Keep Watching the Skies! nº 5, octobre 1993
Orson Scott Card : le Général
(the Call of Earth)
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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Texte chroniqué alors qu'il était encore inédit en français.
“Anti-climax is always bad theater” [1] rappelle Elemak à son frère Mebbekew au cours du roman, et de fait, après un départ sur les chapeaux de roues… enfin, pas tout à fait, puisque sur la planète Harmony la roue, de même que tout un choix de technologies agressives, a été bannie de l'esprit humain par l'influence discrète de l'Oversoul, satellite-dieu installé depuis des millions d'années pour éviter les guerres entre les hommes… après donc un départ foudroyant, la série semble prête à s'embourber — comme d'ailleurs au niveau de son troisième volume celle d'Alvin Maker — : à la fin du premier roman, Basilica, le patriarche Wetchik et ses quatre fils, regroupés dans une oasis du désert, semblaient bien prêts à prendre leur départ pour la bonne vieille Terre qui les appelait. Rien de tel dans ce volume ; on dirait qu'ils avaient oublié leurs bagages à Basilica, orgueilleuse cité des femmes regroupée sur une colline autour du cratère de son lac sacré, et en allant les rechercher, ils tombent sur tout un chapelet de contre-temps.
Mais de quel bagage vont-ils s'encombrer, ces pauvres garçons ? De femmes, bien entendu, et les épousailles sont l'affaire majeure de ce volume — je m'attends à ce que le prochain soit centré sur les baptêmes, tant Card tient à nous rappeler son indéfectible attachement aux valeurs familiales, et ses préoccupations dynastiques : les mariages d'aujourd'hui doivent donner naissance aux successeurs de demain, et remettre à leur place les orgueilleuses d'aujourd'hui. Car, dans ce deuxième comme dans le premier volume de la série, les coutumes matriarcales de Basilica (propriété foncière et représentation politique réservées aux femmes, mariages temporaires contractuels) ne sont évoquées que lorsqu'il s'agit de nous préciser que dans le futur, voire désormais, elles sont caduques. Ainsi les mariages qui se concluent au cours du roman doivent-ils être définitifs, en vue du long voyage qui se prépare, durant lequel les épouses se devront d'apporter à leur mari l'assistance nécessaire : dure loi du désert, bien connue des chameliers, et patati, et patata.
On devine que, comme toujours chez Card et plus particulièrement quand son inspiration peut faiblir ou qu'il faut remettre le lecteur égaré au courant des péripéties du volume précédent, le livre est assez bavard ; de larges tranches de moralisation nous sont servies en sauce de conseils maternels (ceux de l'épouse temporaire-mais-dans-son-cœur-permanente du Wetchik, Lady Rasa) ou de sagesse précoce de petite fille pauvre-mais-douée (Luet, la prophétesse du volume précédent). Tout cela s'accompagne d'une fascination à mon sens malsaine pour la force, incarné par le personnage du fils aîné du Wetchik, Elemak, qui, capable d'envisager froidement l'assassinat de son jeune frère Nafai — qui, lui, obéit aux ordres de son père et de l'Oversoul —, est cependant respecté par son père et, semble-t-il, son père autorial, pour cette capacité à être un chef qui manque à son puîné Mebbekew, beaucoup moins agressif et uniquement préoccupé de son propre plaisir.
On peut se demander pourquoi je continue à lire sans faillir un auteur (Orson Scott Card) qui m'inspire parfois un pareil dégoût moral — dans ses écrits, bien entendu ; il est en personne d'une courtoisie et d'une gentillesse jamais prises en défaut. La réponse tient sans doute dans le même mot : la force, celle de l'écriture, celle des effets (peur, espoir, exaltation, dégoût) que peut évoquer Card à ses meilleurs moments. Et les contrastes peu communs qu'il introduit dans la peinture de ses personnages. Ici, Nafai, vedette incontestée du premier volume, semble se contenter de vivre sur sa réputation et de laisser faire les événements. Heureusement, un autre personnage moteur se manifeste, Moozh (alias, pour être plus guindé, le général Vozmuzhalnoy Vozmozhno). Car si dans le premier roman, Basilica était promise à une destruction morale, par la violation de ses interdits les plus sacrés, elle est ici menacée de destruction physique par l'avance des armées ennemies, et nous verrons sa structure politique se déliter sous les coups très subtils que lui porte le général étranger. Car Moozh est le personnage que Card n'avait pas pu complètement développer avec son Bonaparte du Prophète rouge : la guerre est pour lui question d'audace et de finesse stratégique, et de savoir jouer les uns contre les autres des adversaires de force a priori bien supérieure à la sienne. S'il n'y avait que cela, le personnage serait intéressant ; il devient fascinant par la relation que Card lui donne avec le dieu local, l'Oversoul, qui, vous vous en souvenez peut-être, sait se montrer tout aussi bavard que Card lui-même par l'entremise des rêves qu'il diffuse depuis son orbite. Or Moozh, comprend les messages de Dieu et s'emploie à les refuser, à utiliser toute son intelligence à déchirer le voile que l'Oversoul veut faire tomber sur ses yeux. Comme Qing-Jao dans Xénocide, Moozh est à la fois doué de la meilleure oreille pour écouter Dieu, et du meilleur cerveau pour être en mesure de le refuser. Tout comme il a semblé à son auteur que le personnage refusait de suivre les voies de l'intrigue tracées pour lui : “Moozh complicated everything, and yet made it all worth doing”. Effectivement, le livre serait bien pâle sans lui.
En fin de compte, on se rend compte que Dieu n'est pas si bête, et que Moozh accomplit son dessein tout en fournissant au livre son élément moteur. Et qu'est-ce qu'un moteur ? Un couple de forces égales et opposées, qui permettent de déclencher une rotation ! Moozh est à l'image de Card, qui a donné ses plus belles pages en décrivant des personnages ou des situations que l'on sent foncièrement antinomiques avec ses croyances ouvertement affichées. Division freudienne ou obsession du pécheur pour le salut, et vice-versa ? Les exemples abondent de cette schizophrénie inspirée de Card : la religion odieuse de Xénocide, le personnage homosexuel de Maîtres chanteurs, les Indiens du Prophète rouge, le général cynique du Général…
Mais Card se réserve un autre enfer dans ce livre : celui auquel ont de longue date été voués les gens de théâtre, et plus particulièrement les acteurs : l'Église n'a jamais supporté la concurrence, et le théâtre, avec son impact immédiat sur le spectateur, était beaucoup trop proche d'un substitut à la mise en scène de la messe, qui se fait théâtrale en particulier dans le temps pascal. Aujourd'hui encore, voyez la réaction des Églises chrétiennes à cette forme moderne de théâtre qu'a été la mise à l'écran de leur fondateur par Martin Scorsese (la Dernière tentation de Jésus-Christ). Or on sait que Card a fait ses débuts d'écrivain comme auteur dramatique (pour le théâtre mormon), et le voilà qui fait du théâtre une distraction majeure des habitants de Basilica, et de trois de ses personnages principaux (deux filles de Lady Rasa, et Mebbekew, frère d'Elemak et Nafai) des artistes de scène, acteurs ou chanteuses — les deux professions semblent de toute façon indissolublement liées. Et ces personnages-là n'ont pas le beau rôle : on a déjà vu que Mebbekew, le séducteur, était totalement méprisé, et Kokor et Sevet passent leur temps à essayer de se piquer leurs époux respectifs ; Kokor étant sans doute la pire des deux chanteuses. Médiocre, elle frappe sa sœur à la gorge dans une tentative plus ou moins consciente de lui voler sa voix. Alors, haine d'une profession vouée aux apparences, ou plus profondément haine de soi-même ? Card, en dépit des sermons qu'il arbore, ne cesse de surprendre.
Notes
[1] C'est toujours de la mauvaise mise en scène que de tomber après le point culminant.