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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 5 Chroniques du pays des mères

Keep Watching the Skies! nº 5, octobre 1993

Élisabeth Vonarburg : Chroniques du pays des mères

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas

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Si l'on en croit la dernière page, ce roman a été écrit entre 1979 et 1992 — Élisabeth Vonarburg l'a donc porté en elle longtemps, et il n'est pas surprenant d'y trouver beaucoup d'elle-même. Par exemple, ces scènes d'ouverture sur la vie de Lisbeï (protagoniste au nom transparent) dans une des Garderies de Béthély, ou les enfantes, regroupées par tranche d'âge, ne voient que des gardiennes spécialisées dans leur éducation. Souvenir d'enfance ? Sans doute pas ! Mais, par pur hasard, j'avais abordé ce livre sur les talons du roman de Maria Roanet, Dins de Patetas Rojas [1], qui se termine par une évocation de l'ambiance d'une école religieuse plutôt étouffante du Béziers des années 50 : la vie sociale des petites, les inquiétudes et les mystères liés inévitablement à la question de la procréation, se retrouvent d'un livre à l'autre avec une universalité frappante.

Même quand elle est à son plus personnel, Vonarburg n'est jamais loin de préoccupations communes à beaucoup de monde ; et ce n'est pas un hasard si un des enseignements qui nous sont venus du mouvement féministe est que le personnel est aussi politique. Chroniques du Pays des Mères se situe en effet dans une vaste tradition féministe de la S.-F. et de la Fantasy américaine — qui déborde d'ailleurs à l'occasion des strictes frontières du genre ; les Chroniques font penser à Motherlines de Suzy McKee Charnas, ou à Vonda McIntyre, mais on doit pouvoir aussi les comparer à la Servante écarlate de Margaret Atwood. Comme le montraient ses articles sur le sujet, et en particulier sa conférence du colloque d'Yverdon en 1991 où elle évoquait à la fois par exemple Sheri Tepper et sa propre œuvre encore à paraître, Vonarburg est depuis longtemps à la fois immergée dans ce courant littéraire et occupée à l'intégrer à ses propres préoccupations d'écrivain.

Effet secondaire : cela lui a permis — avec beaucoup de chance et d'ingéniosité, j'en suis sûr — de placer une traduction anglaise de son roman aux U.S.A., chez Bantam, avec de bonnes chances de succès commercial. Bien des auteurs de langue française aimeraient pouvoir se targuer d'un tel succès, mais ne nous faisons pas d'illusions : Vonarburg a pu se vendre aux U.S.A. parce que son œuvre, au-delà de ses indéniables qualités propres, s'insère naturellement dans la culture nord-américaine, culture à laquelle l'auteur appartient elle-même depuis fort longtemps.

Alors, de quoi s'agit-il au juste ? Dans un monde post-cataclysmique, la technologie a reculé — oh, pas tant que ça ; on a l'impression d'une sorte de xixe siècle, mais le manque de matières premières empêche le saut industriel —, et surtout, depuis des siècles, il ne naît que moins d'un homme pour vingt femmes, avec des conséquences sociales spectaculaires : les hommes, vivant sur les restes de leur pouvoir, ont d'abord constitué une société de harems, qui furent par la suite renversés par une révolution et remplacés par les Ruches, qui renversèrent aux dépens de leurs Bourdons la logique d'esclavage. Finalement, les Ruches elles-mêmes ont cédé la place au Pays des Mères, à la structure fédérale de démocratie consensuelle, qui laisse la place à des coutumes plus ou moins contraignantes ou progressistes selon les traditions locales. Une constante : les hommes fertiles doivent aller de ville en ville selon un système très étudié pour éviter l'appauvrissement du stock génétique, et tous les individus sont classés en fonction de leur capacité à procréer (verts : prépubères ; rouges : nubiles ; bleus : stériles ou interdits de procréation pour cause de risque congénital). Le pouvoir dans chaque ville — pardon : chaque Famille — est exercé (sous contrôle) par une Rouge, la Mère de la ville. Enfin, de vastes zones irradiées préservent un espace d'exil et de mystère aux frontières du Pays des Mères.

Lisbeï, fille d'une Mère en exercice, est promise à sa succession, jusqu'au jour ou il s'avère que… mais je ne devrais pas rentrer dans les détails : tout cela est mêlé à des relations sentimentales et familiales très compliquées dans ce pays où les liens du sang, officiellement amoindris par le système des Garderies, sont encore très présents, et les affaires de cœur par nécessités saphiques.

Écartée du pouvoir, Lisbeï prendra une carrière de cadette, plus précisément d'intellectuelle : pas tout à fait historienne, mais enfin, une archéologue qui utilise ses découvertes pour mettre à jour et réinterpréter d'anciens textes, cela y ressemble fortement, même si la chose prend un aspect bien romantique — et invraisemblablement spectaculaire : licence dramatique ! — sous la plume de Vonarburg. Et Lisbeï, passionnée de vieilles histoires, va sans le vouloir jouer un rôle historique plus important que les détentrices en titre du pouvoir, puisqu'elle va toucher aux mythes fondateurs du Pays des Mères lui-même, et en particulier à la religion qui régit nombre de ses rituels et sa philosophie de la vie. Si Elli est une sorte de Dieu-la-Mère [2] du pays du même nom, l'adoration est plus concentrée sur Garde, sa fille/incarnation à la réalité historique attestée, et dont Lisbeï va dévoiler de nouveaux aspects, en se fiant toujours à un point de vue scientifique terriblement matérialiste.

De ce point de vue, Vonarburg, si elle se place dans la tradition américaine de S.-F. féministe, échappe complètement au courant maintenant fort développé à la suite de Marion Zimmer Bradley ou Anne McCaffrey qui, selon les termes peu élogieux de Jessica Amanda Salmonson, reconstitue une nouvelle “littérature féminine”, et qu'on voit souvent affublée de l'étiquette de Science-Fantasy. Pas une once de foi aveugle ou de mysticisme bêlant dans les personnages positifs et moteurs des Chroniques…, rien que le souci de la logique et de la découverte de la vérité en dehors de tout préjugé, au moyen de la méthode scientifique : en dépit de toutes lances qu'ils ont pu rompre dans Nous les Martiens, je suis sûr que Dardinier serait le premier à accorder au livre de Vonarburg le label “100 % pure S.-F.” !

Pourtant, il y a un aspect de ce roman qui rappelle la “littérature féminine”, c'est le côté “eau de rose” des rapports sentimentaux, maintes fois évoqués. Lisbeï, finalement, est une princesse déchue qui ne peut pas connaître l'amour… j'avoue avoir été agacé, mais peut-être pas à bon escient : l'eau de rose est encore un aspect de la vie qui a longtemps été réduit à un ghetto féminin par une société à dominante masculine, mais qui aurait droit à une place respectable dans le discours littéraire, correspondant à un réel besoin — que, personnellement, je suis mal placé pour comprendre.

La réalité d'un monde à dominante féminine se traduit aussi dans la langue du livre : dans de multiples remarques de Lisbeï sur les différences d'emploi des genres dans les langues étrangères ou anciennes qu'elle étudie — toutes imaginaires, bien entendu —, et donc en fait dans le français dans lequel le livre est écrit. C'était inévitable, et il est révélateur que cela nous vienne d'une auteur [3]  canadienne : le français du Québec, devant rendre compte de la réalité sociale nord-américaine, s'est souvent adapté en fonction de l'anglais. Or cette dernière langue ignorant la plupart du temps les distinctions morphologiques liées au genre, elle leur donne une importance beaucoup plus grande qu'en français quand d'aventure elles se présentent. D'où la revendication des féministes pour une réforme de la langue (chairperson, ou tout simplement chair, au lieu de chairman [président], par exemple). En français, la tâche n'est peut-être pas d'une égale urgence, mais elle est surtout d'une tout autre envergure !

Vonarburg s'en tire avec brio, en utilisant le féminin comme genre générique (un groupe de personnes de sexes mélangés, ou inconnus, sera désigné par “elles”, par exemple), et en mettant sous une forme féminine un certain nombre de mots, comme les noms d'animaux (les chevales…). Infliger de telles opérations chirurgicales à la grammaire est d'ordinaire suicidaire et produit un langage irritant et à la longue insupportable : ce n'est jamais le cas dans Chroniques…, ce qui témoigne à la fois du talent de Vonarburg, de son sens de la mesure et, j'en suis sûr, du travail considérable qu'elle a apporté à l'écriture de son livre [4].

C'est aussi, peut-être, une trace de la sensibilité à la langue de quelqu'un qui a eu plusieurs raisons de ne pas se satisfaire sans question du discours dominant : d'abord en tant que femme implicitement oubliée par la grammaire, puis en tant que nouvelle Canadienne, qui a dû adopter la culture de son nouveau pays. Sans parler de son emploi de professeur, ou de la situation collective du français du Québec, coincé entre le marteau de la vision normative (et ignorante) des français de France et l'enclume de la culture (anglophone) nord-américaine : comment dans ces conditions ne pas développer une conscience exacerbée de la langue ? Et, en bon écrivain, Vonarburg nous fait profiter d'une distillation de ses expériences personnelles.

Il faudrait toucher deux mots du style dans lequel le livre est écrit, au-delà de la question des genres. Vonarburg semble ne jamais vouloir employer un mot compliqué là où cinq mots simples feront l'affaire ; beaucoup de ses phrases se font l'écho d'une recherche de la nuance juste au travers d'une approche en spirale parmi tous les mots possibles qui peuvent la cerner. Bien sûr, cela fait des phrases longues, et un livre plus gras, peut-être, qu'il ne devrait : car si de telles hésitations, très “parlées” dans leur senti, s'expliquent dans les monologues intérieurs ou les pages du journal intime de Lisbeï, elles ont tendance à devenir omniprésentes. Toutefois, traiter par le mépris cette méthode d'écriture serait une erreur : elle a l'avantage d'une très grande accessibilité, et je ne m'en plains pas, trop échaudé que je suis par les livres obscurs que se sont délectés à nous servir bien des auteurs français. On pourrait aussi se dire qu'aux U.S.A., les livres épais se vendent mieux, mais je doute que de telles considérations aient été prises en compte lors de la rédaction : ce style est surtout parfait pour exprimer les hésitations de Lisbeï, d'abord enfant ignorante, puis adolescente en proie à des crises d'identité, et enfin adulte en rupture de patrie, sans cesse occupée à remettre en question les croyances de ceux qui l'entourent et les siennes propres. Lisbeï, par exemple, découvre que les hommes du Pays des Mères sont finalement traités de façon injuste, et apprend à les regarder différemment — y compris à en aimer un, d'une certaine façon.

Enfin, les hésitations stylistiques de Lisbeï ont l'avantage d'attirer l'attention sur ce qui, pour elle, est le plus important, au-delà de toutes les personnalités que l'extérieur lui colle à la peau : raconter des histoires, bref, son statut d'écrivain. Vonarburg se retrouve là à la convergence des préoccupations personnelles — son propre état d'écrivain, qu'elle évoque d'une façon beaucoup plus subtile que la plupart de ses collègues, même si elle n'en fait pas une analyse aussi poussée — et collectives : l'écrivain telle qu'est Lisbeï, nous l'avons vu, a une fonction essentielle de façonneur — ou de ravaleur — de mythes, de ces mythes qui vont guider la vie d'un monde entier. Bref, Chroniques du Pays des Mères intègre la dialectique du personnel au collectif à la fois sur le plan politique du féminisme et sur le plan artistique de l'écriture ; il peut se lire comme un bon roman d'amour et d'aventures, et enfin comme un roman de S.-F., certes pas d'une originalité frappante, mais d'une excellente facture. Chapeau [5].

Notes

[1] Les gens qui ne lisent pas l'occitan se reporteront à un ouvrage beaucoup plus récent qui a valu à Marie Rouanet, écrite et écrivant en français, un beau succès de librairie : Nous les filles se présente lui franchement comme un recueil de réminiscences sur l'enfance bittéroise de l'auteur.

[2] Je simplifie : Elli est elle/il, ou Ilshe, et participe des deux sexes même si on parle d'elle au féminin.

[3] On me permettra de ne pas reprendre à mon compte la graphie "auteure" [Note de Francis Valéry : “politiquement correcte”… Il vaut mieux en rire qu'en pleurer] qu'emploieraient Vonarburg et ses compatriotes ; c'est une chose que d'étudier une pratique du langage, une autre que de la singer quand on n'en est pas soi-même coutumier.

[4] De façon intéressante, elle remercie sa traductrice « sans qui cette histoire n'aurait assurément pas eu sa forme définitive, ni en français, ni en anglais ». Vues les énormes différences dans le traitement du genre dans les deux langues, voilà qui excite ma curiosité quant à la traduction de Chroniques…, et aux détails du travail de collaboration entre Vonarburg et ses interprètes anglophones.

[5] Mais pas chapelle !