institution différente et supérieure. Parti, avec Ravna Bergsdot, l'un des personnages principaux, de Straumli Realm, le lecteur croit avec elle avoir découvert la huitième merveille d'une des centaines de civilisations extraordinaires qui se sont développées dans les différentes zones de la galaxie. Peu à peu, il découvre que ceux qui tels les Vrinimi, semblent immensément riches et puissants peuvent rencontrer plus puissant qu'eux : ici, une “abomination”, une créature libérée par les innocents chercheurs d'une toute petite civilisation en quête de connaissance et de richesse. Les innocents chercheurs, obligés de fuir la créature destructrice, atterrissent en catastrophe sur une planète dont les habitants non-humains se verront révéler la petitesse de leur monde et la grandeur de leur ignorance quant à la galaxie dont leur système fait pourtant partie.

On revient ici au jeu du détective : les habitants de cette planète ne sont pas humains, et, petit miracle, l'auteur a le bon goût et le savoir faire de ne pas révéler au lecteur en quoi ils sont différents. Cela donne quelques-unes de ces phrases qui ne sont pas sans rappeler le premier paragraphe de la fameuse nouvelle d'Alfred Bester, "Fondly Fahrenheit", et qui raviront l'amateur. Pour ma part, j'aurais presque aimé que le suspense durât quelques pages de plus, mais n'exagérons pas : il faut que l'action avance. Il va de soit que toute la partie consacrée à cette planète primitive repose sur des bases des plus classiques : les seuls survivants de l'atterrissage en catastrophe sont des enfants : c'est le fameux jeu de robinson et les extra-terrestres. On ne sort pas du problème des poupées russes : qui, plus qu'un enfant, a une vision partielle et limitée du monde ? qui — sinon un extra-terrestre primitif et ignorant — est mieux placé pour comprendre et apprendre que le monde fonctionne autrement qu'il ne parait ?

J'ai dit que l'auteur révélait assez vite la nature du deuxième groupe des principaux protagonistes : cela ne veut pas dire qu'on n'apprenne rien sur la nature de leur civilisation. Là encore, l'auteur joue le jeu et procure au lecteur le plaisir qu'il est en droit d'attendre. On a la joie immense, et de plus en plus rare aujourd'hui, de se promener en terre inconnue, et de découvrir un univers. Ici, pas de nom de chanteurs, de marques de jean et de multinationales [1], pas de références constantes à la littérature, de sf ou autre : les deux seules vagues traces de métafictionalité dans ces six cents pages sont les quelques premières pages et les fréquentes allusions de Ravna à la littérature romanesque de sa propre civilisation. Juste assez pour que l'on sache que l'auteur n'est pas un imbécile, et que s'il joue le jeu — de la S.-F. — c'est en connaissance de cause.

On remarquera que pour ce faire, pour offrir au lecteur les deux plaisirs fondamentaux de la découverte et de la surprise, l'auteur s'est transporté dans le lointain futur, d'ailleurs si lointain que ses habitants ne se préoccupent même plus de ressentir cette nostalgie de leurs origines terrestres et humaines qui encombre tant d'autres ouvrages du même type. L'absence de références, qui ancre tant de romans contemporains dans un présent qui finit par envahir le futur au point de tuer tout le plaisir de la découverte, naît de ce parti pris — et peut-être à ce seul prix.

Voici donc, pour faire usage d'adjectifs, un livre frais, généreux, énergique et visionnaire. Si, en ces temps qui ne le sont pas, votre porte monnaie est vide, je vous conseille de vous priver de quelques disques compacts, séances de cinéma, et autres substances psychotropes [2] pour vous payer le volume qu'"Ailleurs et demain" publiera d'ici quelque temps.

Quoi ? J'ai oublié de préciser que l'action est haletante, qu'il y a plusieurs espèces d'extra-terrestres crédibles et délicieux et que malgré les six cents pages on voudrait qu'il y ait une suite ? Voilà qui est fait. Il ne me reste plus qu'à ajouter, pour les derniers sceptiques, qu'en fin de compte, un Feu sur l'abîme fait au space opera ce qu'Indiana Jones fit au film d'aventure : du bien.

Notes

[1] Cette mode, inaugurée, par Gibson et sa bande — mais surtout Gibson, auteur insignifiant et superficiel et qui ne devait, aux dires de certains, je vous le rappelle, laisser aucune trace sur le genre, ha ha… — cette mode donc — voir mon article sur Voyage vers la planète rouge quelque part dans ce numéro pour savoir ce que j'en pense aujourd'hui —, cette mode — pas d'affolement, je vais arriver au bout de cette phrase — se justifie : il s'agit de mettre tous ces proches futurs en perspective, de montrer comment ils s'articulent par rapport au présent — je suppose qu'on pourrait étudier l'usage que font les auteurs de ses noms, marques et autres acronymes. Il n'y a aucun mal à situer le futur par rapport au présent. Là où les choses ne vont plus, c'est lorsque ce name-dropping, ou semage de petits cailloux destinés à guider le lecteur dans son décryptage de l'univers du roman, se substitue à toute création, à toute invention. Alors, le roman ne se situe plus que par rapport à lui-même, ou par rapport au présent : toutes les références sont immédiatement lisibles, il n'y a plus de “suspense du décor”, plus de décryptage, plus de plaisir. Plus de Science-Fiction.

[2] Une substance psychotrope est une substance qui agit sur le psychisme. Si un film, un disque ou un tableau ne modifient pas l'agencement de vos neurones chéris, c'est qu'ils ne valent pas la peine de dépenser des sous pour. Donc, vous pouvez vous en passer et acheter autre chose à la place…

››› Voir autre chronique du même livre dans KWS 2.