Keep Watching the Skies! nº 9, octobre 1994
Harry Harrison & Marvin Minsky : le Problème de Turing
(the Turing option)
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Francis Valéry
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Soyons “grand public” et évitons de condamner un livre qui, après tout, possède certaines qualités…
Brian Delaney, génie de l'informatique et inventeur de la première véritable Intelligence Artificielle, est agressé dans son laboratoire ultra-secret et laissé pour mort, une balle lui ayant fracassé le cerveau, tandis que tout son matériel et ses archives sont volés. Ainsi débute le Problème de Turing, un thriller médico-informatique, cosigné Harry Harrison et Marvin Minsky. Le double enjeu de ce roman sera la “reconstruction” du cerveau de Delaney (par le docteur Snaresbrook, une sommité de chirurgie assistée par ordinateur) et la mise au point d'une nouvelle IA, encore plus “intelligente” que celle dérobée, le tout sur fond d'enquête politico-policière. S'inscrivant dans la lignée de l'Homme terminal de Michael Crichton, le Problème de Turing devrait séduire les amateurs de suspense et de prospective “au quotidien” et à court terme…
Soyons maintenant plus “pointu” : J.J. Beckworth est le PDG de la plus grande société américaine d'informatique, née de la mise en commun des capitaux et des ressources de toutes les autres — au point que l'auteur nous explique qu'il a fallu modifier la loi anti-trust pour en arriver là. Ces gens ont mis au point la TV HD avec dix mille lignes de définition (!), maîtrisent la nanotechnologie, et disposent d'un laboratoire de recherche sur l'Intelligence Artificielle où officie un “génie fou” (du genre Dominique Martel, en plus jeune). Le tout en plein désert, dans le plus grand secret et avec une profusion de systèmes de sécurité hautement performants. Et voilà que la première fois que le génie fou rencontre le PDG, il s'aperçoit — et le lecteur avec — que ce dernier est un con fini qui ne connaît rien à rien. Après avoir fait référence à ce bon « vieux Macintosh SE/60 avec un processeur principal Motorola 68050 » (ça se passe en 2023 !), Delaney doit même lui expliquer ce qu'est un logiciel : « On appelle logiciel les instructions données à l'ordinateur. Ce sont les programmes que vous mettez dans la machine pour dire au matériel ce qu'il doit faire et comment le faire. Si vous chargez un programme de traitement de texte, vous pouvez vous servir de l'ordinateur pour écrire un livre. » (Encore une fois, ça se passe en 2023, au cœur d'une boîte d'informatique d'avant-garde.) Si vous avez l'impression de lire un petit manuel du genre “Comment fonctionne mon ordinateur” pour un gamin entrant au CM1, votre impression est la bonne.
Chapitre suivant, après la grande leçon sur l'informatique, nous avons droit à la grande leçon sur la chirurgie du futur, celle assistée par ordinateur — le mot "nanotechnologie" est même prononcé, mais les auteurs ne s'y arrêtent pas — : leçon des plus ennuyeuses.
Autant le dire tout de suite : ce roman co-écrit par un écrivain de S.-F. parfaitement ringard — traduit en France pour une bonne partie à cause de l'insistance de son ami George W. Barlow —, assisté d'un scientifique qui ne connaît visiblement foutre rien à la S.-F. — et encore moins à la conception et à l'écriture d'une œuvre de fiction — est chiant comme la pluie. Il est constitué pour l'essentiel de tartines explicatives. L'auteur raconte et raconte encore : comment on en est arrivé là, comment ça fonctionne, ce qu'on va faire, etc. Et les personnages sont aussi emmerdants que leur auteur-narrateur : la toubib parle toute seule — histoire d'expliquer au lecteur ce qu'elle fait —, ou convoque d'autres personnages pour leur faire raconter — histoire de fournir au lecteur d'autres éléments. Défaut typique des apprentis-écrivains encore au lycée et qui travaillent sur leur (futur) premier Fleuve Noir : Harrison raconte, il ne montre pas.
On est stupéfié que Gérard Klein ait pu accueillir dans une collection qui, à une époque (celle du papier chocolat), se voulait prestigieuse, un manuscrit aussi mal écrit, mal construit, mal fichu, aussi lamentable sur le plan purement littéraire. Il faut croire que sa thématique (les interrogations sur la nature de l'esprit, sur le fonctionnement de la mémoire, sur la “reconquête” de celle-ci…) répond fortement aux préoccupations personnelles du directeur de la collection, ou au moins, tombe pile dans ce qui constitue ses actuels centres d'intérêts. Voilà d'ailleurs, en "A&D", deux pavés coup sur coup qui tournent sur l'Intelligence Artificielle.
Bref, ce n'est pas de la S.-F., tout juste un thriller médico-informatique dans un univers à peine futuriste où tout le monde (en particulier les auteurs) prend tout le monde (en particulier les lecteurs) pour des imbéciles.
Un livre parfaitement inutile pour les amateurs de S.-F. véritable. Ce qui ne retire rien à la petite note “positive” plus haut : les mundanes fans d'auteurs bâtards genre Crichton risquent d'adorer ; c'est donc cela le nouveau public visé par "Ailleurs et demain" ?
Notes
››› Voir autre chronique du même livre dans KWS 9.