Keep Watching the Skies! nº 5, octobre 1993
Frederik Pohl : Plus de vifs que de morts
(Outnumbering the dead)
court roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
→ Chercher ce livre sur amazon.fr
Rafiel est une vidéostar, mais il sait que son talent lui vaut moins de réputation que son infirmité : dans un monde d'immortels — ou presque —, il a été victime d'un rarissime ratage médical qui le condamne à l'éphémère d'une centaine d'années à peine arrondie supérieurement. Servie par la fusion tiède, qui permet la production quasi gratuite d'énergie, l'increvable population humaine a dépassé les dix mille milliards, dépassant ainsi en nombre tous les homo ayant pu fouler le sol de notre planète, depuis qu'on peut les distinguer des autres primates…
Mais ni la surpopulation, ni même le foisonnement humain, ne sont les sujets du dernier Pohl apparu chez nous ; la société humaine n'a finalement pas tant changé — on y filme toujours un théâtre qui plus que jamais se réfère à l'antiquité classique, les paparazzi sont agaçants, mais de tendres agneaux comparés à ceux que crée Varley pour Gens de la Lune, la sexualité s'y déroule dans une liberté de bon ton. En fait, une sorte de paradis hédoniste : chacun a tout son temps, désirs et intérêts se manifestent sans entraves ni urgences, avec le manque de tension que peut engendrer la certitude que rien n'est jamais perdu, et toutes les occasions se représenteront.
Pohl ne s'embarrasse même pas de justifier la platitude de la société qu'il imagine en invoquant, par exemple, la disparition de ces tragiques nécessités qui furent mères de l'invention, ou le manque d'histoires des peuples heureux. On sent que son propos n'est pas là, et que, prenant à rebours un motif commun en S.-F., il a voulu s'attacher à la tragédie d'un mortel égaré dans un monde d'immortels. L'aspect social est donc fort logiquement gommé : on meurt toujours seul.
Et quand on se sait mortel, on ressent avec acuité la brièveté de la vie, le constant manque de temps pour réaliser ses aspirations. Dans le cas de Rafiel, le manque d'entraînement et d'expérience pour en arriver au niveau technique que ses collègues apparemment plus jeunes — mais porteurs en fait de bien plus d'années — semblent soutenir sans effort. On lui pardonne tout, parce qu'on le sait imparfait, et — pire encore — son imperfection, devenu incongruité, fait de lui un acteur comique très apprécié, qui tient le rôle principal dans des pièces comme Œdipe, que le public trouve franchement rigolote avec son quotient de morts violentes, suicides, et automutilations.
On peut penser que Pohl, qui n'est plus tout jeune lui-même, a mis pas mal de ses propres préoccupations dans ce — court — roman. Toutefois, le thème de l'immortalité n'est pas nouveau dans son œuvre : je pense à la Promenade de l'ivrogne, dans lequel on découvrait une société secrète d'immortels tel un gouvernement occulte du monde. Là aussi, l'immortalité était vue de l'extérieur, et pour le moins mal vécue ; mais la réponse était collective, politique — quelque chose, si je me souviens bien, comme un “démasquage” du complot. Rien de tel, et pour cause, ici ; en inversant l'immortel isolé de la S.-F. vanvogtienne, Pohl tourne le regard vers l'intérieur, et se rapproche de la littérature générale et de ses sondages de l'âme humaine. Malheureusement, il ne fait pas dans ce domaine œuvre très originale, et les dérivatifs que trouve Rafiel à sa condition de mortel (en dernière analyse, la génition d'enfants) ne feront pas figure de nouveauté spectaculaire. Le livre se lit bien, mais Sheckley a fait cent fois mieux.