Keep Watching the Skies! nº 5, octobre 1993
Pat Cadigan : les Synthérétiques
(Synners)
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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Un signe sinon certain, du moins révélateur, de perte de vitalité d'une langue est sa progressive incapacité à exprimer la réalité vécue d'une ou l'autre des activités de ses locuteurs, à intégrer le jargon emprunté à une langue étrangère par des gens qui se sentent incapables de se servir de leur langue d'origine pour parler de ce qu'ils font. Malgré des efforts louables, c'est ce qui me semble se produire pour le français vis-à-vis de l'informatique, qui quand elle s'exprime en français produit un discours d'une balourdise quasiment indéchiffrable.
Exemple récent : le roman de Pat Cadigan, Synners. Je connais au moins un lecteur qui a décroché dès les premières pages, et j'ai moi-même dû tenir par la force de ma volonté : le texte me faisait grincer des dents à chaque détour de page. Il n'est pas question de remettre ici en cause le travail méritoire fourni par Jean Bonnefoy, qui était sans doute le mieux placé pour mener à bien la tâche de traduire les Synthérétiques — par sa culture encyclopédique, par son goût du calembour, par sa connaissance de la culture rock — ; mais plutôt de se demander s'il valait la peine d'être entrepris. Un seul — léger — reproche au traducteur : ne sachant pas toujours à quel point amortir le choc provoqué par les lâchers brutaux d'information de Cadigan, il a plutôt péché par l'excès de notes du traducteur ; et à vouloir trop bien faire, on se mélange inévitablement les pinceaux, ce qui ne lui arrive — à ma connaissance — qu'une seule fois, quand il confond le deuxième album de Janis Joplin, I got dem ol'kosmic blues again mama, avec le premier, celui dont la couverture a été dessinée par Crumb, et dont le titre est Cheap thrills.
Non. Bonne traduction, mais il y a quelque chose dans le rythme de l'argot des pirates de l'informatique imaginés par Cadigan qui passe visiblement mal dans des phrases françaises, bourrées des périphrases qui ont été mises au point pour se substituer aux mots-valises spontanément créés par les praticiens américains de la manipulation électronique. Il sera aussi difficile pour le lecteur français de saisir toutes les allusions précises à différents quartiers de l'agglomération los angelane, mais tant pis pour lui : si on est assez provincial pour n'avoir jamais vécu en Californie du Sud, on ne mérite que les crottes de chien de son village du fin fond de Seine, ou de l'Essone : il y a dans la littérature de terroir — Roland Wagner et Philippe Curval viennent à l'esprit, pour certaines de leurs œuvres — quelque chose qui ne sera jamais accessible aux étrangers à ce terroir.
De quoi, finalement, est-il question dans Les Synthérétiques ? D'une grosse société (Alternatives, Inc.) qui, ayant racheté l'entreprise plus petite animée par des génies demi-fous, Hall Galen et Linden Josline, va lancer une invention qui fera faire un saut de géant au branchement direct d'un esprit humain sur un ordinateur. Avec des conséquences catastrophiques. Autour de cette trame de base tournent un certain nombre de personnages : Gina LeHivois et Visual Mark, spécialistes en vidéos de rock qui se sont retrouvés dans l'orbite d'Alternatives par l'entremise de Galen ; Manny Rivera, cadre arriviste des mêmes Alternatives ; Gabe Ludovic, un de leurs employés dans le département publicité ; Keely, un pirate informatique “retourné” et contraint à travailler pour la compagnie et Sam, pirate elle-même et copine de Keely, mais aussi fille en rupture de ban de Gabe. Je vous épargnerai la ribambelle de personnages secondaires qui gravitent autour de ceux déjà cités, et en particulier les deux sur lesquels s'ouvre le roman. Conclusion inévitable : il y en a trop, et si l'intrigue finit par se concentrer sur Gabe, Sam et Gina, elle met bien longtemps à y arriver — ce qui explique en partie la longueur du livre, disproportionnée par rapport à son propos.
Cadigan a toutefois un grand mérite : si sa culture rock est décidément trop accrochée aux années soixante, elle a su donner une image réaliste de la culture des pirates informatiques. Toujours à la recherche d'une nouvelle info, d'une nouvelle astuce, unis par leur passion mais allant de l'hédonisme à l'idéalisme, en rupture avec les lois de la société mais élevés dans son sein et effrayés par la violence physique, ils ressemblent aux bidouilleurs (hackers) d'aujourd'hui et sont beaucoup mieux faits pour leur rôle que les “cow-boys” de William Gibson. Avec beaucoup d'acuité, Cadigan nous laisse aussi entr'apercevoir le milieu des informaticiens d'entreprise qui, s'ils ne recoupe que rarement celui des pirates, se distingue nettement du reste du monde du travail en col blanc par son mépris du formalisme et de la hiérarchie — et parfois des impératifs de productivité. Que tout au long du livre l'univers de l'informatique et de la distraction (auditive, visuelle ou par simulation globale) ne soient jamais séparés est aussi une extrapolation raisonnable, presque incontournable.
Mais pour moi, le roman s'effondre sous sa complication excessive, son langage qui ne franchit pas la barrière du français, et quelques fautes de composition comme la longueur indue du passage final de chaos informatique et combat des hommes contre le virus dans l'univers de la machine.
Même électroniquement assisté, trop, c'est trop.