Keep Watching the Skies! nº 11, avril 1995
Alexander Jablokov : Sculpteurs de ciel
(To carve the sky)
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Sylvie Denis
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Ceux d'entre vous qui n'auraient pas lu avant celle-ci ma critique du Haut-lieu de Serge Lehman, devraient y jeter un petit coup d'œil, afin de comprendre pourquoi je commencerai celle-ci en disant que décidément, l'art est partout ces temps-ci.
Le quatrième de couverture nous averti que cet ouvrage “renouvelle le space opéra”. Soit. Ceux qui s'attendraient à des batailles spatiales relookées cyberpounke seront pourtant déçus : voilà un roman où l'action est quasi inexistante, sauf vers la fin, où les rapports entre les personnages sont plutôt flous, les dialogues un peu pâteux et l'intrigue pas toujours claire. Peu importe. Voici un roman truffé de phrases qu'on a envie d'apprendre par cœur — phénomène plus que rare en sf — où l'art est le moteur de l'action, où le mysticisme et esthétique se conjuguent pour nous entraîner dans une réflexion sur le destin de l'humanité, le rôle de l'artiste et la place de l'homme dans l'univers.
Nous sommes donc dans un futur assez lointain, dans un système solaire entièrement conquis et divisé en trois factions politiques : l'Alliance Technique, la ceinture des Astéroïdes, et les deux planètes supposées alliées au sein de l'Union Terrienne, la Terre et Mars. La Terre surtout, puisque c'est de la Terre que part la chasse à l'objet qui est le moteur du livre. La Terre, planète musée, dont les habitants se préoccupent essentiellement de répertorier, préserver et perpétuer les anciennes coutumes et les œuvres d'art. La Terre est le symbole d'un univers où subsistent des problèmes et des querelles politiques, mais où il semble que les questions majeures de notre temps, telles que la pauvreté, la maladie, la faim ou l'éducation soient résolues. Mais la Terre est figée : c'est un magnifique musée, où l'on peut emprunter le transsibérien, mais c'est une culture entièrement tournée vers le passé.
Et pour cause : les artefacts laissés aux hommes par les Achérusiens, une mystérieuse race d'extraterrestres, leur permettent de voyager à l'intérieur du système solaire, mais pas au-delà. Cependant, cette même culture produit des artistes de grand talent, tels Karl Osaki, dont une œuvre, à la suite d'une série d'épisodes impliquant des espions des deux autres camps, finit par tomber entre les mains de Lord Monboddo, et de son sénéchal Anton Lindgren tous deux membres des services secrets terriens. Ceux-ci, ayant constaté la présence de clous de ngomite dans cette statue du Christ décident de partir à la recherche du bloc de dix-huit kilos de minerai précieux, laissé à l'espèce humaine par les Achérusiens, dont les clous ont été tirés, se lancent dans une course poursuite, qui de la Lune à la ceinture des astéroïdes les amènera à opérer une transaction dans laquelle le sacrifice de ce qui leur est le plus précieux — une œuvre d'art unique — permettra d'ouvrir les étoiles à l'humanité.
Ce sont de telles images — la statue du Christ dans son linceul et les diverses œuvres d'art décrites au cours de cette quête — dont la sublime Coupe Sanglante découpée en rondelles pour servir de leurre — qui font la force de ce roman parfois maladr dans sa construction : des images et des scènes fortes, sur des thèmes — le rôle de l'art, la place de l'artiste dans la société, le rôle de l'homme dans l'univers, le rôle et l'existence de Dieu — que l'on croyait réservés à la science-fiction française. On s'aperçoit, si on ne se laisse pas arrêter par un début un peu lent, qu'Alexander Jablokov en fait un traitement original, et qui ne laisse rien à désirer sur le plan de la Science-Fiction. Il faut donc lire ce livre, ne serait-ce que pour découvrir les extraordinaires Frères Dépossédés du Christ, ordre gnostique de prêtres sculpteurs, grâce auxquels on comprend qu'en l'absence d'un dieu ou d'extraterrestres, l'homme, par l'action ou par l'art, est le seul à posséder le privilège et la responsabilité de sculpter le ciel, c'est-à-dire de créer l'univers.